Lettres Classiques estivales – Synésios de Cyrène (Jour 2)

16 juillet 2024
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Image : Lettres Classiques estivales - Synésios de Cyrène
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Pour échanger des nouvelles, les Anciens ne disposaient ni de réseaux sociaux, ni de cartes postales, mais ils pouvaient s’envoyer des lettres longues et travaillées dont certaines sont des chefs d’œuvre de simplicité et de sincérité. Tout au long de l’été, nous vous en proposons une sélection qui changera votre regard sur le quotidien des Anciens et, nous l’espérons, vous donnera envie d’écrire et de partager vos souvenirs de vacances avec ceux qui vous sont chers.

Sélection par Laure de Chantal, Dorian Flores et Dorian Furet

 

Synésios (c. 370-413), né à Cyrène, dans l’actuelle Libye, est sûrement l’un des plus grands esprits de son époque. En plus de différents opuscules, discours et hymnes brillants, nous conservons de lui une foisonnante correspondance, les lettres les plus connues étant sans nul doute celles qu’il adresse à la philosophe et scientifique Hypatie d’Alexandrie. Alors qu’il prend la mer depuis un petit port proche d’Alexandrie pour rentrer en Libye, rien ne se passe comme prévu. Il raconte alors – avec humour – ce voyage rempli de mésaventures dans une lettre à son frère, dont la lecture nous donne à comprendre ce que pouvait être un voyage maritime dans l’Antiquité.

 

(passage précédent)

Il change alors de cap, comme sous l’effet d’une volteface, et gagne le large, avançant même, aussi longtemps qu’il le pouvait, à contre-courant des flots. Mais par la suite un fort vent de Notos l’entraîne avec lui, moyennant quoi nous perdîmes vite de vue la terre et nous fûmes vite en compagnie des cargos à deux voiles qui n’avaient rien à voir avec notre Libye et suivaient au contraire une autre route maritime. Nous nous lamentions et nous exprimions notre désagrément d’être emportés si loin de la terre ferme, mais ce Japet d’Amarantos, planté sur le gaillard du navire, débitait, tel un acteur tragique, les plus abominables malédictions : « Vraiment, nous n’allons pas nous envoler ! » s’écriait-il ; « mais comment en user avec vous, qui craignez tout autant la mer que la terre ! » « Nous ne les craignons pas, pourvu qu’on agisse avec elles comme il convient, très cher Amarantos », lui rétorquai-je ; « nous ne devions pas aller à Taphosiris, car nous devions vivre ! Et maintenant pourquoi devoir gagner la haute mer ? Allons ! », dis-je, « naviguons droit sur la Pentapole, à distance raisonnable de la côte : de la sorte, si même nous rencontrons quelque difficulté — comme cela arrive en mer, cet élément qui est, et de votre aveu même, imprévisible, n’est-ce pas ? —, nous trouverons à proximité un port pour nous accueillir. » Mais au lieu de se laisser convaincre par mes propos, il fit la sourde oreille, le maudit ! jusqu’à l’arrivée brutale d’un fort vent de Nord, qui souleva de hautes vagues et amena la houle. Ce vent s’abattit brusquement sur nous et repoussa la voile en sens contraire : de convexe qu’elle était elle devint concave, et le navire fut près de virer complètement sur sa poupe.

Nous eûmes en tout cas de la peine à lui faire garder son assiette. Alors, d’une voix retentissante, Amarantos s’écria : « Voilà ce que c’est que de savoir naviguer avec art ! Oui, pour ma part je m'attendais depuis longtemps à ce coup de vent venu du large, et c’est la raison pour laquelle je naviguais en haute mer ; à présent je vais louvoyer, puisqu’à la distance où nous sommes on peut courir de plus longues bordées ; la navigation que nous adoptons, nous ne pourrions pas l’adopter si nous longions le littoral, car nous nous trouverions drossés à la côte. » Et nous, nous acceptâmes ses explications aussi longtemps qu’il fit jour et que le danger ne fut pas encore présent. Celui-ci ne commença effectivement qu’avec la nuit, tandis que la houle ne cessait de gagner en amplitude. C'était alors le jour où les Juifs célèbrent la Préparation. Or ceux-ci imputent la nuit à la journée qui la suit, et durant ce laps de temps personne n’a le droit de pratiquer d’activité manuelle : c’est au contraire en s’interdisant toute occupation qu’ils honorent particulièrement ce jour-là. Dans ces conditions le capitaine enleva les mains du gouvernail lorsque, d’après ses conjectures, le soleil eut quitté la terre, puis il se jeta au sol et

