Chroniques anachroniques - Coup de folie !

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

L’actualité n’est jamais calme : elle est souvent brûlante, et parfois même démente. Toute récemment, elle a fait éclater la folie meurtrière des hommes, au sein même des familles. En effet, le procès en appel a aggravé la peine d’une mère, impliquée dans la mort de sa fille, et Jonathann Daval, dans un excès de violence, aurait tué et peut-être brûlé sa propre épouse, sans oublier que la cavale de Xavier de Ligonnès rappelle régulièrement l’assassinat de toute une famille. Effrayante actualité, en 2018, dans un état de droit, digne d’une tragédie grecque ! Le grand héros, civilisateur chez les Romains, et demi-dieu, célèbre auteur des douze travaux, n’a pas échappé à cet accès de folie meurtrière envers ses propres enfants.

(῎Αγγελος)
Ἱερὰ μὲν ἦν πάροιθεν ἐσχάρας Διὸς
καθάρσι' οἴκων, γῆς ἄνακτ' ἐπεὶ κτανὼν
ἐξέβαλε τῶνδε δωμάτων ῾Ηρακλέης·
925 χορὸς δὲ καλλίμορφος εἱστήκει τέκνων
πατήρ τε (Μεγάρα) τ'· ἐν κύκλῳ δ' ἤδη κανοῦν
εἵλικτο βωμοῦ, φθέγμα δ' ὅσιον εἴχομεν.
Μέλλων δὲ δαλὸν χειρὶ δεξιᾷ φέρειν,
ἐς χέρνιβ' ὡς βάψειεν, ᾿Αλκμήνης τόκος
930 ἔστη σιωπῇ. καὶ χρονίζοντος πατρὸς
παῖδες προσέσχον ὄμμ'· ὁ δ' οὐκέθ' αὑτὸς ἦν,
ἀλλ' ἐν στροφαῖσιν ὀμμάτων ἐφθαρμένος
ῥίζας τ' ἐν ὄσσοις αἱματῶπας ἐκβαλὼν
ἀφρὸν κατέσταζ' εὐτρίχου γενειάδος.
935 Ἔλεξε δ' ἅμα γέλωτι παραπεπληγμένῳ·
Πάτερ, τί θύω πρὶν κτανεῖν Εὐρυσθέα
καθάρσιον πῦρ, καὶ πόνους διπλοῦς ἔχω;
ἔργον μιᾶς μοι χειρὸς εὖ θέσθαι τάδε·
ὅταν δ' ἐνέγκω δεῦρο κρᾶτ' Εὐρυσθέως,
940 ἐπὶ τοῖσι νῦν θανοῦσιν ἁγνιῶ χέρας.
Ἐκχεῖτε πηγάς, ῥίπτετ' ἐκ χειρῶν κανᾶ.
Τίς μοι δίδωσι τόξα; τίς <δ'> ὅπλον χερός;
πρὸς τὰς Μυκήνας εἶμι· λάζυσθαι χρεὼν
μοχλοὺς δικέλλας θ', ὥστε Κυκλώπων βάθρα
945 φοίνικι κανόνι καὶ τύκοις ἡρμοσμένα
στρεπτῷ σιδήρῳ συντριαινῶσαι πάλιν.
Αὐτοῦ δὲ βαίνων ἅρματ' οὐκ ἔχων ἔχειν
ἔφασκε, δίφρου δ' εἰσέβαινεν ἄντυγας
κἄθεινε, κέντρον δῆθεν ὡς ἔχων, χερί.
950 Διπλοῦς δ' ὀπαδοῖς ἦν γέλως φόβος θ' ὁμοῦ.
Καί τις τόδ' εἶπεν, ἄλλος εἰς ἄλλον δρακών·
Παίζει πρὸς ἡμᾶς δεσπότης ἢ μαίνεται;
Ὅ δ' εἷρπ' ἄνω τε καὶ κάτω κατὰ στέγας,
μέσον δ' ἐς ἀνδρῶν' ἐσπεσὼν Νίσου πόλιν
955 ἥκειν ἔφασκε· δωμάτων τ' ἔσω βεβώς,
κλιθεὶς ἐς οὖδας, ὡς ἔχει, σκευάζεται
θοίνην. διελθὼν δ' ὡς βραχὺν χρόνον μονῆς
᾿Ισθμοῦ ναπαίας ἔλεγε προσβαίνειν πλάκας.
Κἀνταῦθα γυμνὸν σῶμα θεὶς πορπαμάτων,
960 πρὸς οὐδέν' ἡμιλλᾶτο κἀκηρύσσετο
αὐτὸς πρὸς αὑτοῦ καλλίνικος οὐδενός,
ἀκοὴν ὑπειπών.

