Le vol d'Icare selon Ovide
Ovide, Métamorphoses, texte établi par Georges Lafaye, traduit par Olivier Sers, Classiques en poche, Paris 2009, p. 357-359.
[…] Dédale dispose des plumes
Comme en pente étagées par ordre de grandeur
De plus courte en plus longue, ainsi vont grandissant
Les tuyaux inégaux de la flûte rustique,
Lie leur centre de lin, joint leurs pointes de cire,
Et ainsi disposées légèrement les courbe
Telle une aile d’oiseau. Son fils Icare est là,
Qui, rieur, inconscient des pièges qu’il manie,
Tantôt attrape au vol les plumes que la brise
Disperse, ou amollit la cire de son pouce,
Retardant par ses jeux l’admirable travail
De son père. Une fois la dernière main mise,
Équilibrant son corps lui-même à ses deux ailes,
Brassant les airs, enfin l’artisan peut planer.
Il explique à son fils : Suis mon conseil, Icare,
Tiens-toi à mi-hauteur. L’eau plombera tes ailes
Si tu descends trop bas, trop haut tu grilleras,
Donc vole entre les deux. Tu ne dois jamais voir
Le Bouvier, Hélicé ni l’épée nue d’Orion,
Prends-moi pour guide. Il lui apprend comment voler,
Lui fixe à chaque épaule un prototype d’aile,
Et, parlant, s’affairant, la main de ce vieux père
Tremble, et sa joue s’humecte. Il embrasse l’enfant
Qu’il n’embrassera plus, s’élève d’un coup d’aile,
Prend la tête, apeuré pour son fils tel l’oiseau
Poussant du haut du nid ses oisillons novices,
L’exhorte à suivre, lui apprend son art funeste,
Et se tourne en volant pour voir comme il s’y prend.
Un pêcheur à la ligne, un berger appuyé
Sur son bâton, un laboureur sur sa charrue,
Les virent, stupéfaits, et, pouvant fendre l’air,
Les prirent pour des dieux. À bâbord est Samos,
Chère à Junon, Délos et Paros déjà loin,
À tribord Lébinthos, Calymné riche en miel,
Quand l’enfant, tout joyeux de son vol audacieux,
Quitte son guide, et son désir du ciel l’entraîne
Plus haut, près du soleil, où s’amollit bien vite
La cire parfumée qui attachait ses plumes.
Elle est fondue. Icare, agitant ses bras nus,
Sans ailes pour ramer et sans prise sur l’air,
Crie le nom de son père à pleine bouche, et l’onde
De la mer azurée l’accueille et prend son nom.
Son père infortuné, qui déjà n’est plus père
Crie : Icare, où es-tu ? Où te chercher, Icare ?
Tout en criant, il voit des plumes sur les eaux,
Maudit son art, place le corps dans un sépulcre,
Et la terre où il gît porte le nom du mort.
Sans oublier la version de l'Art d'aimer
Ovide, Art d'aimer, texte établi et traduit par Henri Bornecque, 8e édition revue et corrigée par Philippe Heuzé, CUF, Paris 1994, 43-96.
Souvent le génie est éveillé par le malheur. Aurait-on jamais cru que l’homme pût emprunter la voie des airs ? Pour remplacer les rames des oiseaux, Dédale dispose régulièrement des plumes et attache son léger ouvrage avec des fils de lin ; l’extrémité est rendue solide par de la cire amollie au feu. Déjà le travail de cet instrument nouveau était terminé. Icare, tout joyeux, retournait dans ses mains la cire et les plumes sans savoir que cet appareil était préparé pour lui. « Voilà les seuls vaisseaux que nous ayons pour regagner notre patrie ; voilà notre seul moyen d’échapper à Minos. L’air n’a pu nous être fermé par Minos, qui a fermé toutes les autres issues ; l’air nous reste ; fends-le grâce à mon invention. Mais ce n’est pas la vierge de Tégée, ni le compagnon de Bootès, Orion armé d’un glaive, qu’il faudra regarder [pour te diriger] ; c’est sur moi que tu dois régler ta marche avec les ailes que je t’aurai données ; j’irai devait pour montrer la route ; ne t’occupe que de me suivre ; guidé par moi, tu seras en sûreté. Si, à travers les couches de l’éther, nous nous approchons du soleil, la cire n’en pourra supporter la chaleur ; si, descendant, nous agitons nos ailes trop près de la mer, nos plumes, en battant, seraient mouillées par les eaux marines. Vole entre les deux. Prends garde également aux vents, mon fils ; où te guidera leur souffle, laisse tes ailes te porter. » Tout en donnant ces conseils, il ajuste les ailes à son fils et lui montre à les mouvoir, comme une oiselle qui instruit ses petits débiles. Ensuite il adapte à ses propres épaules l’appareil fait pour lui-même et balance timidement son corps dans sa nouvelle route. Sur le point de prendre son vol, le père embrasse à plusieurs reprises son jeune fils et des larmes qu’il ne peut retenir coulent sur ses joues.
Il y avait une colline, moins haute qu’une montagne, mais qui dominait le sol égal de la plaine. C’est de là qu’ils s’élancèrent de compagnie pour leur fuite pitoyable. Dédale remue ses ailes et se retourne pour regarder celles de son fils, non sans poursuivre régulièrement sa course. Déjà la nouveauté de leur route les charme, et, bannissant toute crainte, Icare prend un vol plus hardi sur sa machine audacieuse. Un pêcheur les aperçut, tandis qu’il cherche à prendre les poissons à l’aide de son roseau flexible, et sa main laissa ce qu’elle avait commencé. Déjà se voyait à leur gauche Samos (Naxos, Paros et Délos chère au dieu de Claros étaient derrière eux), à leur droite Lébynthos et Calymné ombragée de forêts et Astypalaea environnée d’eaux poissonneuses, lorsque l’enfant, avec l’imprudente témérité de son âge, s’éleva plus haut vers le ciel et abandonna son père. Les liens [de ses ailes] se relâchent, la cire fond aux approches du dieu [Soleil] et il a beau agiter ses bras, il ne peut se soutenir dans l’air subtil. Du haut des cieux, il regarde l’eau avec épouvante, la peur qui le fait trembler voile ses yeux de ténèbres. La cire avait coulé. Il agite ses bras dépouillés ; il s’affole et ne sait plus comment se soutenir. Il tombe, et, en tombant il s’écrie : « Mon père, mon père, je suis entraîné. » Pendant qu’il disait ces mots, l’eau verte lui ferma la bouche. Cependant le père infortuné, et qui n’est plus père, s’écrie : « Icare ! Icare !, cria-t-il, où es-tu et sous quel pôle du ciel voles-tu ? » Il criait « Icare » et il aperçut les plumes sur les eaux. Le corps de l’enfant fut confié à la terre ; la mer porte son nom.