Tous les quinze jours, Nicola Zito vous invite à découvrir les remèdes médicaux les plus curieux des Anciens, entre science, magie, astrologie et superstition. Libre à vous de les expérimenter !
« Tes rides, Philinna, valent mieux que la sève de n’importe quelle jeunesse et je suis quant à moi beaucoup plus avide de tenir dans mes mains tes pommes plongeant de la pointe que les seins bien droits d’une fille encore dans le jeune âge. Ta fin d’automne est supérieure encore au printemps d’une autre et ton hiver plus chaud que son été » : c’est ainsi que, au vie siècle de notre ère, Paul le Silentiaire fait dans une épigramme (Anthologie grecque, V, 258) l’éloge d’une femme prodigieusement belle malgré son âge mûr, phénomène dans lequel les Anciens voyaient l’effet d’une faveur exceptionnelle des dieux. Mais, quand elles n’ont pas eu la même chance que Philinna, que peuvent faire les femmes pour garder la peau jeune, lui donner de l’éclat, en faire disparaître les taches ou rendre les joues vermeilles ?
D’un point de vue astrologique, la planète qui préside aux chairs et exerce son patronage sur le visage est celle d’Aphrodite (Vénus), la déesse de l’amour et de la beauté : une des plantes que les manuels d’astrologie lui attribuent, appelée panacée, est efficace contre les rides et le jaunissement de la peau, qu’elle contribue à maintenir lisse et blanche[1].
Il n’est donc pas étonnant que plusieurs aspects des remèdes pour la peau que nous trouvons par exemple dans le Kosmètikon attribué à la reine d’Égypte Cléopâtre[2], dans Les produits de beauté pour le visage de la femme d’Ovide, ou encore dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, aient un lien plus ou moins direct avec la déesse ou avec ses attributions astrologiques, qu’il s’agisse du nom des ingrédients utilisés, de leur origine ou même du procédé de préparation de l’onguent.
En ce qui concerne les noms des ingrédients, comment ne pas reconnaître un lien, à la fois étymologique et phonique, entre Aphrodite, la déesse née de l’écume (aphros), et l’aphronitron, l’écume de nitre, que Cléopâtre prescrit d’employer comme détergent pour le visage (fr. 5 Vincent) ? Quant à la myrrhe, qui apparaît dans une recette d’Ovide contre les rougeurs du visage (Produits de beauté, v. 83-98), il ne faut pas oublier que cette substance représentait pour les Anciens le résultat d’une métamorphose mythologique étroitement liée à la déesse de la beauté et de l’amour, ce qui la rendait particulièrement rare et précieuse pour les Grecs[3]. Ayant négligé le culte d’Aphrodite, Myrrha fut en effet condamnée par la déesse à nourrir une passion dévorante pour son propre père (Apollodore, Bibliothèque, III, 14, 4). Coupable d’inceste, la jeune fille fut transformée en l’arbre qui porte son nom, et c’est de son écorce que naquit le fruit de son amour interdit : c’est le bel Adonis, l’un des nombreux amants d’Aphrodite (Ovide, Métamorphoses, X, 488-524). C’est par ailleurs lors de la mort de ce dernier qu’Aphrodite, courant au milieu d’une roseraie, se blessa au pied et qu’elle changea par son sang la couleur de la rose, qui était blanche à l’origine[4] : est-ce pour cela que, dans le recette transmise par Ovide, juste après la myrrhe, il est question d’« une poignée de roses sèches » (v. 93) ? Les sonorités évocatrices du nom de l’aphronitre et les souvenirs mythologiques éveillés par ceux de la myrrhe et de la rose auront en définitive contribué à rendre ces produits, dont les Anciens reconnaissaient les vertus thérapeutiques[5], particulièrement adaptés à la composition d’onguents cosmétiques.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une légende directement liée à notre déesse, on peut probablement expliquer de manière similaire la mention de douze bulbes de narcisse dans la recette d’un produit favorisant la luminosité du visage que l’on trouve dans Les produits de beauté d’Ovide (v. 63). Il s’agit bien entendu de la fleur que les nymphes qui devaient lui rendre les honneurs funèbres trouvèrent à la place du corps de Narcisse. Ce dernier, jeune homme à la beauté parfaite, s’était épris de son image, réfléchie dans l’eau pure d’une fontaine, et s’était laissé mourir, faute de pouvoir assouvir sa passion (Ovide, Métamorphoses, III, 407-510). C’est donc vraisemblablement une allusion à ce récit mythique que fait le poète à la fin de sa recette, lorsqu’il insiste sur l’efficacité du remède proposé (v. 67-68) : « toute femme qui enduira son visage de ce cosmétique le rendra plus brillant, plus lisse que son miroir » !
