Chroniques anachroniques - Les murs murmurant

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Nous venons juste de célébrer le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, qui, après 40 ans de guerre froide, a stupéfait le monde, en direct sur toutes les chaînes de télévision. Construit dans la nuit du 12 au 13 août 1961 et d’une longueur de 155 km, ce « mur de la honte » pour les Allemands de l’Ouest et « mur de protection antifasciste » pour le gouvernement Est-allemand, a été pensé comme une véritable muraille (La capitale autrichienne fut aussi victime d’une semblable sectorisation à la fin de la seconde guerre mondiale) : mais la pérestroïska, le délitement du régime est-allemand et une déclaration prématurée d'un membre du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands), parti politique de la RDA, semblent avoir précipité la chute. Le 9 novembre 1989, Günter Schabowski déclare à une heure de grande écoute que « Les voyages privés vers l'étranger peuvent être autorisés sans présentation de justificatifs — motif du voyage ou lien de famille » et « immédiatement ». Cette refondation de l’Allemagne nous rappelle un épisode de l’histoire romaine, celui de la fondation de Rome et de la délimitation, à la fois matérielle et symbolique, de son espace.

Priori Remo augurium uenisse fertur, sex uultures ; iamque nuntiato augurio cum duplex numerus Romulo se ostendisset, utrumque regem sua multitudo consalutauerat : tempore illi praecepto, at hi numero auium regnum trahebant.  Inde cum altercatione congressi certamine irarum ad caedem uertuntur ; ibi in turba ictus Remus cecidit. Volgatior fama est ludibrio fratris Remum nouos transiluisse muros ; inde ab irato Romulo, cum uerbis quoque increpitans adiecisset « Sic deinde, quicumque alius transiliet moenia mea », interfectum. Ita solus potitus imperio Romulus ; condita urbs conditoris nomine appellata. Palatium primum, in quo ipse erat educatus, muniit.

Ce fut d’abord Rémus qui obtint, dit-on, un augure : six vautours. Il venait de le signaler quand le double s’en présenta à Romulus. Chacun d’eux fut proclamé roi par son groupe. Les uns faisaient valoir la priorité, les autres, le nombre des oiseaux pour tirer à eux la royauté. On discute ; on en vient aux mains ; les colères s’exaspèrent et dégénèrent en lutte meurtrière. C’est alors que, dans la bagarre, Rémus tomba frappé à mort. Selon une tradition plus répandue, Rémus, pour se moquer de son frère, aurait franchi d’un saut les murailles nouvelles, et Romulus, irrité, l’aurait tué en ajoutant cette apostrophe : « ainsi [périsse] à l’avenir quiconque franchira mes murailles. » Romulus resta donc seul maître du pouvoir, et, après sa fondation, la ville prit le nom de son fondateur. Il fortifia d’abord le Palatin, sur lequel il avait été élevé.

Tite-Live, Ab Vrbe condita, I, 7, texte établi et traduit par G. Baillet, Paris, Les Belles Lettres, 2009

Institué par le rite de fondation étrusque, le pomoerium (de post, « derrière » et murus, « mur ») est un sillon primordial creusé dans la terre et une enceinte de nature religieuse qui coïncide qu’imparfaitement avec l’enceinte défensive. Circonscrivant à l’origine le Palatin, il fut élargi par Servius Tullius, Sulla, Claude, Néron, Vespasien, Trajan et Aurélien. Il a pour fonction de signifier et de préserver l’intégrité du sol auspicial de la ville. C’est là en effet que les magistrats prennent les auspices. Il est interdit d’y installer une tombe, de le franchir en armes, d’y construire des temples pour des dieux étrangers. Il marquait  ainsi la limite entre l’imperium domi (pouvoir civil dans la ville) et l’imperium militiae (pouvoir militaire à l’extérieur). Le pomoerium participe à cette conception très rigoureuse de la définition de l’espace, à l’image de celle du templum, espace « découpé » (du grec temno) dans le ciel puis projeté au sol. Plus généralement, les Romains avaient un sens aigu de la limite et de la frontière, quelque soit leur nature matérielle, un cours d’eau, le fameux Rubicon, qu’il ne fallait pas franchir (à moins de jeter les dés !) avec ses armées, le limes, frontière lointaine de l’empire romain, visant toujours à repousser le barbare (l’expansionnisme romain s’apparente à un protectionnisme). Ce pouvait être un fleuve, comme le Danube, un fossé sommaire ou un véritable mur, comme ceux d’Hadrien et d’Antonin, dans le Nord de l’Angleterre. La remise en cause régulière de l’espace Schengen, espace de libre circulation des marchandises et des personnes, serait-elle le sentiment atavique de cet héritage de la limite ?

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