Afrique du nord : la démocratie paradoxale

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Il ne s’agit pas ici de définir la démocratie in abstracto et tenons-nous en à cette considération, fort simple, que la démocratie est un régime politique dans lequel le peuple est souverain et élit librement ses représentants par le truchement d’élections libres et transparentes.

En élargissant quelque peu la définition au-delà du seul critère de souveraineté du peuple – celui-là même qui faisait dire à Lincoln que la démocratie était « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », d’autres caractéristiques permettent bien sûr de caractériser ou de mesurer, non parfois sans arrière-pensées, le caractère démocratique d’une société moderne : la responsabilité du gouvernement, une société civile autonome, l’autorité de la loi… La démocratie n’est pas un concept figé. Elle n’est pas un appareil à l’horlogerie immuable que l’on peut démonter et remonter à sa guise, en tous lieux et en tout temps, et qui fonctionne, ex nihilo. La greffe démocratique est une chimère et, comme en médecine, l’intrusion brutale de ce corps étranger peut entraîner son rejet catégorique. La déplorable expérience américaine en Irak (2003-2004) l’a, s’il en était besoin, une fois encore démontrée. Car les conditions de la démocratie, peut-être, sont plus essentielles que les institutions et les pratiques qui la font vivre. Sans l’existence d’une société civile sécularisée, la constitution d’une « opinion publique » et le pluralisme des idées et des arguments, notamment par le truchement des médias, il ne peut y avoir de démocratie. De même que sans des principes clairs – en premier lieu celui de la souveraineté du peuple – et des règles opératoires concernant l’élection des représentants ou le vote des lois, elle ne peut fonctionner durablement. 

Où en est donc la démocratie aujourd’hui en Afrique du nord, une poignée d’années après ce « printemps démocratique » que certains incorrigibles optimistes ont cru déceler dans les révolutions tunisienne et égyptienne ?

En apparence, la situation semble à nouveau figée. Comme si la flèche de l’Histoire avait fait demi-tour. Des formes disparates d’autoritarisme dominent les systèmes politiques. En Algérie, la situation semble bloquée et le caractère « démocratique » de la République paraît chaque jour un peu plus factice. Coupée en deux, la Libye est en proie à une guerre civile qui menace d’en faire un « Etat failli », à l’instar de la Somalie. L’Egypte, le pays le plus important de la région, a vu sa révolution se fracasser contre le mur de l’armée. Moubarak et son clan ont bien disparu, mais c’est à nouveau un militaire qui dirige l’Etat, et d’une poigne de fer. Le Maroc, où un véritable développement économique impulsé par la monarchie est à l’œuvre, n’en a pas fini avec les mânes du règne de Hassan II : les médias demeurent strictement contrôlés et les libertés individuelles sévèrement encadrées. Même en Tunisie où la démocratie est cahin-caha en marche, où des élections libres ont eu lieu à l’issue d’une processus constitutionnel qui n’a pas failli, l’hydre du terrorisme et la nécessité de s’en prémunir grâce à un pouvoir fort fait craindre, là encore, sinon un retour en arrière, du moins un inquiétant rétrécissement des libertés.

Pourtant, en dépit de ce tableau peu lumineux, il y a un paradoxe de la démocratie en Afrique du nord. Peu visible en surface tant la prégnance des autoritarismes est encore forte, tant la puissance des nationalismes imprègne encore les idéologies nationales, tant les enjeux de sécurité, et en premier lieu la lutte contre le terrorisme, requiert des pouvoirs forts, souvent au prix de quelques accommodements avec les libertés, la démocratie s’est invitée, nolens volens, dans le paysage politique, les débats et les discours publics de tous les Etats de la région. A la faveur des révolutions de 2010-2011 mais également du discrédit de modèles concurrents, l’horizon démocratique semble à moyen-terme inéluctable.

Quatre ans après les révolutions tunisienne et égyptienne, un peu hâtivement nommées « Printemps arabe », l’Afrique du nord continue d’être marquée par l’autoritarisme.