Quant aux ingrédients d’origine animale que l’on rencontre chez nos auteurs, il ne sera pas inutile de les interpréter à la lumière des listes d’animaux qui apparaissent dans les manuels d’astrologie. Ceux-ci attribuent par exemple à la planète Vénus le patronage sur les cerfs[6], ce qui explique la présence de la corne de cerf dans des remèdes dont il est question aussi bien chez Ovide (Produits de beauté, v. 59) que chez Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXVIII, 187), où elle contribue respectivement à donner de l’éclat au teint du visage et à en éliminer les taches. Le passage d’Ovide représente par ailleurs une belle illustration du principe homéopathique d’après lequel « les semblables guérissent les semblables » (similia similibus curantur), puisque le poète précise qu’il doit s’agir des bois qui tombent pour la première fois de la tête de l’animal : c’est que pour garantir la jeunesse de la peau, l’ingrédient doit lui-même être “jeune”[7]. Est-ce pour une raison semblable que Pline préconise d’enfermer « dans un vase neuf » l’onguent à base de colle de poisson, censé dérider et déplisser la peau, dont il donne la recette dans son Histoire naturelle (XXXII, 84) ?
Mais les textes astrologiques associent à la planète Vénus aussi l’âne[8]. Si pour Ovide c’est une ânesse lente qui doit pulvériser sous la meule les ingrédients favorisant l’éclat du teint (Produits de beauté, v. 58), c’est surtout à Poppée, épouse de l’empereur Néron, que l’on songe. D’après Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXVIII, 183), cette dernière avait l’habitude de prendre des bains de lait d’ânesse pour effacer les rides du visage et rendre la peau plus douce et plus blanche, et se faisait pour cette raison accompagner en voyage d’un troupeau d’ânesses. Les femmes de l’époque de Pline avaient quant à elles l’habitude de se fomenter les joues de lait d’ânesse sept fois par jour « en observant bien ce nombre », et c’est également pendant sept jours qu’il faudrait appliquer la cendre de la coquille des murex pour dérider et déplisser la peau du visage (Histoire naturelle, XXXII, 84) : peut-on rapprocher ces détails numérologiques de l’idée que le sept est « le nombre le plus semblable et de même nature que la constitution de l’homme », notamment parce que la figure humaine comporte sept orifices, à savoir deux yeux, deux oreilles, deux narines et la bouche (Jamblique, Théologie de l’arithmétique, 67-68) ?
