Entrons maintenant dans le Quartier Latin. Le mot scholie (que l’on écrit avec un h, donc, et ne doit pas être confondu avec les scolies d’Euclide que l’on trouve parfois après la démonstration d’un théorème[1]), apparaît semble-t-il pour la première fois en latin sous la plume de Marcus Tullius, dans la lettre ad Atticum (XVI, 7, 3 ; n° DCCIV dans l’édition Beaujeu), rédigée le 14 des calendes de septembre de l’an 710 [= 44 av. J.-C.], alors qu’il voguait vers Pompéi : « Mais à quoi bon une note désormais ? », soit, dans le texte : Etsi quid iam opus est σχολίω ? Le mot latin apparaît en grec, donc, mais pas la chose, car Cicéron ne l’emploie pas encore dans le sens qui sera plus tard le sien, à savoir celui d’une remarque éclairant un passage quelconque.
Est-ce à dire que les Romains - ces architectes, ces ingénieurs, ces militaires - ne furent point sensibles à l’art de griffonner des scholies dans les marge des manuscrits ? On pourrait le croire, à feuilleter la Pauly-Wissowa Real-Encÿklopädie der classischen Altertumwissenschaft, 2. Reihe, 3. Halbband (Stuttgart 1921). L’article « Scholien » court de la colonne 625 à la colonne 705, et après une vue générale, sont abordés les subdivisions suivantes : Scholien (Homer), Scholien (Ilias), Scholien (Odyssee), Scholien (Hesiodos, Alkman), Scholien (Pindaros), Scholien (Aischylos), Scholien (Sophokles), Scholien (Euripides), Scholien (Aristophanes), Scholien (attische Prosaiker), Scholien (Thukydides), Scholien (Platon), Scholien (Xenophon), Scholien (Isokrates), Scholien (Aischines), Scholien (Demosthenes), Scholien (Aristoteles). Puis vient l’article « Scholle » (Pleuronectes platessa : ce ne sont pas les sandales du Dr Scholl, mais le poisson, tout aussi plat, nommé plie). On remarque, dans le dernier article sur les scholies à Aristote, une minuscule note à la fin : Eine Übersicht über die Entwicklung der S. soll im Supplement erscheinen. Et voilà nos Romains relégués en supplément. Cléo a cherché de longues minutes dans les différents volumes publiés en supplément, elle n’a rien trouvé.
Fallait-il désespérer pour autant ? Certes non. Car les Romains ont tant vénéré le poète Virgile – de son vrai nom P. Vergilius Maro – qu’il était inévitable qu’il ne fût point à son tour glosé. Parmi tous les scholiastes de Virgile, l’un en particulier usa beaucoup d’atramen : Servius – Servius grammaticus de son nom de code. À vrai dire, il ne fut pas vraiment un scoliaste au sens strict du terme : ce fut plutôt un commentateur. Il nous dit, par exemple, que lorsque l’on déclame le vers VI, 336 de l’Énéide, après le mot AVSTER : « ici, il faut marquer une pause ». Ce qui permet de déduire qu’il y avait, à Rome, des cancres ou des distraits qui ne volaient point leurs coups de fouet. Mais son commentaire peut également être lu comme une suite de scholies au poème de Virgile. Et, chose amusante, des copistes, tout au long du Moyen Âge, ont recopié dans les marges des manuscrits de Virgile des passages du Commentaire sur l’Énéide de Servius. Bref, le commentaire fut découpé en autant de scholies que le poème de Virgile compte de vers. Bien sûr, il y eut également des scholies au commentaire de Servius, certains copistes rectifiant des erreurs de copistes de scholies, ou introduisant d’autres variantes aux scholies du commentaire de Virgile par Servius. Vous avez, à ce stade avancé de la chronique, une légère céphalée ? Ce n’est rien au regard des scolioses qu’attrapèrent nos scholiastes médiévaux. Pour ceux qui mirent la main sur un manuscrit rarissime, l’expression populaire médiévale dit qu’ils trouvèrent la fève au gastel. Pour eux, comme pour vous, je l’espère, l’année commençait sous les meilleurs auspices.
Bibliographie
Cicéron, Correspondance. Tome X ; éd. et trad. Jean Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1991. (CUF).
Servius, Commentaire sur l’Énéide de Virgile. Livre VI ; éd. et .trad. Emmanuelle Jeunet-Mancy, Paris, Les Belles Lettres, 2012. (CUF).
Pauly-Wissowa Real-Encÿklopädie der classischen Altertumwissenschaft, 2. Reihe, 3. Halbband, hrsg. Wilhelm Kroll & Kurt Witte, Stuttgart, J.B. Metzler, 1921.
Lévy (Toni), « Le manuscrit hébreu Munich 36 et ses marginalia : un témoin de l’histoire textuelle des Éléments d’Euclide au Moyen Âge », in : Scientia in Margine. Études sur les marginalia dans les manuscrits scientifiques du Moyen Âge à la Renaissance, éd. Danielle Jacquart et Charles Burnett, Genève, Droz, 2005, p. 103-116.
[1] Il existe, bien sûr, des scholies aux scolies d’Euclide. Mais vous en parler trop longuement risquerait de provoquer une déglutition de fève à galette potentiellement mortifère. Mon fan-club pourra se délecter de l’article de Tony Lévy (2005) sur les scholies à Euclide présentes dans un manuscrit hébreu de Munich (voir la bibliographie).