D’après l’indice de démocratie[1] élaboré en 2014 par The Economist Group, aussi bien l’Egypte d’Al-Sissi que l’Algérie de Bouteflika ou le Maroc du roi Mohammed VI sont classés parmi les « régimes autoritaires », respectivement à la 138ème place, la 117ème et la 116ème (soit derrière la Sierra Leone, la Mauritanie, le Burkina Faso ou encore l’Irak). Seule la Tunisie, au 70ème rang mondial, émerge du lot et appartient à la catégorie des « démocraties imparfaites ». Ce classement, comme tous les classements de ce type, n’est naturellement pas exempt de reproches. On peut ainsi s’étonner que la Libye, Etat failli coupé en deux, en proie à une guerre civile à l’intensité croissante, soit classée (119ème) devant des Etats comme la Jordanie, l’Ethiopie ou encore l’Egypte (138ème), pays certes peu démocratiques, mais dans une situation tout de même moins chaotique que lui.

La vertu des indices est pourtant de permettre des comparaisons, et dans le cas qui nous intéresse d’établir un bilan pour le moins mitigé des progrès de la démocratie en Afrique du nord quatre ans après le « printemps arabe ». Si l’Egypte semble avoir fait sa révolution, c’est davantage au sens où les astronomes l’entendent que les politistes : par un retour au point de départ. L’effervescence démocratique qui jaillit de la place Tahrir provoqua la démission du président Hosni Moubarak et conduisit aux premières élections présidentielles libres en 2012 qui virent la victoire, serrée mais indiscutable, de Mohamed Morsi avec 51,5% des voix face à son challenger issu de l’ancien régime Ahmed Chafiq. Mais pour les Frères musulmans vainqueurs, l’épreuve du pouvoir s’avéra vite un désastre. Une succession d’erreurs de gestion associées à leur incapacité à faire face aux problèmes, surtout économiques, qui préoccupaient les égyptiens provoqua l’effritement rapide de leur base et de leur crédit politique. Un an seulement après son mandat, Mohamed Morsi fut destitué par l’armée le 3 juillet 2013 et une nouvelle élection présidentielle, en 2014, se traduisit par la victoire écrasante du ministre de la Défense Abdel Fattah Al Sissi avec un score de… 96%. Depuis, les arrestations arbitraires d’opposants, au premier rang desquels les Frères musulmans, pourchassés et condamnés à mort au terme de procès expéditifs, se multiplient. Les libertés s’étiolent peu à peu et l’armée a repris les rênes d’un pays que, au fond, elle n’a jamais vraiment cessé de diriger. Symbole avec la Tunisie du « printemps arabe », l’Egypte a rapidement refermé la parenthèse démocratique et s’en est retournée à un autoritarisme rigide qui tente, comme au temps de Moubarak, de puiser sa légitimité dans la nécessité de faire face, à l’intérieur au péril islamiste, à l’extérieur à la menace terroriste.

Le Maroc du roi Mohammed VI n’a certes pas connu la même évolution, peut-être parce que le royaume n’a pas connu de révolution. La monarchie chérifienne n’a été, somme toute, que peu ébranlée par l’onde de choc du printemps arabe. Le mouvement de contestation dit du « 20 février » qui naquit en février 2011 dans le sillage des révolutions tunisienne et égyptienne ne parvint pas à coaguler dans une société marocaine encore profondément attachée à la personne du roi et où, du reste, un certain pluralisme politique depuis l’alternance de 1997 ne plaçait pas le royaume dans la même situation que ses voisins nord-africains. Les revendications, avant tout politiques et constitutionnelles, du mouvement du 20 février furent intelligemment entendues par le monarque. Celui-ci annonça en mars 2011 une réforme constitutionnelle, puis une nouvelle Constitution fut adoptée et des élections législatives eurent lieu, remportées par le parti de la Justice et du Développement (PJD), « islamistes modérés » selon la formule consacrée. Dans le fond, cette réforme, du reste contrôlée de bout en bout par le Palais, n’a pas changé grand chose au fonctionnement des institutions et à la réalité du pouvoir. Le roi continue en effet d’être le seul maître du jeu : surplombant le gouvernement, il nomme de fait les principaux ministres et définit leur périmètre d’intervention. Les médias, par ailleurs, payent le prix fort d’un autoritarisme qui n’a, en réalité, pas vraiment été ébranlé par le mouvement de contestation du 20 février. En dépit d’un pluralisme de la presse purement formel, les lignes rouges que les journalistes ne doivent pas franchir, concernant en gros tout ce qui est lié à la monarchie, se sont à peine assouplies depuis Hassan II et les sanctions encourues en cas de franchissement demeurent très lourdes. L’organisation américaine Freedom House a ainsi établi un indice – encore un ! - permettant de mesurer le degré de liberté de la presse dans le monde. Cet indice révèle que la liberté de la presse au Maroc a progressé de 1994 à 2000 puis qu’elle s’est brutalement dégradée à partir de cette date, soit un an après l’intronisation de Mohammed VI, au point d’atteindre un niveau inférieur à ce qu’elle était en… 1994.