Quoi qu’il en soit, parmi les animaux de Vénus, les textes astrologiques mentionnent également les poissons[9], d’autant que les Poissons représentent l’exaltation de la planète, à savoir le signe où elle acquiert son maximum de puissance[10]. Cet aspect n’est pas sans rappeler certains remèdes d’origine “maritime” dont il est question chez Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXXII, 84-85) : la cendre des os de seiche serait à même de guérir les taches de la peau, tout comme celle de la coquille des murex ou des coquillages à pourpre, dont nous avons déjà vu l’efficacité contre les rides. On est tout naturellement amené à songer à l’iconographie de la déesse, souvent représentée allongée ou debout sur une coquille, que ce soit dans la fresque pompéienne de la Vénus à la coquille ou dans la Naissance de Vénus de Sandro Botticelli… Le lien unissant Aphrodite à la mer peut-il expliquer le recours, aussi bien chez Ovide (Produits de beauté, v. 78-79) que chez Pline (Histoire naturelle, XXXII, 86-87), à l’alcyoneum, utilisé respectivement pour éliminer les taches de la peau et comme détergent ? En parlant de cette « production de la mer » (en fait une sorte de corail)[11], nos auteurs établissent tous deux un lien avec le nom grec du martin-pêcheur, alcyon, dans le nid duquel on trouverait précisément l’alcyoneum. Il s’agit d’une allusion au mythe d’Alcyone et de son époux Céyx, que les dieux transformèrent en oiseaux soit pour les punir d’avoir osé se comparer à Zeus et Héra (Apollodore, Bibliothèque, I, 7, 4) soit par pitié face au désespoir d’Alcyone après le décès de Céyx lors d’un naufrage (Ovide, Métamorphoses, XI, 728-748). Aphrodite n’est pas mentionnée, mais il s’agit une fois de plus d’une légende de métamorphose et d’amour démesuré…
Mais revenons à la planète Vénus. Son domicile nocturne se place dans le signe du Taureau[12] : est-ce pour cette raison que, d’après Pline, la bouse de taureau rend les joues vermeilles (Histoire naturelle, XXVIII, 184) ou que l’osselet d’un bouvillon blanc, bouilli pendant quarante jours et autant de nuits jusqu’à ce qu’il soit liquéfié, puis appliqué dans un linge, entretient la blancheur de la peau et efface les rides (Histoire naturelle, ibid.) ? Quelle que soit l’efficacité d’un tel remède, Pline (Histoire naturelle, XXX, 30) assure qu’elle demeure inférieure à celle de la graisse de cygne, oiseau majestueux qui représente dans la mythologie un attribut traditionnel d’Aphrodite[13]. La candeur de son plumage aura par ailleurs sans doute contribué à le faire considérer comme un remède pour l’éclat de la peau, de même que le bouvillon que nous venons d’évoquer doit être rigoureusement blanc et qu’Ovide insiste dans une de ses recettes (Produits de beauté, v. 69) sur la “pâleur” des lupins à employer dans la composition de l’onguent : la blancheur de l’ingrédient doit se transférer sur le visage de la femme, ce qui constitue, du moins dans le cas du lupin, un exemple de la théorie des signatures[14], qu’au fil des chroniques les lecteurs les plus attentifs ont appris à reconnaître.
Rappelons enfin qu’en astrologie Vénus est également la planète qui exerce son patronage sur les adolescents de 14 à 21 ans[15], un aspect que l’on serait tenté de mettre en relation avec un vers d’Ovide, qui clôt une de ses recettes de beauté par l’injonction de faire « travailler le tout par des bras jeunes et vigoureux » (Produits de beauté, v. 75) : qu’on décèle ou non des allusions sexuelles dans le vocabulaire qu’emploie l’auteur[16], les croyances liées à la déesse de l’amour sembleraient une fois de plus être à l’œuvre dans la prescription du poète, dont le respect est indispensable à la réussite du remède.