« Se laissa piétiner au gré des matelots. »

De notre côté nous ne comprîmes pas d’emblée la véritable cause de ce comportement : croyant à un geste de renoncement, nous nous dirigeâmes vers lui et le suppliâmes de ne pas abandonner encore nos ultimes espoirs, car en vérité c’étaient désormais des paquets de mer qui assaillaient le navire, et la mer allait jusqu’à se livrer bataille à elle-même. De tels phénomènes se produisent chaque fois que le vent est retombé, mais que les vagues qu’il a soulevées n’en accompagnent pas l’accalmie : gardant au contraire toute la force de l’impulsion qu’il leur a donnée, elles résistent à la suprématie du vent et remplacent ses assauts par les leurs (voilà un style bien enflammé, mais qu’il me fallait employer pour ne pas montrer trop de médiocrité dans la relation de nos grands malheurs). Aussi, lorsqu’on est en mer dans la situation où nous étions, a-t-on une vie qui ne tient plus, comme l’on dit, qu’« à un fil bien mince » ; mais lorsqu’on a de surcroît pour capitaine un Docteur de la Loi, dans quel état d’esprit doit-on être ? En tout cas, quand nous eûmes saisi la raison pour laquelle il avait déserté le gouvernail — pendant que nous lui demandions de tout mettre en œuvre pour sauver le navire, il lisait le Livre ! —, nous renonçâmes à utiliser la persuasion et nous en vînmes dorénavant à la contrainte. Un vaillant soldat tira son épée et menaça notre homme de lui trancher la tête s’il ne reprenait pas en main le bateau. Amarantos, pourtant, était un authentique Macchabée et homme à s’obstiner dans sa croyance. Mais au beau milieu de la nuit, voilà qu’il se décide lui-même à reprendre son poste, car à présent, prétend-il, « la Loi me le permet, puisqu’à présent nous courons manifestement un danger de mort ». A ces mots s’élève aussitôt un grand vacarme : déplorations des hommes, lamentations des femmes, partout on invoque les dieux, on implore leur secours, on mentionne tout ce que l’on a de plus cher. Seul Amarantos restait confiant, à l’idée de se débarrasser sous peu de ses créanciers ! Pour ma part, dans ces difficultés — j’en prends à témoin le dieu que vénère la philosophie — je craignais que ne s’avérât le fameux mot d’Homère selon lequel la mort dans l’eau amène aussi la ruine de l’âme. Il dit en effet quelque part dans son poème épique :

« D’Ajax tout disparut quand il but l’onde amère »,

montrant par là que la mort en mer constitue la manière la plus sûre de disparaître : loin d’affirmer en effet, à propos de tel ou tel, qu’il a totalement disparu, Homère affirme au contraire, de tous ceux qui meurent, qu'ils « s’en sont allés dans l’Hadès. » Voilà bien pourquoi dans les deux Evocations des morts le petit Ajax n’apparaît nulle part dans le récit des événements, parce que, pour Homère, son âme n’était pas dans l’Hadès ; quant à Achille, ce guerrier si vaillant et si intrépide, il redoute la mort dans les eaux, qu’il qualifie même, effectivement, de « mort lamentable. »

(passage suivant)

Synésios de Cyrène, Correspondance, Lettre V, 51-136,
« C.U.F. - série grecque », Les Belles Lettres,
trad. Denis Roques