En Algérie, la situation s’apparente aujourd’hui à un véritable gâchis. Alors que Abdelaziz Bouteflika avait tous les leviers du pouvoir lors de son élection en 1998 pour engager les réformes économiques et politiques nécessaires, le régime apparaît près de 20 ans après plus sclérosé que jamais. L’armée et les services de renseignement constituent encore la colonne vertébrale du régime. Les partis d’opposition, en grande partie délégitimés, ne jouent plus qu’un rôle marginal dans la vie politique du pays. Du reste, comment pourraient-ils jouer un rôle dans un pays où la concurrence électorale est strictement contrôlée et la transparence du processus largement compromise par de fréquentes, sinon systématiques, accusations de fraudes. Si les médias bénéficient d’une relative liberté, acquise lors de la première vague de démocratisation qui a succédé aux émeutes d’octobre 1988 et à la chute du parti unique, le FLN, qui demeure cependant toujours la première force politique du pays, les médias d’Etat (télévision, radio) sont eux aussi strictement contrôlés. Quant à la floraison récente de chaînes de télévision privées qui, aujourd’hui, sont massivement regardées par la population, elles sont prisonnières d’une situation réglementaire et administrative qui les empêche de jouer le rôle d’un contre-pouvoir réel.

Même en Tunisie, ilot démocratique dans un océan autoritaire, le rétablissement de l’état d’urgence le 4 juillet 2015, après l’atroce carnage de l’hôtel Rium Imperial Marhaba qui a fait 38 morts, suscite des inquiétudes. Certes légitime pour lutter efficacement contre le fléau du terrorisme qui menace la fragile république, l’état d’urgence octroie des pouvoirs très larges au président et aux gouverneurs et renforce les prérogatives de la police et de l’armée. Mais dans un pays où le souvenir de l’état policier mis en place par Ben Ali demeure puissant, cette concentration croissante du pouvoir entre les mains du président Béji Caïd Essebsi et de son parti, Nidaa Tounes, suscite chez certains défenseurs des libertés la crainte d’un retour en arrière.

La démocratie, un concept étranger ?

Longtemps, « démocratie » en Afrique du nord était l’apanage d’une poignée de « démocrates » perçus par de larges pas des opinions publiques comme une minorité recrutant dans les élites occidentalisées. Dans nombre de pays de la région, les défenseurs de la démocratie étaient perçus comme les tenants d’un « hizb frança », le parti de la France, menaçant. La démocratie apparaissait comme un concept inopérant, incompatible avec à la fois les impératifs du développement économique requérant un pouvoir fort et un Etat puissant, mais aussi avec l’idée que des Etats jeunes, encore marqués par les séquelles de la colonisation, où les sociétés civiles étaient encore immatures, voire inexistantes, s’accommodaient mal d’un régime fondé sur la discussion, le compromis, la délibération.

