Horace, Satires, II, 6, texte édité et traduit par François Villeneuve, CUF, (1932) 2011
Jadis, un rat des champs reçut, dit-on, un rat de ville dans son pauvre trou, vieil hôte traitant un vieil ami, âpre et ménager de ses provisions, sachant toutefois, pour les soins de l'hospitalité, se relâcher de son naturel serré. Bref, tel qu'il était, il ne se montra point avare de sa réserve de pois-chiches et d'avoine au long grain, il donna, les apportant dans sa bouche, des raisins secs et des bouts de lard à demi mangés, désireux de vaincre par la variété du repas les dégoûts d'un convive qui effleurait à peine, d'une dent dédaigneuse, chacun des mets, pendant que le maître de maison, étendu sur de la paille fraîche, mangeait lui-même du blé et de l'ivraie, sans toucher au meilleur du festin. Enfin le citadin lui dit : "Quel plaisir trouves-tu, ami, à vivre de privations, sur la croupe d'un bois bordé de précipices ? Ne veux-tu pas, aux forêts sauvages, préférer les hommes et la ville ? Mets-toi en route avec moi, si tu veux m'en croire, puisque tout ce qui vit sur la terre a reçu du sort une âme mortelle et qu'il n'est, ni pour les grands ni pour les petits, aucun moyen de fuir la mort. En conséquence, mon bon, tant que tu le peux encore, vis heureux au milieu des délices, vis sans oublier combien est court le temps de ton existence." Ces paroles décident le campagnard, et aussitôt, d'un bond léger, il saute hors de chez lui ; ensuite, ils s'acheminent tous deux vers la ville, désirant se glisser nuitamment le long des murs. Et déjà la nuit tenait dans le ciel le milieu de sa course, lorsque tous deux portent leurs pas dans une riche maison, où des étoffes teintes de pourpre rutilante brillaient sur des lits d'ivoire et où restaient, d'un grand festin de la veille, nombre de plateaux posés sur des corbeilles dressées dans un coin. Donc ayant installé le campagnard, qui s'allonge sur une étoffe de pourpre, l'hôte, comme un serviteur court-vêtu, trottine, fait aux mets succéder les mets, s'acquitte du rôle même d'un esclave domestique, léchant préalablement tout ce qu'il apporte. L'autre, couché, se félicite du changement de son sort et se comporte, dans cette heureuse aubaine, en joyeux convive, quand, soudain, un grand bruit de porte les fait, l'un et l'autre, sauter à bas du lit. Nos gens de courir épouvantés, par toute la salle, et de se démener plus encore, près de rendre l'âme, lorsque, dans la haute maison, a retenti la voix des Molosses. Et le rustique de dire alors : "Ce n'est point cette vie qu'il me faut" ; puis : "Adieu ! ma forêt et l'abri sûr de mon trou me consoleront de mes humbles gesses."
Platon, Phèdre, 258e-259d, texte traduit par Paul Vicaire, CUF, (1985) 2002
SOCRATE. – Le temps, en tout cas, ne nous presse point, il me semble. Et je crois que les cigales qui chantent sur nos têtes au fort de la chaleur, et conversent entre elles, ont aussi l'oeil sur nous. Si elles nous voyaient, nous deux, à l'heure de midi, tout pareils au commun des hommes, ne point converser, mais glisser vers le sommeil sous le charme de leurs voix et par notre inertie d'esprit, elles auraient le droit de rire de nous. Elles penseraient que des esclaves viennent d'arriver près d'elles dans ce lieu de repos pour y dormir, comme des moutons qui font la méridienne près de la source. Mais si elles nous voient converser, et passer devant elles comme devant des Sirènes sans subir leurs enchantements, alors elles seront contentes de nous, et elles nous accorderont sans doute le privilège que les dieux leur permettent de décerner aux hommes.
PHÈDRE. – Quel est ce privilège ? Je n'en ai sans doute jamais entendu parler.
SOCRATE. – D'après la légende, les cigales étaient jadis des hommes, de ceux qui existaient avant la naissance des Muses. Quand les Muses furent nées et que le chant eut paru sur la terre, certains hommes alors éprouvèrent un plaisir si bouleversant, qu'ils oublièrent en chantant de manger et de boire, et moururent sans s'en apercevoir. C'est d'eux que par la suite naquit l'espèce des cigales : elle a reçu des Muses le privilège de n'avoir nul besoin de nourriture une fois qu'elle est née, mais de se mettre à chanter tout de suite, sans manger ni boire, jusqu'à l'heure de la mort ; après, elles vont trouver les Muses et leur rapportent qui les honore ici-bas, et à qui d'entre elles est adressé cet hommage. À Terpsichore elles parlent de ceux qui l'ont honorée dans les choeurs de danse, et les lui rendent ainsi plus chers ; à Érato de ceux qui l'honorent dans les rites de l'amour ; aux autres de même, suivant la forme de chaque hommage. À l'aînée, Calliope, et à sa cadette Uranie, elles parlent de ceux qui passent leur vie à philosopher et qui honorent l'art qui leur est propre, car, entre toutes les Muses, ce sont elles qui s'occupent du ciel et des questions de l'ordre divin aussi bien qu'humain, et qui font entendre les plus beaux accents. Ainsi pour bien des raisons nous devons parler et ne pas céder au sommeil à l'heure de midi.