Quant à la provenance géographique des ingrédients mentionnés par nos textes, peut-on essayer de l’expliquer par la sympathie universelle ? Limitons-nous à remarquer que la myrrhe troglodyte que mentionne Cléopâtre tire son nom de la contrée des Troglodytes (peuple d’Éthiopie)[17], que Ptolémée place sous le patronage de la Balance[18], domicile diurne de la planète Vénus[19] ; de même, Ovide précise dans une de ses recettes d’utiliser de l’orge de Lybie (Produits de beauté, v. 53), une région qui d’après les astrologues Paul et Odapsos[20] échoit également à la Balance…
Malgré l’effet esthétique plutôt agréable qu’ils étaient censés produire, ces onguents étaient le plus souvent nauséabonds. Dans Le Revenant (Mostellaria) de Plaute, la servante Scapha ridiculise les vieilles femmes qui abusent des traitements cosmétiques : « quand le relent de la sueur se mêle à leurs parfums, l’odeur qu’elles dégagent alors ressemble à ces mélanges de sauces que font parfois les cuisiniers. On ne sait ce qu’elles sentent, sinon qu’elles sentent mauvais » (v. 276-277) : quelle différence par rapport à notre Philinna ! Dans Les remèdes à l’amour, Ovide conseille même à l’amant désireux de se désénamourer de sa bien-aimée de lui rendre visite au moment où elle s’oint de ses produits de beauté, qui exhalent la même odeur dégoûtante que les mets de Phinée, souillés par les Harpies (v. 351-357) : il y a largement de quoi faire baisser la libido du jeune homme le plus ardent ! La seule exception semble être constituée par le détergent de Cléopâtre, à propos duquel Aetius d’Amide, le médecin du vie siècle nous l’ayant seul transmis (VIII, 6)[21], remarque qu’il est « coûteux et exhalant une odeur agréable » : noblesse oblige…
Bibliographie
Belfiore 2016 : J.-C. Belfiore, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, Paris, 20162.
Bouché-Leclercq 1899 : A. Bouché-Leclercq, L’Astrologie grecque, Paris, 1899.
Chiron 2018 : P. Chiron, Manuel de rhétorique. Comment faire de l’élève un citoyen, Paris, 2018.
Guardasole 2018 : A. Guardasole, « Galien de Pergame et la transmission des traités anciens de cosmétique », dans V. Boudon-Millot & M. Pardon-Labonnelie (éd.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité, Paris, 2018, p. 31-50.
Johnson 2016 : M. Johnson, Ovid on Cosmetics, Londres, 2016.
Ludwich 1877 : Maximi et Ammonis Carminum de actionum auspiciis reliquiae. Accedunt Anecdota astrologica, recensuit A. Ludwich, Leipzig, 1877.
Olivieri 1934 : A. Olivieri, Melotesia planetaria greca, Naples, 1934.
Schmitt 2013 : Pline l’Ancien, Histoire naturelle, texte traduit, présenté et annoté par S. Schmitt, Paris, 2013.
Vincent 2010-2011 : A.-L. Vincent, Édition, traduction et commentaire des fragments grecs du Kosmètikon attribué à Cléopâtre, Mémoire, Université de Liège, 2010-2011.
[1] Olivieri 1934, p. 23.
[2] Vincent 2010-2011.
[3] Vincent 2010-2011, p. 75.
[4] Voir par ex. Chiron 2018, p. 121.
[5] Vincent 2010-2011, p. 74-75, 80.
[6] Anecdota astrologica, p. 122, l. 7 Ludwich.
[7] Johnson 2016, p. 64-65.
[8] Anecdota astrologica, p. 122, l. 7 Ludwich.
[9] Anecdota astrologica, p. 122, l. 8 Ludwich.
[10] Bouché-Leclercq 1899, p. 193, 195.
[11] Schmitt 2013, p. 1988, n. 85 ; Johnson 2016, p. 71-74.
[12] Bouché-Leclercq 1899, p. 193.
[13] Belfiore 2016, s. u. Aphrodite.
[14] Johnson, p. 68.
[15] Bouché-Leclercq 1899, p. 501.
[16] Johnson, p. 70-71.
[17] Vincent 2010-2011, p. 79.
[18] Anecdota astrologica, p. 116, l. 11 Ludwich.
[19] Bouché-Leclercq 1899, p. 193.
[20] Anecdota astrologica, p. 116, l. 12, 16 Ludwich.
[21] Guardasole 2018, p. 43.