Dans les années 90 et 2000, la démocratie n’était pas vraiment à l’ordre du jour. A peine était-elle un horizon, une ligne de fuite. Dans ces années-là, les partis « démocrates », pesaient peu dans le jeu politique national des pays d’Afrique du nord en raison de la limitation du champ politique, largement contrôlé par les pouvoirs en place, de nature autoritaire, mais également dans une opinion publique peu coutumière du fait démocratique et inquiète à l’idée, du reste entretenue par les régimes, que la compétition démocratique pouvait déboucher sur l’anarchie. La priorité était alors moins la libéralisation du champ politique que la survie économique dans des Etats caractérisés par de fortes inégalités et une considérable pauvreté.

Après le 11 septembre 2001, l’idée d’une démocratisation, même graduelle,  ne correspondait au fond ni à l’agenda de régimes fortement contestés de l’intérieur qui devaient se maintenir par la force et grâce à un contrôle étroit de la population, ni à celui de leurs alliés occidentaux pour lesquels la lutte anti-terroriste justifiait la consolidation des autoritarismes, réputés plus aptes à « contenir » le terrorisme. La sécurité régionale et la lutte contre le terrorisme imposaient la stabilité, quand bien même celle-ci dut se faire au prix de l’autoritarisme. La crainte du terrorisme servit à ce moment-là aussi bien à éliminer toutes formes de contestation intérieure susceptible de concurrencer le régime en place qu’à rassurer les précieux alliés occidentaux, USA et Europe en tête, inquiets de voir les étendues désertiques du Sahel devenir des refuges de terroristes. De démocratisation, il n’était pas vraiment question. Ou à alors à dose homéopathique, comme au Maroc où le jeune roi Mohammed VI introduisit dès 1997 une « alternance » fortement encadrée. D’autant que ceux qui s’y étaient risqués, à l’instar de l’Algérie lors de la parenthèse des années 1990-1991, en gardaient un très mauvais souvenir : la victoire écrasante des islamistes du FIS lors des premières (et dernières) élections libres jamais organisées dans le pays depuis son indépendance en 1962 provoqua l’arrêt brutal du processus électoral par l’armée et l’entrée dans la lutte armée des tristement célèbres GIA (groupes islamistes armés), ouvrant ainsi la voie à une guerre civile meurtrière qui dura près d’une décennie. En Egypte, le clan du président Moubarak épaulé par les moukhabarat, les services de renseignement, veillait de près à ce que l’influence des Frères musulmans soit la plus circonscrite possible. A coups de dizaines de milliards de dollars d’assistance par an, les USA finançaient l’Etat égyptien, d’autant que celui-ci avait fait la paix avec Israël et jouait un rôle de stabilisation majeur dans la région. Là encore, la démocratie n’était pas à l’ordre du jour. Quant à la Libye dirigée d’une main de fer par le colonel Kadhafi, la lutte globale contre le terrorisme que menèrent les pays occidentaux après le 11 septembre la firent passer de liste des « Etats-voyous » à celle beaucoup plus conciliante des pays avec lesquels, même en se pinçant le nez, il devenait possible, et même nécessaire, de discuter. La stratégie de normalisation avec l’Occident que mit en œuvre le « Guide » de la Jamahiriya  à partir du milieu des années 90 porta ses fruits et après avoir renoncé à son programme d’armes de destruction massive en décembre 2003, la Libye put rétablir des relations diplomatiques avec les Etats-Unis, même si, sur le plan intérieur cependant, les dernières années du règne du colonel furent marquées par un renforcement du tribalisme et de la patrimonialisation du pouvoir au bénéfice exclusif de l’entourage de la famille Kadhafi. Dans tous les pays d’Afrique du nord, toutes les conditions semblaient ainsi réunies pour que rien ne change, du moins pas de sitôt. Le désastre de l’intervention américaine en Irak à partir de 2003, suivie d’une démocratisation au forceps et de la mise à l’agenda du projet fou de « grand Moyen-Orient » conformément aux vues des néoconservateurs au pouvoir à Washington acheva de discréditer encore un peu plus l’idée d’une démocratisation en douceur fortement inspirée par des puissances étrangères.

