Les Bonnes Lettres – Manuel Chrysoloras

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« Bonae litterae reddunt homines » (« Les bonnes lettres rendent les hommes humains ») écrit Érasme dans la Querela pacis (La Complainte de la paix) de 1517. Ces « bonnes lettres », parfois alors appelées « lettres humaines » et distinguées des « lettres saintes », expriment un idéal encyclopédique, moral et « anthropologique » voire politique spécifique, avant celui des « Belles-Lettres » qui triomphera à l’Âge classique, bien avant celui des « droits de l’homme » ou de l’« humanitaire » d’aujourd’hui. Celui-ci se fonde sur la triade, cardinale dans l’humanisme historique, du studium (étude), de la charitas (charité et compassion) et de l’unitas hominum (unité et concorde du genre humain).
Cette chronique d'Olivier Guerrier entend mettre en relief certains des contenus, des messages et des auteurs principaux de l'humanisme, comme leurs prolongements dans la culture ultérieure.

Né à Constantinople vers 1355 et mort à Constance le 15 septembre 1415, Manuel Chrysoloras est l’une de ces figures qui à elles seules empêchent de voir dans l’humanisme un phénomène propre à l’unique Europe occidentale. Mieux, son séjour à Florence à partir de 1397 constitue l'un des épisodes fondateurs de l’hellénisme et, par là même, de la « Renaissance ».

Image : Portrait de Manuel Chrysoloras, coiffé d'un bonnet et tenant un livre

Portrait de Manuel Chrysoloras, coiffé d'un bonnet et tenant un livre
attribué à Paolo Uccello, XVᵉ siècle (Louvre, INV 9849.BIS, Recto)

Son existence est marquée par les échanges entre les deux côtés de la Méditerranée. De 1403 à 1408, il loge chez lui à Constantinople son disciple italien Guarino da Verona, venu se former à la culture grecque, et qui gardera de ce séjour un souvenir enthousiaste. De son côté, après plusieurs voyages entre Constantinople et Venise, il sollicite du Pape Innocent VII d’être ordonné prêtre selon le rite romain et de célébrer la messe en grec, ce qui lui est accordé le 19 février 1406, bien qu’il ne recevra jamais l’ordination en question. Il se rend aussi à Florence en 1405 où il devient professeur de grec, et où, dans l’entourage du chancelier de cette ville, Coluccio Salutati, on commence sous son impulsion à rétablir les passages grecs disséminés dans les œuvres de Cicéron, comme chez d’autres auteurs latins.

Manuel Chrysoloras va en fait initier à la littérature grecque toute une génération d'humanistes italiens : outre les deux déjà cités, mentionnons Leonardo Bruni, Jacopo d'Angelo da Scarperia, Roberto de' Rossi, Carlo Marsuppini, Pier Paolo Vergerio, Uberto et Pietro Candido Decembrio, Ambrogio Traversari, Poggio Bracciolini... Il est du reste l'auteur d'une grammaire du grec, intitulée Questions (ρωτήματα) souvent considérée comme le premier ouvrage imprimé en grec en Europe –, qui est éditée à Florence en 1484, puis à Paris (par Gilles de Gourmont) en 1507, et dans laquelle un Érasme également va apprendre la langue. Son œuvre témoigne en outre de la place intermédiaire qu’il occupe entre les idiomes, comme entre les cultures antique et chrétienne : il traduit l'Odyssée d’Homère et la République de Platon en latin, et inversement des prières liturgiques latines en grec. Il est encore l'auteur des Epistulæ tres de comparatione veteris et novæ Romæ (Trois lettres sur la comparaison de l'ancienne et de la nouvelle Rome) et d'un petit traité sur la procession du Saint-Esprit, ce qui est un point de désaccord entre les Églises grecque et latine.

On conserve de lui d’abord douze lettres (notamment avec deux membres de sa parenté, Jean et Démétrios, et avec des Italiens). Mais les salles du Trésor de Saint-Denis des Objets d’art du Louvre renferment également un manuscrit richement enluminé des traités du Pseudo-Denys l'Aréopagite recouvert d'une reliure sertissant deux feuillets d'un diptyque de la Passion, et contenant un portrait de Manuel II et de sa famille, plus une inscription en grec de sa main[1], lequel manuscrit il avait offert à l'abbaye de Saint-Denis vers la fin de 1407 au nom de l’empereur Manuel II, ce à l’occasion d’un voyage diplomatique en Occident qui le conduisit notamment à Paris et à Londres.

