Prenons une bibliothèque d'avant J.-C., au hasard : Antium, et une bibliothèque moderne. Nous remarquons aussitôt que la principale différence entre les deux modèles tient en un mot : traduction.
¶ traduction, du grec κονναιπας.
Un sport, prisé parmi la crème de mon lectorat d’élite, consiste à traduire des œuvres de Platon, Sophocle, Horace, Tacite, etc. Ou, à la rigueur, des œuvres d’Erasmus van Rotterdam. On s’est assez peu intéressé à la question de la traduction dans l’Antiquité. Les Anciens traduisaient-ils ? Quelles langues, quelles œuvres ? À la plage, prisaient-ils plutôt le Breton P.G. Wodehouse, la Gauloise Virginie Despentes ou le Goth Thomas Mann ?
Prenons d’abord le cas des Grecs, qui sont un peu les Chinois d’antan. Une certaine conscience de leur supériorité platonisante, un certain nombrilocentrisme hippocratesque, ou tout autre raison, firent que les Hellènes s’intéressèrent fort peu aux littératures de leur époque. Aux langues, à la rigueur - pour des raisons bassement commerciales (troc de figues avec les Phéniciens). Ils apprenaient Homère à l’école, discouraient comme Solon ou Démosthène, mais méprisaient superbement tout le reste. Certes, leurs géographes avaient bien relaté l’existence de contrées nommées « Sicile », « Pays de Galle » ou « Tchécoslovaquie », mais ces connaissances ne leurs servaient guère qu’à briller sur l’agora, tandis que Xantippe préparait la moussaka. C’était là un vernis rhétorique de bon aloi, qu’on devait retrouver, nous risquons l’hypothèse, dans des expressions telles que « tu chantes comme un barde armoricain » ou « tu bois comme un Germain en octobre ». Tacite, d’ailleurs, confirme ce désintérêt pour tout ce qui n’est point grec (Annales, II, 88) : « Trente-sept ans de vie, douze de pouvoir, voilà ce [qu’Arminius] accomplit, et on le chante encore chez les peuples barbares ; mais les annales des Grecs l’ignorent, qui ont pour tout ce qui les touche une admiration exclusive… ». Il est pas beau, mon nombril ? Il est pas bronzé, mon nombril ? Va voir à Thulé si tu en trouves de plus bronzé, de nombril, etc. D’ailleurs, il semble qu’il n’existait pas de mot vraiment précis en grec pour désigner l’activité de traduire, alors qu’il existe un mot pour signifier le nombril. On trouve, chez Xénophon (Anabase, V, 4, 4), une occurrence d’ ήρμηνεύω au sens d’interpréter : « Timésithéos traduisait ses paroles ». Très tardivement, Polybe (III, 22, 3) explique qu’il a traduit un texte du latin archaïque en grec. La devise des Grecs, longtemps, fut : latinum est, non legitur.
Seule vraie exception - mais de taille : la Lettre à Aristée, texte du premier siècle avant J.-C., relate qu’à Alexandrie, 72 traducteurs, réunis dans 72 lieux, traduisirent en 72 jours les livres sacrés des juifs, à la fois parfaitement et de manière parfaitement identique (XII, § 310, trad. Pelletier) : « Maintenant que la traduction a été faite correctement, avec piété et avec une exactitude rigoureuse, il est bon que cette œuvre reste comme elle est, sans la moindre retouche. » De mémoire de traducteur, cela ne se reproduisit plus jamais. On ne voit plus sur la plage que de belles infidèles. (à suivre)