C’était mésestimer les mouvements de fond qui travaillaient les sociétés nord-africaines. Durant la décennie 2000, l’ampleur du mécontentement, le désarroi d’une partie de la population, la plus pauvre, la plus tenue à l’écart des « miracles économiques » constatés ici et là, la haine de régimes de plus en plus honnis et corrompus s’accrut dramatiquement. Le caractère dictatorial des régimes tunisien et égyptien, sans parler de la Libye, était certes durement ressenti par la population, mais c’est surtout l’insupportable creusement des inégalités et l’écart de niveau de vie et d’opportunités entre une minorité de privilégiés et la majorité de la population, associée de surcroit à un caractère clanique, voire tribal, qui a conduit en Tunisie, puis en Egypte, les catégories les plus fragiles à surmonter leurs peurs, entretenues par les régimes, pour affronter le pouvoir.

Le paradoxe de la démocratie en Afrique du nord

Nonobstant ce constat peu reluisant, le chemin parcouru en une décennie est bel et bien considérable. Les processus révolutionnaires engagés en Tunisie et en Egypte et le phénomène de contagion qui en a résulté, faisant craindre aux autres Etats de la région un ébranlement similaire, ont changé la donne. Malgré les conséquences effectives de ces révolutions, en Egypte en particulier où elles se sont traduites par une interruption brutale de la transition démocratique, elles ont accrédité l’idée que, désormais, plus rien ne pourrait vraiment être comme avant, que les sociétés nord-africaines n’étaient pas, comme certains le pensaient auparavant, muettes, apathiques, y compris dans des régimes fonctionnant par la peur, voire la terreur. Aucun régime autoritaire de la région, désormais, n’est à l’abri d’une contestation qui, en coagulant les mécontentements et en s’amplifiant via de nouveaux espaces et instruments de mobilisation comme les réseaux sociaux, peut en ébranler, ou en détruire, les bases.

            En quelques années, la démocratie semble s’être imposée comme l’unique cadre de référence et, en vérité, le seul horizon politique. Au Maroc, en Algérie, en Egypte, en dépit des régimes autoritaires qui les encadrent encore, des sociétés civiles de plus en plus sécularisées s’organisent et se structurent. Les révolutions tunisienne et égyptienne ont profondément marqué les esprits et laissé des traces désormais indélébiles. Et si jusque-là, à travers des élections truquées et un champ politique façonné et contrôlé par les pouvoirs en place, la démocratie s’apparentait le plus souvent à un théâtre d’ombres, un jeu d’apparences, c’est désormais de moins en moins le cas. Les révolutions sont passées par là et aucun régime politique aujourd’hui ne peut plus gouverner comme par le passé, comme s’il ne s’était rien passé. Tous doivent en tenir compte et tous, à des degrés divers, en ont tenu compte. Désormais, par crainte de voir surgir un nouveau « Tahrir », les régimes doivent composer avec les contestations, les entendre a minima, donner des gages, ne plus agir aussi brutalement que par le passé. Certes, l’autoritarisme est encore vivace, mais il tend à s’étioler, à se polir et gageons qu’à moyen-terme il finira par disparaître.

D’abord, la démocratie ne souffre plus vraiment de contestation radicale. Comme le souligne Olivier Roy, l’échec de l’islam politique est patent : le concept d’Etat islamique a fait long feu et ne constitue plus une alternative sérieuse désormais. Partout, du moins dans les Etats organisés (ce qui exclut de fait la Libye actuelle), l’islamisme s’est dissous dans le jeu démocratique, comme en Tunisie, ou dans ce qui le sera un jour, comme en Algérie. Au Maroc, les islamistes du PJD sont déjà un parti conservateur traditionnel et n’ont d’ailleurs jamais vraiment menacé le principe monarchique. Ils participent au gouvernement, le dirigent, mais ne revendiquent aucun modèle radicalement différent. En Egypte, tant les Frères musulmans que les salafistes du parti Al Nour ont accepté les règles du jeu démocratique et c’est au nom de la démocratie que les partisans de l’ex-président déchu Mohamed Morsi contestent le coup d’Etat perpétré par l’armée et le général Sissi. En Algérie, les islamistes du MSP participent à la coalition d’opposition aux côtés de partis laïques et ils tentent de mettre au point ensemble un programme de gouvernement consensuel. Partout, à l’exception de la Libye qui s’enfonce dans la guerre civile, l’islamisme politique ne conteste plus le principe démocratique. Il en est de même, paradoxalement, pour les tenants de l’autoritarisme. 

