Chroniques anachroniques - Un Carthaginois à la neige

Texte :

Les récentes chutes de neige, qui paralysent le pays, le quasi-exploit himalayen d’Élisabeth Revol, les prochaines vacances de ski jointes aux JO de Pyeongchang rappellent de concert la présence de l’hiver en ce mois de février. C’est l’occasion d’évoquer un épisode fameux de l’histoire romaine que Tite-Live, sous Auguste, relate dans son récit Ab Vrbe condita. La deuxième guerre punique (218-201 av. J.-C.) voit s’opposer la puissance de Rome à celle de Carthage en vue de la domination du bassin méditerranéen. Sa particularité tient à ce que Hannibal a déplacé le théâtre des opérations sur la péninsule italienne, via l’Espagne et la Gaule. C’est ce décalage inattendu en même temps qu’un choix tactique audacieux qui nous vaut cette image irréelle, voire sublime, d’un Punique traversant la neige sur son éléphant.

Ventum deinde ad multo angustiorem rupem atque ita rectis saxis ut aegre expeditus miles temptabundus manibusque retinens uirgulta ac stirpes circa eminentes demittere sese posset. Natura locus iam ante praeceps recenti lapsu terrae in pedum mille admodum altitudinem abruptus erat. Ibi cum uelut ad finem uiae equites constitissent, miranti Hannibali quae res moraretur agmen nuntiatur rupem inuiam esse. Digressus deinde ipse ad locum uisendum. Haud dubia res uisa quin per inuia circa nec trita antea, quamuis longo ambitu, circumduceret agmen. Ea uero uia insuperabilis fuit; nam cum super ueterem niuem intactam noua modicae altitudinis esset, molli nec praealtae facile pedes ingredientium insistebant; ut uero tot hominum iumentorumque incessu dilapsa est, per nudam infra glaciem fluentemque tabem liquescentis niuis ingrediebantur. Taetra ibi luctatio erat, uia lubrica [glacie] non recipiente uestigium et in prono citius pedes fallente, ut, seu manibus in adsurgendo seu genu se adiuuissent, ipsis adminiculis prolapsis iterum corruerent; nec stirpes circa radicesue ad quas pede aut manu quisquam eniti posset erant; ita in leui tantum glacie tabidaque niue uolutabantur. Iumenta secabant interdum etiam infimam ingredientia niuem et prolapsa iactandis grauius in conitendo ungulis penitus perfringebant, ut pleraque uelut pedica capta haererent in dura et alta concreta glacie. Tandem nequiquam iumentis atque hominibus fatigatis castra in iugo posita, aegerrime ad id ipsum loco purgato; tantum niuis fodiendum atque egerendum fuit. Inde ad rupem muniendam per quam unam uia esse poterat milites ducti, cum caedendum esset saxum, arboribus circa immanibus deiectis detruncatisque struem ingentem lignorum faciunt eamque, cum et uis uenti apta faciendo igni coorta esset, succendunt ardentiaque saxa infuso aceto putrefaciunt. Ita torridam incendio rupem ferro pandunt molliuntque anfractibus modicis cliuos ut non iumenta solum sed elephanti etiam deduci possent. Quadriduum circa rupem consumptum, iumentis prope fame absumptis; nuda enim fere cacumina sunt et, si quid est pabuli, obruunt niues. Inferiora uallis apricos quosdam colles habent riuosque prope siluas et iam humano cultu digniora loca. Ibi iumenta in pabulum missa et quies muniendo fessis hominibus data. Triduo inde ad planum descensum et iam locis mollioribus et accolarum ingeniis.