Image : Manuscrit de Denis l'Aréopagite, recouvert d'une reliure sertissant deux feuillets d'un diptyque de la Passion

Manuscrit de Denis l'Aréopagite, recouvert d'une reliure sertissant deux feuillets d'un diptyque de la Passion,
vers 1370/1405 (Louvre, MR 416)

Décédé un peu avant le Concile de Constance, Manuel Chrysoloras fera alors l’objet d’éloges appuyés de la part des humanistes italiens : l’épitaphe rédigée par Pier Paolo Vergerio, l'un de ses autres élèves à Florence, précise qu’il était considéré comme digne « du sacerdoce suprême ». Malgré l’exagération rhétorique, l’éloge est révélateur de la position qu’avait acquise Chrysoloras aussi bien à la curie que dans les débats conciliaires, très vifs à l’époque. Et sa mémoire subsistera, au siècle suivant, en France. En 1584, André Thevet, premier Cosmographe du roi Henri III, consacre le chapitre 45 de ses Pourtraits et vies des hommes illustres à « Emanuel Chrysolore, Constantinopolitain[2] », dont le prénom, dit-on, « luy estoit eschu par un secret et divin presage de la restauration, qu’il devoit apporter des lettres Grecques en Italie », et qui engendra « une infinité de jectons, les plus excellens qu’on puisse penser : et entre autres François Philelphe[3] ». Et Thevet de noter aussi, avant de citer le texte de commémoration, « ce que le Poge Florentin[4] son disciple a bien recogneu en l’Epitaphe […] qu’il composa à Constance en l’honneur de son maistre, qui estant là allé au Concile general y mourust ». Le portait est en fait double, puisqu’il se poursuit sur celui d’un autre grand passeur de l’époque, soit « Jean Lascare » ou Janus Lascaris (1445-1535), originaire lui de Rhyndacus en Asie Mineure, exilé après la chute de Constantinople de 1453, qui fut accueilli et protégé à Florence par Laurent de Médicis, puis assista Guillaume Budé dans l’organisation de la bibliothèque de Blois.

Contrairement par exemple à ce qui peut se passer dans l’université italienne, où se donnent des cours de « philologie byzantine », l’œuvre d’érudits tels que Chrysoloras est absente de nos programmes en France, qui sont polarisés sur la littérature grecque classique. Ce qui revient donc à négliger les conditions de réapparition de celle-ci en Occident[5], et encourage – nous le disions en ouverture – une vision « européanocentrée » de l’humanisme.

Olivier Guerrier

 

[1] Objets d'art du Louvre, salles du Trésor de Saint-Denis, inventaire MR 416 – Voir ici. Voici une traduction française de l’inscription : « Ce livre a été envoyé de la part du très haut basileus et autocrator des Romains, Manuel Paléologue, au monastère de Saint-Denis de Paris en France ou en Gaule depuis Constantinople, par moi, Manuel Chrysoloras, ambassadeur délégué par ledit basileus, l'an 6916 de la création du monde et l'an 1408 de l'Incarnation du Christ ; ledit basileus était venu à Paris quatre ans auparavant ».

[2] André Thevet, Pourtraits et vies des hommes illustres, Paris, chez la veuve Kervert, 1584, Livre ii, chap. 45, fo. 97-98.

[3] François Philelphe, ou Francisco Filelfo (1398-1481), humaniste italien, agent important aussi dans la redécouverte de la culture grecque.

[4] Gian Francesco Poggio Bracciolini (1380-1459), humaniste florentin, Chancelier de la République (1453-1458), auteur entre autres des Facéties, et qui aurait découvert notamment le manuscrit du De rerum natura de Lucrère.

[5] Pour une mise au point d’ensemble, voir Nigel G. Wilson, De Byzance à l'Italie - L'enseignement du grec à la Renaissance (trad. fr. par H.-D. Saffrey de From Byzantium to Italy. Greek Studies in the Italian Renaissance, Londres, 1992), Paris, Les Belles Lettres, 2015.