L’Algérie de Bouteflika tente par tous les moyens de sauver les apparences : élection présidentielle, semblant d’opposition parlementaire, etc. Il est vrai que l’Algérie de Bouteflika, en 2015, est plus autoritaire aujourd’hui qu’elle ne l’était lors de l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika. Le régime s’est durci. Fragilisé par les contestations, menacé par l’ombre des révolutions tunsienne et égyptienne, il s’est arc-bouté, renfrogné en arguant de la stabilité et de la sécurité pour se légitimer. Pour autant, à bout de souffle, en fin de vie, contesté de toutes parts, le régime algérien semble au fond de l’impasse. D’autant que le choc pétrolier menace l’axiome grâce auquel le régime parvient à tenir : la redistribution de la rente sous forme d’allocations et de subventions diverses. Autrement dit, jusque-là, le pétrole a servi a acheté la paix sociale. Avec un baril dont le prix a chuté de moitié en un an, cette politique n’est plus tenable à moyen-terme. Les réserves financières fondent comme neige au soleil et, faute d’avoir diversifié l’économie, la dépendance à l’égard des hydrocarbures obère les perspectives économiques. Le paradoxe de cette situation, en Algérie comme en Egypte, c’est que le « fait démocratique » imprègne les esprits. La notion de transition – d’un régime autoritaire vers un régime démocratique – gagne du terrain et pas seulement dans l’opposition. Même du côté de cette nébuleuse de factions et de clans que l’on appelle « le pouvoir », dans laquelle l’armée continue de jouer un rôle éminemment structurant, l’idée d’amorcer une transition politique gagne progresse à petits pas. Certains hommes politiques algériens, à l’instar de l’ancien Premier ministre réformateur Mouloud Hamrouche, pourtant un ancien militaire, défendent une forme graduelle de démocratisation, d’ouverture aussi bien politique qu’économique. Y compris du côté de l’armée et des services de renseignement, certains considèrent que sans s’ouvrir le régime périra et que cette ouverture passe nécessairement par une plus grande dose de démocratie.

L’éveil, ou le réveil, des sociétés civiles en Afrique du nord à la faveur des mouvements révolutionnaires est aussi un phénomène nouveau qui permet d’entrevoir une évolution démocratique. Cela ne s’est pas fait en un jour, bien sûr, et les opinions publiques n’ont pas attendu Mohamed Bouazizi pour se construire, émerger, s’affermir au fil du temps, mais les révolutions tunisienne et égyptienne ont indiscutablement accéléré et amplifié ce processus. Les progrès de l’éducation et l’accès massif à l’enseignement supérieur, la relative ouverture et la diversification du champ médiatique ainsi que l’émergence de la technologie numérique et l’appropriation par les citoyens de nouveaux espaces de discussion, de débat, mais aussi de contestation qui échappent à l’emprise des pouvoirs centraux créent des conditions nouvelles dans lesquelles les citoyens peuvent non seulement s’exprimer librement mais se coaliser, faire résonner leurs aspirations et leurs revendications. Les espaces publics eux-mêmes, jusque-là fermement contrôlés par les autorités, se libèrent et deviennent des théâtres d’expression et de contestation. Les rues et les places – ou « maïdan », à l’image de Tahrir au Caire, ré-émergent aujourd’hui, comme ils le furent lors des luttes de libération nationale, comme des espaces contestataires. A In Salah, au sud de l’Algérie, un vaste mouvement de protestation contre l’exploitation du gaz de schiste s’est ainsi constitué et organise régulièrement des manifestations au centre de la ville. En Algérie toujours, les « sit-in » de jeunes, d’étudiants, de syndicalistes se multiplient dans les rues, sur les parvis des édifices publics, des wilayas, dans les universités pour exprimer des revendications, parfois des mécontentements. A travers les médias issus de la révolution de Tahrir, à travers les groupements de citoyens, à travers la culture du débat qui a pu naître et se développer depuis 2010, la société civile égyptienne de 2015 est bien plus forte qu’auparavant en dépit du coup de force opéré par le général Al Sissi et du musellement répressif des Frères musulmans. Ainsi, des opinions publiques émergent, se structurent, s’expriment à travers des modalités nouvelles surgies et utilisées ces dernières années. Or l’existence d’une société civile, c’est-à-dire d’un corps social autonome par rapport à l’Etat et à ses institutions, où s’exprime des opinions diverses,  est une condition essentielle de la démocratie.