On arriva ensuite à un passage rocheux beaucoup plus étroit et où les pierres formaient un tel à-pic qu’un soldat sans bagage, en tâtonnant et en s’accrochant avec les mains aux buissons et aux souches qui faisaient saillie autour de lui, ne pouvait assurer sa descente qu’avec peine. Déjà naturellement en pente très raide auparavant, le terrain était, à la suite d’un récent éboulement, devenu abrupt sur une profondeur de mille pieds au moins. Les cavaliers s’étant arrêtés là comme s’ils étaient arrivés à la fin de la route, on annonce à Hannibal qui se demandait ce qui retardait la colonne, qu’un pan rocheux interdisait d’aller plus loin. Il se rendit alors lui-même sur les lieux. Il lui apparut-là-dessus, aucun doute n’était possible- qu’il lui fallait, par des endroits d’accès partout impraticables et non frayés auparavant, faire contourner l’obstacle par la colonne, quelle que fût la longueur du détour. Mais on put surmonter les difficultés de ce parcours : comme sur l’ancienne couche de neige intacte, s’en trouvait en effet une seconde de peu de profondeur, les pieds de ceux qui s’avançaient tenaient facilement sur la couche molle et peu épaisse ; mais, quand elle eut disparu sous le piétinement de tant d’hommes et de bêtes, ils marchaient sur la glace mise à nu qui se trouvait dessous et dans la gadoue liquide formée par la neige fondante. Là on vit les hommes se débattre dans d’effroyables difficultés : le verglas n’offrant aucune prise au pied et le faisant glisser d’autant plus vite que le terrain était en pente, s’ils s’aidaient, en essayant de se relever, avec leurs mains ou leurs genoux, les points d’appui eux-mêmes se dérobaient, et ils s’écroulaient à nouveau ; ni souches, ni racines tout autour, auxquelles ils pussent s’accrocher du pied ou de la main ; ainsi, pour tout résultat, ils déboulaient sur la glace lisse et la neige fondante. Il arrivait aussi que les bêtes de somme, au fur et à mesure qu’elles avançaient, entament la couche de neige la plus profonde ; quand elles glissaient, elles la brisaient en profondeur à force de l’entailler à coups répétés de leurs sabots qui cherchaient à s’agripper plus profondément : la plupart-comme si elles avaient des entraves aux pieds-demeuraient clouées dans la glace dure et gelée en profondeur. Enfin, après tant de fatigues inutiles pour les bêtes et pour les hommes, on installa un camp sur la crête, après avoir, avec beaucoup de difficultés pour ce seul travail, déblayé la place : tant il fallait creuser et enlever de neige ! On mit ensuite les soldats à l’œuvre pour aménager la paroi rocheuse, la seule voie possible ; comme il fallait entamer la pierre, après avoir abattu et ébranché des arbres gigantesques tout alentour, ils constituent un énorme amoncellement de branches et comme, en outre, s’était levé un vent violent qui facilitait l’embrasement, ils y mettent le feu et dissolvent la roche brûlante en y versant du vinaigre. La roche une fois ainsi calcinée par l’incendie, ils l’entaillent à coups de pics et atténuent la pente en y aménageant des lacets d’inclinaison réduite, de façon à pouvoir faire descendre non seulement des bêtes de somme, mais les éléphants. On passa quatre jours à travailler sur toute la surface et autour de la paroi rocheuse, les bêtes étant presque mortes de faim ; les sommets sont en effet presque dénudés et les herbages qui peuvent s’y trouver, recouverts de neige. Plus bas, il y a quelques vallées et quelques collines exposées au soleil, des ruisseaux près de forêts et des lieux déjà plus propices à l’habitat humain. Là, on mit les bêtes en pâture et l’on accorda un repos aux hommes fatigués par les travaux d’aménagement. Puis, en trois jours, on descendit en plaine, où tout devenait plus doux, le terrain et le caractère des habitants.

Tite-Live, Histoire romaine, XXI, 36-37, texte établi et traduit par Paul Jal, Les Belles Lettres, 1988

Au préalable, on a oublié qu’Hannibal avait dû franchir, depuis l’Espagne, les Pyrénées avec 37 éléphants, 60000 fantassins et 11000 cavaliers, empruntant le col de la Perche ou du Perthus pour éviter le littoral, selon Polybe. Il atteignit le Rhône, en août 218 av. J.-C., vers Orange. Il avait le choix soit d’emprunter la voie de la Durance (se mettant ainsi à la portée de Scipion et des Celtes), soit la voie de l’Isère. Si le consul Scipion était parti le combattre en Espagne et pensait avoir intimidé le chef numide, ce dernier pensait surtout frapper les esprits, dans une sorte de blitzkrieg, traverser la montagne, un milieu pourtant hostile, et fixer le champ de bataille sur le sol même de Rome, au point que cette traversée des Alpes fût maintes fois comparée à celle de Bonaparte. Cette épopée montagnarde, bien qu’encore entourée de zones d’incertitude, excite l’imagination des curieux : Il fallait tracer une route dans un pays étranger contre des indigènes hostiles, contre la neige, les éboulements, les amas de rochers. Tite-Live, Appien et Juvénal rapportent qu’il avait fait verser du vinaigre sur des roches préalablement calcinées pour les éclater et ouvrir la route. Il est vraisemblable que le chef carthaginois avait planifié son voyage et organisé sa logistique. Le seul schuss fut la descente vers Turin avec une armée qui avait fondu. Mais il avait, selon Silius Italicus, « installé la Libye au sommet des Alpes » (Punica, III, 563). Son coup de poker du Barcide a failli réussir et après quatre lourdes défaites (la Trébie et le Tessin en 218 av. J.-C.,  Trasimène en 217 av. J.-C. et Cannes en 216 av. J.-C.), les Romains furent au bord du désastre. Qu’eût-été le visage de l’Europe et de la Méditerranée, si l’audace d’Hannibal avait payé en cette fin de IIIe siècle av. J ;_C. ? Le traumatisme fut tel que le motif du Carthago delenda est obséda la conscience romaine jusqu’à la destruction totale de Carthage en 146 av. J.-C. et même au-delà…Loin de ces terrifiantes, sur votre télésiège, confortablement installés, que l’hiver est doux ; n’en ayez pas moins une juste pensée pour le malheureux mais néanmoins génial Hannibal !

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