Les Bonnes Lettres – Qu’est-ce que l’ « Humanisme civique » ?

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« Bonae litterae reddunt homines » (« Les bonnes lettres rendent les hommes humains ») écrit Érasme dans la Querela pacis (La Complainte de la paix) de 1517. Ces « bonnes lettres », parfois alors appelées « lettres humaines » et distinguées des « lettres saintes », expriment un idéal encyclopédique, moral et « anthropologique » voire politique spécifique, avant celui des « Belles-Lettres » qui triomphera à l’Âge classique, bien avant celui des « droits de l’homme » ou de l’« humanitaire » d’aujourd’hui. Celui-ci se fonde sur la triade, cardinale dans l’humanisme historique, du studium (étude), de la charitas (charité et compassion) et de l’unitas hominum (unité et concorde du genre humain).
Cette chronique d'Olivier Guerrier entend mettre en relief certains des contenus, des messages et des auteurs principaux de l'humanisme, comme leurs prolongements dans la culture ultérieure.

Dans The Crisis of the Early Italian Renaissance : civic humanism and republican liberty in an age of classicism and tyranny, en 1955, l’historien américano-allemand Hans Baron forge le concept, inconnu à la Renaissance, qui renvoie au fait qu’entre 1350 et 1475 avant tout, l’humanisme a valorisé la vie « civique », vie active nourrie de l’étude des lettres antiques et de la philologie critique.

Baron se concentre sur la république de Florence et soutient l’idée que l’attitude des Florentins a changé à la suite d’une crise politique en 1402, lorsque les armées d’un tyran milanais menacèrent de conquérir la Florence républicaine, de détruire sa liberté et de placer la ville sous un joug seigneurial. Le risque encouru provoqua l’essor d’une nouvelle conception, appelée « humanisme civique ». Le critique s’appuie sur un ensemble de textes humanistes liés à la politique (ceux de Bruni, Salutati…), textes qu’il considère comme révélateurs d’une attitude nouvelle à l’égard de la vie politique et de la vie tout court : importance de l’histoire romaine, intérêt pour la vie politique chez Cicéron (cf. le concept de virtus de celui-ci), préférence pour la vie active, dédiée aux affaires publiques, au détriment de la vie contemplative, reconnaissance de l’importance des écrits vernaculaires au regard des écrits latins, croyance en l’importance absolue de la liberté politique et de la suprématie de formes politiques républicaines sur les formes monarchiques.

Il existerait cependant un second « humaniste civique », après la confiscation du pouvoir par les Médicis (1434-1494), qui refleurirait avec Machiavel et Guichardin et la seconde période de la républicaine florentine (1494-1512 et 1527-1530). D’ailleurs, John Greville Agard Pocock, dans The Machiavellian Moment: Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition (1975), à partir de l’analyse de Baron, érige l’humanisme civique en véritable structure intellectuelle et politique dont la dynamique anime la pensée de langue anglaise jusqu’à constituer le fondement de la révolution américaine. Ceci est poursuivi par Quentin Skinner dans The Foundations of Modern Political Thought: The Renaissance (Volume I, 1978), lequel voit les racines de l’humanisme civique dans la littérature éthico-politique d’origine stoïcienne et romaine consultée par les magistrats et les rhéteurs des communes italiennes médiévales. Mais, dans les deux cas, l’humanisme civique change de dimension : il s’érige en tradition intellectuelle et morale autonome, transhistorique, éminemment moderne.

La conception de Baron a cependant rencontré une résistance presqu’immédiate, qui s’appuie sur les arguments de la sincérité des auteurs qu’il allègue, de sa datation des textes néo-latins qu’il utilise, du fait que des traits qu’il prête à l’humanisme civique existaient déjà avant lui, ou encore existent en contexte monarchique. Du coup, une position intermédiaire se fait jour, qui considère l’utilisation de la culture savante dans la vie politique, ce mélange de studium et de civilitas si important dans l’humanisme tout entier, comme seulement une option au sein d’une vaste gamme de possibilités méthodologiques disponibles pour comprendre comment la vie culturelle et la vie politique se sont imbriquées à l’époque.

On peut considérer au demeurant que le concept possède une certaine productivité, en ce qu’il est intéressant d’en traquer les manifestations hors contexte italien du Quattrocento, et notamment dans un état monarchique comme la France. Ainsi, la traduction française des Discorsi de Machiavel (publiés en Italie en 1531) à partir de 1544, puis celle de La Vie civile de Matteo Palmieri (publiée en 1529) en 1557, y introduisent-elles des éléments à la fois culturels et politiques antérieurs et donc anachroniques, dont certains écrivains ont pu tirer profit. On a pu ainsi étudier dans ce sens Le miroir politique contenant diverses manières de gouverner (1538) du Toulousain Guillaume de La Perrière, ou encore le Discours de la servitude volontaire, commencé sans doute vers 1548 par le Sarladais Étienne de La Boétie (mais publié en partie en 1574 dans un pamphlet réformé). Soit en quelque sorte finalement les composantes d’une archéologie ou une préhistoire du « républicanisme » hexagonal avant la Révolution.

Olivier Guerrier

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