L’émergence d’opinions publiques – relativement – autonomes tant par rapport aux pouvoirs politiques que religieux est sans doute le legs majeur des processus révolutionnaires. Il ne va pas sans heurt et partout on observe des menaces sérieuses qui pèsent, en particulier dans le champ médiatique, sur la consolidation de ces flux d’opinions dont l’espace numérique est l’un des terrains d’expression privilégiés. Même dans des pays encore fortement autoritaires, comme le Maroc ou l’Algérie, les coups de force des pouvoirs en place sont discutés, critiqués, contestés. Les arrestations arbitraires de militants politiques, de manifestants ou de journalistes, ne passent plus inaperçus. Des mobilisations, souvent à forte dimension corporatistes, s’organisent, prélude à une structuration de la société civile qui est une condition d’existence, mais surtout de fonctionnement, de la démocratie. S’ils sont souvent réduits à leur plus simple expression, confinés dans les marges de la distribution du pouvoir ou encore privés de moyens d’expression véritable dans les médias, publics bien sûr mais également privés, pâtissent encore d’un contrôle étatique important, ils existent, participent au jeu politique, contribuent à relayer des mobilisations et des contestations. Née en réaction à la volonté du président Bouteflika de se présenter pour un 4ème mandat consécutif en 2014, l’expérience de la CNLTD (Coordination nationale pour les libertés et la transition démocratique), qui regroupe les principaux partis d’opposition, laïcs comme islamistes, est à cet égard intéressante, autant que l’émergence du mouvement « Barakat » (« Ca suffit »), issu de la société civile, qui s’est lui aussi constitué contre le régime au moment de l’élection présidentielle.

Au total, sans doute est-il encore hâtif de parler de démocratie en Afrique du nord. L’autoritarisme y est encore fort. La marche arrière observée en Egypte est inquiétante. La prégnance du terrorisme en Tunisie fait craindre un rétrécissement des libertés. La Libye est plongée dans un chaos dont ne voit pas très bien comment, à court terme, elle pourrait sortir. Le royaume chérifien peine encore à évoluer vers une véritable monarchie constitutionnelle tant la puissance du « makhzen » et l’influence du roi dans tous les domaines demeurent des réalités incontournables du système de pouvoir marocain. En Algérie, l’armée et les services de renseignement constituent toujours la colonne vertébrale du régime et l’affaiblissement du président Bouteflika fait craindre les pires hypothèses. Partout, cependant, un processus démocratique est à l’œuvre, qui s’incarne dans des mouvements, des associations, des militants, des intellectuels, plus que dans des institutions. Si ces dernières restent encore dans une large mesure sourdes aux évolutions des sociétés nord-africaines, celles-ci constituent sans aucun doute les acteurs majeurs d’un changement qui, nolens volens, ne peut qu’aller dans le sens d’une transition démocratique.

Karim Amellal est écrivain et enseignant. Il est l’auteur notamment de l’essai Discriminez-moi ! Enquête sur nos inégalités (Flammarion, 2005) et du roman Cités à comparaître (Stock, 2006). Il a dirigé le Master Affaires publiques à l’Institut d’études politiques de Paris et a cofondé, en 2010, la plateforme vidéo contributive et universitaire SAM Network.


[1] Cet indice est élaboré à partir de 60 critères qui sont regroupés en 5 grandes catégories : le processus électoral et le pluralisme, les libertés civiles, le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, la culture politique

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