  LE MESSAGER.- Tout était prêt devant l’autel de Zeus pour le sacrifice destiné à purifier la maison, et déjà Héraclès avait jeté hors du palais le cadavre du roi. Le chœur gracieux des enfants se tenait à côté du vieux père et de Mégara. La corbeille venait de circuler autour de l’autel et nous gardions un religieux silence. Sur le point de prendre dans sa main droite le tison qu’il devait plonger dans l’eau lustrale, le fils d’Alcmène resta immobile et silencieux. Cet arrêt fit tourner vers lui les regards des enfants. Déjà il n’était plus le même ; le visage décomposé, il roulait des yeux où apparaissait un réseau de veines sanglantes, et l’écume dégouttait sur sa barbe touffue. Alors, il se mit à parler, avec un sourire de dément : « Père, pourquoi allumer le feu du sacrifice purificateur avant d’avoir tué Eurysthée ? Pourquoi prendre une double peine, quand il m’est possible de régler ces affaires d’un seul coup ? C’est quand j’aurai apporté ici la tête d’Eurysthée que je purifierai mes mains du meurtre d’aujourd’hui. Répandez l’eau, rejetez de vos mains la corbeille. Qu’on me donne ma massue ! Je pars pour Mycènes. Il faut emporter des leviers et des hoyaux pour s’attaquer aux assises que les Cyclopes ont alignées au cordeau rouge et taillées au ciseau ; je veux y introduire la pointe du pic et les démolir de fond en comble. » Alors il se met à marcher ; il prétend avoir un char qu’il n’a pas, il fait le geste de monter sur le siège et il tend le bras pour frapper, comme s’il tenait un aiguillon.

            Partagés entre deux sentiments, les serviteurs riaient et tremblaient à la fois. Et voici que l’un d’eux dit aux autres qui s’interrogent de leurs regards : « est-ce là un jeu dont nous amuse notre maître, ou bien est-il pris de folie ? » Cependant il parcourt le palais de haut en bas ; la grande salle est devant lui, il s’y précipite, affirme qu’il est arrivé dans la ville de Nisos et qu’il est entré dans une maison ; il s’étend par terre, et sans plus de façon il croit se servir un repas. Ce n’est qu’une courte halte ; bientôt, il annonce qu’il fait route vers l’Isthme et ses plateaux vallonnés. Là, il dégrafe et rejette son manteau et se met à lutter contre un adversaire qui n’existe pas ; puis, remplissant pour lui-même l’office de héraut, il ordonne de faire silence et se proclame le glorieux vainqueur de ce chimérique combat.

Euripide, Héraclès, v923-962

Texte établi et traduit par Léon Parmentier et Henri Grégoire, Les Belles Lettres, Paris, 1976

Bien que le héros grec, fils de Zeus et d’Alcmène, soit venu à bout de son douzième travail aux Enfers, il reste poursuivi par la haine tenace d’Héra qui lui fait boire une potion le rendant fou. C’est ce que nous raconte le messager de service dans une hypotypose suppléant l’interdiction de sang sur scène (à l’exception notable d’Ajax de Sophocle). Il donne à voir des symptômes physiques qui correspondent aux observations du corpus hippocratique, devant susciter terreur et pitié, selon l’horizon d’attente tragique. Mais seul un dieu peut créer le délire, l’aveuglement, l’aliénation pour châtier le héros. Pour donner un sens à cette irruption d’irrationalité, avant la psychanalyse et ses pulsions, les Grecs ont eu recours à une étiologie divine et à des concepts agissant, comme l’Atè, folie meurtrière, aveuglement criminel, qui descend « sur la tête des hommes » (selon Homère). Atè, « maladie d’esprit », chez Eschyle, a ainsi triomphé de Xerxès en l’aveuglant d’illusions. Ces expressions supra psychologiques s’apparentent à des forces cosmiques que nous avons tort d’effacer au profit de la psychologie moderne (illusions, pulsions, inconscient). En tout cas, la folie questionnait le logos grec au travers des mythes. Citons d’autres coups de folie célèbres d’ordre divers : Médée tuant ses enfants pour se venger de Jason,  la folie des Bacchantes,  la démence d’Attis qui se castre…C’est fou !

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