Lucien de Samosate, Histoires vraies, A, 10-23, texte établi et traduit par Jacques Bompaire, coll. Classiques en poche.
Sept jours durant et autant de nuits, nous poursuivîmes notre course aérienne. Le huitième jour, nous vîmes une grande terre dans l’espace, une sorte d’île brillante, sphérique et resplendissant d’une grande lumière. Nous étant approchés d’elle et nous étant amarrés, nous débarquâmes. En examinant le pays, nous découvrîmes qu’il était habité et cultivé. Pendant le jour, depuis l’endroit où nous étions, nous ne distinguâmes rien, mais, la nuit tombée, nous vîmes apparaître beaucoup d’autres îles proches, plus grandes ou plus petites, d’une couleur semblable à celle du feu, et, plus bas, une autre terre qui portait des cités, des fleuves, des mers, des forêts, des montagnes. Nous supposâmes que c’était notre propre terre !
Nous décidâmes d’avancer plus loin dans le pays et nous rencontrâmes ceux qu’on appelle là-bas Hippogypes (vautours-chevaux), lesquels nous arrêtèrent. Ces Hippogypes sont des hommes qui chevauchent de grands vautours : ils utilisent ces oiseaux comme montures. Ces vautours sont grands et ont en général trois têtes ; on peut connaître leur taille par le détail suivant : chacune de leur plume est plus longue et plus grosse que le mât d’un grand navire marchand. Ces Hippogypes ont pour mission de voler tout autour du pays et de conduire devant le roi tout étranger qu’ils trouvent. C’est pourquoi ils nous arrêtèrent et nous conduisirent devant lui. Celui-ci nous examina et, se fondant sur nos vêtements, il nous dit : « Êtes-vous donc des Grecs, étrangers ? » Nous en convînmes. « Comment donc êtes-vous parvenus ici, dit-il, après une si longue traversée aérienne ? » Nous lui racontâmes alors toute l’affaire. À son tour, il nous fit connaître en détail sa propre histoire. C’était un homme lui aussi, nommé Endymion ; un jour il avait été enlevé de notre terre pendant son sommeil, il était arrivé ici et il était devenu roi du pays. Il ajouta que ce pays était la Lune, celle que nous voyons d’en bas. Il nous engagea à avoir confiance et à ne craindre nul danger, car nous disposerions de tout ce dont nous avions besoin.
« Et si je gagne la guerre que je conduis contre les habitants du Soleil, dit-il, vous passerez chez moi la vie la plus heureuse du monde ». Nous lui demandâmes qui étaient ces ennemis et quelle était la cause du conflit. « C’est Phaéton, dit-il, le roi des habitants du Soleil (celui-ci est habité tout comme la Lune). Il nous fait la guerre depuis fort longtemps. Il a commencé pour la raison suivante : j’avais rassemblé naguère les gens les plus démunis de mon empire et je voulais envoyer une colonie vers l’Étoile du Matin, qui est déserte et inhabitée. Or Phaéton, par jalousie, empêcha celle colonisation en nous affrontant à mi-chemin sur ses Hippomyrmèques (fourmis-chevaux). Nous fûmes vaincus à l’époque, car nous n’avions pas les forces suffisantes pour leur tenir tête, et nous battîmes en retraite. Mais à présent, je veux reprendre l’offensive et fonder ma colonie. Si vous le voulez, participez à notre expédition. Je vous fournirai des vautours royaux, un par homme, ainsi que le reste de l’équipement. Demain, nous partirons.
– D’accord, dis-je, puisque tel est ton bon plaisir.»
[...]
J’aimerais maintenant rapporter les choses extraordinaires et surprenantes que j’ai observées durant mon séjour sur la Lune. D’abord le fait que ses habitants ne naissent pas de femmes mais de mâles. Ils pratiquent le mariage entre mâles et ignorent absolument jusqu’au nom de femme. Avant vingt-cinq ans, chacun tient lieu d’épouse, et ensuite il devient l’époux. La gestation ne se fait pas dans le ventre mais dans le mollet : l’embryon une fois conçu, la jambe grossit. Un certain temps après, on l’ouvre et on en extrait un foetus mort. On l’expose au vent, bouche ouverte, et on le ramène ainsi à la vie. Il me semble que les Grecs ont tiré de là le nom du mollet (gastrocnémie) parce que, chez les Sélénites, c’est lui qui remplace le ventre pour porter le foetus. Mais je vais raconter encore plus fort que cela. On trouve chez eux une race d’hommes appelés Dendrites (hommes des arbres) qui naissent de la façon suivante. On coupe le testicule droit d’un homme et on le plante dans le sol. Il en pousse un très grand arbre, fait de chair et semblable à un phallus. Il a des branches et des feuilles, et ses fruits sont des glands longs d’une coudée. Quand ils sont mûrs, on les cueille et on les casse pour en faire sortir les hommes. Ceux-ci ont des sexes postiches, certains d’ivoire, d’autres (les gens pauvres) de bois ; ils s’en servent pour saillir leurs partenaires et s’unir avec eux.
Lorsqu’un homme a atteint la vieillesse, il ne meurt pas, mais se dissout comme une fumée et se change en air. Tous se nourrissent de la même façon. Ils allument du feu et font griller des grenouilles sur les braises (il y en a quantité chez eux, qui volent dans les airs). Pendant qu’elles grillent, on s’assoit autour du feu exactement comme autour d’une table, on avale la fumée qui s’exhale et on s’en régale. Telle est leur nourriture. Quant à leur boisson, c’est de l’air comprimé dans une coupe, sécrétant un liquide pareil à la rosée.