Prenons une bibliothèque d'avant J.-C. au hasard et une bibliothèque moderne. Nous remarquons aussitôt que la principale différence entre les deux modèles tient en un mot : scholie.
Dans une bibliothèque universitaire de Lille (Gaule septentrionale), on trouve, en cherchant bien, un volume constitué de pensées censément philosophiques dues à un insigne dirigeant sarmate - V.I. Leninus, pour ne pas le nommer. Un lecteur irrévérencieux, vers 1970 (?) ap. J.-C., a noté : « Ceci est le plus pompeux recueil de sornettes jamais écrit », ce qui n’est point une belle manière de fêter le centenaire de son œuvre.
Les bibliothécaires n’aiment pas trop trouver de tels gribouillis dans les livres qu’ils prêtent ou mettent en libre accès. Une dérogation est certes accordée aux gribouilleurs ayant pour nom Bessarion ou Érasme de Rotterdam, mais il s’agit là d’exceptions notoires. Donnons un exemple de scholie tolérée. Lorsque, dans une obscure controverse entre philosophes antiques, une note précise : « Il faut savoir que le philosophe Proclus, commentant les Ennéades du grand Plotin, dit que celui qui répond à la présente lettre de Porphyre, est le divin Jamblique, et que par adaptation au sujet et par souci de conséquence, il assume le personnage d’un certain Abammôn, un égyptien » (Jamblique, De mysteriis, I, p. 1. 1-6 des Places = p. xxi-xxii Saffrey-Segonds), on a là une scholie éclairante, de celles que les philologues aiment à trouver dans les marges non encore rongées de leurs chers manuscrits. Dans notre cas, la scholie – de Michel Psellos, s’il vous plaît - révèle, ni plus ni moins, le nom d’un auteur caché sous un pseudonyme. Un vrai cadeau de Noël, avec papier et bolduc. C’est Byzance.
La manie de couvrir de gribouillis les marges des manuscrits devait générer une catégorie d’esprits vétilleux connue sous le nom de scholiastes, certains prestigieux, d’autres anonymes. Le prestigieux Proclus désira écrire un commentaire à Syrianus, mais ne trouva pas le temps de le faire. Marinus, son biographe, narre la fourberie dont il usa pour extraire son précieux nectar neuronal : « j’imaginais donc une autre manière d’agir : je le priais de bien vouloir consigner ses opinions en marge des livres de Syrianus. » (Marinus, Proclus ou sur le bonheur, § 27). L’art de la scholie, cependant, ne fut pas qu’un sport d’élite réservé à quelques Néoplatoniciens dont nous connaissons jusqu’à l’horoscope. Certains le pratiquèrent à moindres frais, et se contentèrent de semer de petites remarques en apparence moins profondes, mais qui se révèleront, après quelques siècles ou millénaires, fort précieuses. On reconnaît le scholiaste version pauvre à ce qu’il est resté anonyme. On le nomme alors « Scholiaste d’Hésiode » ou « Scholiaste du vers 137 d’Apollonios de Rhodes », ce qui fait quand même très chic sur une carte de visite. La somme de ces scholies constitue un corpus énorme que l’on commence à éditer et même, honneur suprême, à traduire aux Belles Lettres. Guy Lachenaud a ainsi édité et traduit des Scholies à Apollonios de Rhodes dans lesquelles on peut lire, au hasard (p. 206), que tel passage doit être lu « d’un ton méprisant ». Comment vivre sans cette didascholie ? Il y a aussi des remarques instructives sur le sens d’un mot, une longueur, un accent, un oubli, un ajout, etc.
Tout cela, il faut bien le dire, est quand même réservé à des amis choisis par Érasme, Montaigne (qui poussa le vice jusqu’à parfois s’auto-scholier) ou La Boétie, raison pour laquelle Cléo a cru bon de vous suggérer quelques volumes de la collection « Fragments » comme cadeau de Noël. À consommer avec modération, toutefois, pour ne point attraper une bactérie connue sous le nom d’E. scholi - et conserver ainsi toutes ses chances de trouver la fève le 6 janvier prochain.
Bibliographie
Scholies à Apollonios de Rhodes ; textes traduits et commentés par Guy Lachenaud, Paris, Les Belles Lettres, 2010. (Fragments ; 9).
Euclide, Éléments ; Volume I, Livres I-IV : Géométrie plane ; introduction générale par Maurice Caveing, trad. et commentaires par Bernard Vitrac, Paris, PUF, 1990. (Bibliothèque d’histoire des sciences).
Jamblique, Les Mystères d’Égypte ; texte établi et trad. par Edouard des Places. 4e tirage. Paris, Les Belles Lettres, 2003. (CUF).
Jamblique, Réponse à Porphyre. De Mysteriis ; texte établi, traduit et annoté par Henri Dominique Saffrey et Alain-Philippe Segonds, avec la collaboration d’Adrien Lecerf, Paris, Les Belles Lettres, 2013. (CUF).
Marinus, Proclus ou sur le bonheur ; texte établi, trad. et annoté par Henri Dominique Saffrey et Alain-Philippe Segonds, avec la collab. de Concetta Luna, Paris, Les Belles Lettres, 2001. (CUF).
Montaigne, Les Essais ; éd. réalisée par Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Jean Céard et Isabelle Pantin, sous la direction de Jean Céard, Paris, Librairie générale française, 2001. (La Pochothèque. Classiques modernes).
Lénine, Œuvres, traduction sous la responsabilité de Roger Garaudy, 43 vol., Paris, Éditions sociales, 1958-1977. [NB : avant de renvoyer votre colis à Rovaniemi avec une réclamation, sachez que les volumes 3, 9-13, 15-19 et 38-39 n’ont jamais paru].
Saffrey (Henri Dominique) et Segonds (Alain-Philippe), « Le témoignage de saint Augustin dans la reconstitution de la Lettre à Anébon l’Égyptien, par Porphyre », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 153-1, 2009, pp. 163-194. [ consultable sur Persée : http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2009_num_153_1_92456 ]
Weil (Henri), L’art de lire. Études sur l’ancienne poésie grecque, éd. Laurent Calvié, Toulouse, Anacharsis, 2014 (Philologie. Essais). <pp. 215-217, « Les scholies à la Théogonie d’Hésiode »>