Dans cette chronique il va être question d’un essai qui s’intitule Les visages de l’Histoire dans l’« Histoire Auguste »[1]. Cet essai est intéressant parce que paradoxal : Marguerite Yourcenar montre comment le vrai peut être engendré par le faux et comment un récit (rédigé probablement entre 284 et 395 par cinq auteurs différents et séparés des empereurs dont ils racontent les « méfaits » par une distance de quatre siècles) prend une dimension de vérité précisément parce qu’il n’est qu’un fatras de calomnies, de fantasmes et de règlements de compte a posteriori. Les cinq principaux auteurs, Capitolin, Lampride, Pollion, et Vopiscus ne sont connus que par leurs noms et on ignore tout de leurs dates. Ce sont dans la pratique des inconnus, mais leur absence de relief en fait des représentants d’une humanité universelle : par leur incompréhension complète de l’époque qu’ils évoquent et leur cécité complète face à la désagrégation du monde romain en train de s’accomplir, ils traduisent une vérité humaine profonde. Nous ne comprenons plus vraiment le passé et ne voyons pas les dangers qui nous menacent et que recèle l’avenir : ces biographes conservateurs et païens ignorent presque tout de l’ordre ancien qu’ils révèrent [… ] et veulent tout ignorer de l’ordre nouveau qui s’impose à eux en dépit d’eux-mêmes[2].
La cécité des auteurs de l’Histoire Auguste devient pour Marguerite Yourcenar une allégorie de notre aveuglement par rapport au cours des choses, dont la vérité n’apparaît qu’avec la distance du temps. Hegel, évoquant l’oiseau de Minerve qui prend son envol le soir, entendait que seul le temps fait apparaître la vérité. C’est le même propos que nous tient Marguerite Yourcenar. Elle donnerait à la science politique actuelle une singulière leçon de modestie. Ce n’est pas à nous, si myopes quand il s’agit d'évaluer notre propre civilisation [ … ] de nous étonner que des romains du troisième ou du quatrième siècle se soient contentés jusqu’au bout de vagues méditations sur les hauts et les bas de la fortune, au lieu d’interpréter plus clairement les signes de la fin de leur monde[3]. S’il y a une vérité dans l’Histoire Auguste, c’est au lecteur contemporain qu’il appartient de la découvrir avec l’aide de la distance des siècles : c’est l’imagination du lecteur moderne qui isole et dégage de cet énorme fatras de faits divers plus ou moins controuvés [… ] la parcelle d’intense et immédiate réalité[4]. Frères humains qui après nous vivez, vous seuls pouvez nous comprendre…
O. Lux
O. Lux est agrégé des lettres, docteur ès lettres et docteur en philosophie. Il est l’auteur de travaux sur Marguerite Yourcenar et a notamment travaillé sur le rôle de la culture antique dans la genèse de sa création romanesque et de sa vision du monde.
[1] M. Yourcenar, Essais et mémoires, Gallimard, 1991, p. 5.
[2] M. Yourcenar, Essais et mémoires, Gallimard, 1991, p.11.
[3] Ibid. p. 19.
[4] Ibid. p.14.