Nos immortels compagnons – Pline le Jeune (6)

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Immortels, tels sont les hommes de lettres dont Dimitri Merejkovski dresse le portrait dans Nos Immortels compagnons. Henri Vergniolle de Chantal, spécialiste et fin connaisseur de la littérature russe, vous propose, Amis des Classiques, des traductions inédites de quelques belles pages de cette œuvre qui font revivre les Anciens tels Pline le Jeune, Marc Aurèle et d'autres !

 

VI

Pour ce qui est de ce renoncement à soi, de cette auto-humiliation, de cette mise à l’écart de la personnalité – au prix de ces effroyables sacrifices, la religiosité qui avait, à l’époque, conquis l’humanité entière, avait atteint les mêmes résultats que ceux qui sont atteints par les esprits cultivés du monde antique, comme Pline, de manière facile et naturelle en écoutant simplement la voix intérieure de la nature humaine.

Pline n’a aucune mauvaise conscience, il ne brime pas sa personnalité par un triste ascétisme au nom d’un idéal moral abstrait, tout au contraire – il la cultive, lui donne toute sa dimension, et il fait la synthèse de sa vie spirituelle élevée et de la vie du peuple, la vie de l’humanité. Pline est déjà un « humaniste » au sens où on prendra ce terme à l’époque de la Renaissance.

Un jour il fit l’acquisition d’une petite statue précieuse – « le Satyre », en véritable bronze de Corinthe d’un travail antique sublime. Comme il est heureux de posséder ce trésor, comme il est précis dans la description qu’il en fait à ses amis, essayant de faire en sorte d’utiliser des mots qui en restituent une image exacte, chaque nuance, chaque muscle de ce corps de bronze ! Il ne garde pas pour lui cet objet précieux, et sacrifie ce bronze qu’il a acheté très cher pour la décoration du temple de Jupiter dans sa ville natale de Côme, afin que tous puissent voir et profiter de cette œuvre d’art sublime.

Il n’a pas peur de la beauté. Au contraire, il sent que, en s’aimant lui-même, il aime en lui tout ce qui est spirituel, gratuit, tout ce qui le rattache au reste de l’humanité, il fonde une humanitas – une qualité qu’il met au-dessus de tout chez les gens éclairés. C’est la raison pour laquelle il ne renonce jamais à la moindre joie véritablement humaine et le sourire bienveillant de la joie et de la sagesse ne disparaît jamais de son visage.

Il fonde des écoles et des bibliothèques sur ses ressources personnelles – « en signe d’amour pour sa chère patrie ». Si toute connaissance lui procure de la joie, il se hâte de la partager avec d’autres, et c’est seulement à ce moment-là qu’elle atteint sa plénitude.

Cette faculté innée qu’il a de trouver dans la vie des sources de joie est tout particulièrement étonnante et précieuse.

L’expérience que Pline a du monde et des hommes est une expérience amère, il a la triste conscience de la bassesse humaine. Ce n’est pas pour rien qu’il a vécu à Rome, qui a servi de sujet aux impitoyables satires de Juvénal, ce n’est pas non plus pour rien qu’il a vécu les sanglantes abominations du siècle de Domitien.

On trouve dans ses lettres les flèches venimeuses et acérées d’épigrammes qui, en leur temps, ne causaient pas moins de douleur et de fureur que les griffes léonines du grand auteur de satires. En un mot il fait l’esquisse des personnages ridicules, veules ou stupides, comme on trace sur les médailles le profil de quelqu’un :

« Ils ne sont pas propriétaires de leur or, c’est l’or qui est propriétaire de leur personne. »

« Bien des gens marchent vers la mort dans un furieux accès de passion aveugle, mais la capacité à peser calmement la vie et la mort, en choisissant l’une ou l’autre selon ce que demande la raison, – cette capacité n’appartient qu’à un esprit supérieur ».

« Ne désespérer de rien, n’espérer rien » – c’est là la devise stoïcienne de Pline.

Il réfléchit souvent sur la brièveté de la vie humaine, et cette idée ne fait que renforcer sa détermination à ne pas traîner, à ne pas perdre de temps pour rien, à utiliser chaque instant pour le plaisir, pour faire le bien et acquérir des connaissances. La brièveté de la vie augmente sa valeur.

Dans cette philosophie toute idée se tourne en joie, tout est au service d’une sagesse réconciliatrice. Chez Pline cette capacité est à ce point développée que même dans les aspects les plus sombres de la vie, par exemple la maladie, il réussit à trouver une forme de charme. « Il y a peu – écrit-il à Maximus, – la maladie d’un de mes amis m’a conduit à la pensée suivante : tous autant que nous sommes nous restons vertueux tant que nous sommes malades. Est-ce que tu as déjà vu dans ta vie un malade possédé par une passion sensuelle ou par celle de l’avarice ? Le malade est indifférent aux délices de l’amour, ne recherche pas les honneurs, néglige les richesses, se contente de ce qu’il possède parce qu’il sait que, tôt ou tard, il lui faudra tout abandonner. Il croit aux dieux, il se ressent comme un être humain. Il n’est jaloux de personne, ne s’étonne de rien, ne méprise personne. Les propos malveillants n’ont aucun effet sur lui, ni irritation ni réjouissance. Il ne rêve que d’eau fraîche et de bains : c’est là l’objet de ses espoirs, la limite de ses désirs. S’il lui est donné de guérir, il ne pense qu’à une chose, mener à partir de ce moment une vie reposante et calme, c’est-à-dire la vie la plus heureuse et joyeuse possible ».

C’est là ce qui fait de Pline quelqu’un de plus proche de nous que les sévères et sombres représentants du stoïcisme romain. Dans leur sagesse il y a une part de froideur et de pédantisme, quelque chose qui rebute. Dans le caractère de Pline on sent une maîtrise de soi et une détermination qui n’ont rien à envier aux stoïciens. Ce n’est en aucune manière un enfant chéri de la destinée, un sensuel élève d’Aristippe. Plus d’une fois il vu la mort face à face.

Mais en même temps, comme chez le plus délicieux des sceptiques – Montaigne, il y a chez Pline cette bienveillance et cette douceur, ce charme fascinant d’un cœur humain plein de vie. Mieux que quiconque il comprend la sévère vertu des Catons, mais pour autant il sait apprécier les roses légères et éphémères de Martial :

Quum regnat rosa, quum madent capilli.
Tunc me vel rigidi legant Catones.

Merejkovski, « Pline le Jeune », VI, in Nos immortels compagnons
Traduction nouvelle par Henri Vergniolle de Chantal