Chroniques anachroniques - Les yeux de la ville

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Notre époque n’est pas immunisée contre un fléau récurrent : le feu. Pas plus tard que le 15 avril, celui de Notre Dame a eu un retentissement mondial, offrant un spectacle aussi terrible que fascinant, au regard duquel les soldats du feu semblent toujours dérisoires mais toujours porteurs d’espoir. Les grands incendies de ce millénaire ne sont pas moins catastrophiques que ceux de l’Antiquité passim,  pour ne pas mentionner celui de Rome du 18 au 27 juillet 64 apr. J.-C. et qui détruisit 10 quartiers sur 14. Pourtant, la mégalopole de l’Antiquité était dotée d’un véritable service de vigiles, de pompiers, surnommés populairement sparteoli (« porteurs de cordes »). Un épisode comique du Satiricon de Pétrone (mort en 65 apr. J.-C.) nous montre leur promptitude à intervenir, eux qui croyaient à un début d’incendie dans la maison de Trimalcion où se jouait un festin trop arrosé. Ils défoncent les portes à la hache et arrosent les convives de seaux d’eau. Qu’en est-il de ces pompiers ?

Non est moratus Stichus, sed et stragulam albam et praetextam in triclinium attulit…iussitque nos temptare, an bonis lanis essent confecta. Tum subridens: "Vide tu, inquit, Stiche, ne ista mures tangant aut tineae ; alioquin te uiuum conburam. Ego gloriosus uolo efferri, ut totus mihi populus bene imprecetur". Statim ampullam nardi aperuit omnesque nos unxit et : "Spero, inquit, futurum ut aeque me mortuum iuuet tanquam uiuum". Nam uinum quidem in uinarium iussit infundi et : "Putate uos, ait, ad parentalia mea inuitatos esse".

Ibat res ad summam nauseam, cum Trimalchio ebrietate turpissima grauis nouum acroama, cornicines, in triclinium iussit adduci, fultusque ceruicalibus multis extendit se super torum extremum et : "Fingite me, inquit, mortuum esse. Dicite aliquid belli". Consonuere cornicines funebri strepitu. Vnus praecipue seruus libitinarii illius, qui inter hos honestissimus erat, tam ualde intonuit, ut totam concitaret uiciniam. Itaque uigiles, qui custodiebant uicinam regionem, rati ardere Trimalchionis domum, effregerunt ianuam subito et cum aqua securibusque tumultuari suo iure coeperunt. Nos occasionem opportunissimam nacti Agamemnoni uerba dedimus, raptimque tam plane quam ex incendio fugimus.

 

              Stichus s’étant empressé d’apporter dans la salle à manger un linceul blanc et une toge prétexte, il nous invita à tâter s’ils étaient tissés de bonne laine, puis, souriant, ajouta : « Stichus, tâche de voir que les rats et les mites n’y touchent pas, autrement je te fais brûler vif. Je veux des obsèques magnifiques, que toute la foule prie bien pour moi. » Incontinent il déboucha le flacon de nard et nous en frotta tous, disant  « j’espère qu’il me plaira autant mort que vivant », et quant au vin il en fit remplir une cruche, nous déclarant « imaginez que vous étiez invités à mon repas de funérailles. »

              La scène devint franchement à vomir lorsque, ignoblement abruti de saoulerie, Trimalcion réclama de nouveau de la musique et fit amener dans la salle à manger des sonneurs de cor auxquels, s’allongeant au bord du lit sur une pile d’oreillers, il ordonna : « faites comme si j’étais mort, jouez quelque chose de chic. » Ils exécutèrent alors une fracassante sonnerie funèbre, et l’un d’entre eux surtout, esclave de ce croquemort qui était le plus distingué de la bande, souffla si vaillamment qu’il affola tout le quartier. Du cour, les veilleurs de nuit de garde dans le secteur, persuadés qu’il y avait le feu chez Trimalcion, enfoncèrent carrément la porte et, maniant haches et seaux, déclenchèrent le charivari réglementaire. Nous, sautant sur une occasion aussi propice, esquivant Agamemnon, fichâmes le camp d’un même élan que s’il y avait eu le feu pour de bon.

Pétrone, Satiricon, LXXVIII

Corps d’élite de la police romaine, chargé notamment de la lutte contre les incendies, ces vigiles nocturnes constituent déjà, sous l’impulsion de l’empereur Auguste, des unités spécialisées, recrutées parmi toutes les classes sociales de la population de Rome. 7000 vigiles répartis en 7 cohortes, sous la direction centrale d’un préfet des vigiles sont répartis dans la ville, 1 pour 2 régions, dans leur caserne (excubitorium). Comme les pompiers de Paris, ils appartiennent à l’armée régulière avec sa hiérarchie. Recruté entre 19 et 23 ans, sur des critères juridiques, physiques et intellectuels vérifiés lors de la probatio, le cordelier doit ainsi être au minimum affranchi, avoir une taille d’au moins 1,65, une parfaite santé, comprendre et parler la langue latine.  Après formation, le jeune homme est affecté à sa spécialité et devient qui  aquarius (porteur d’eau), qui  cantonarius (maniant des perches), qui falciarius et uncinarius (manipulant des faux et des grappins), qui siphonarius (mécanicien des pompes à eau), qui ballistarius (spécialiste des balistes). Comme à l’heure actuelle, leur service dure une vingtaine d’années. Lors d’un sinistre, la stratégie était d’éviter de faire la part du feu, au moyen d’éponges imbibées de vinaigre fixées à de longues perches, de haches, de grappins, de serpes, de balistes, pour réaliser des coupe-feu. À noter, l’invention attribuée à l’Alexandrin Ctesibius (IIIe s. av. J.-C.), la pompe à eau (la fameuse pompe à bras en est la continuité la plus récente),  à l’aide de pistons et de cylindres et de l’air sous pression, projette un jet d’eau puissant. Les vigiles sont à l’honneur lors des Volcanalia le 23 août, au moment où la canicule commence à faiblir, et sont applaudis par une foule reconnaissante. Cette organisation fut tellement efficace qu’elle perdura jusqu’au Bas-Empire où elle devint un service civil à l’époque de Constantin (IVe s.).  Sans Auguste…

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