La démocratie donne-t-elle le pouvoir au peuple ? À certains égards, la question peut paraître provocatrice. Dans sa fameuse Adresse de Gettysburg en 1863, Abraham Lincoln définissait la démocratie comme le « pouvoir du peuple, pour le peuple et par le peuple ».
Prima facie, la démocratie paraît donc impliquer, comme le souffle l’étymologie, de donner le pouvoir (kratos) au peuple (dèmos). Toutefois, si l’on veut bien se rappeler que Lincoln fut influencé, pour écrire son discours, par l’oraison funèbre prononcée par Périclès en 431 av. J.-C., la question devient plus complexe : n’est-ce pas en effet Thucydide qui tout à la fois relaie le célèbre discours de Périclès (faisant l’éloge du système démocratique) et affirme, quelques pages plus loin, à propos d’Athènes, que « c’était, de nom, une démocratie, mais en fait, le premier citoyen exerçait le pouvoir » ? Selon l’historien, la démocratie n’aurait donc été qu’un mot creux servant de paravent au pouvoir quasi monarchique exercé par Périclès.
Cette contradiction relevée par Thucydide entre le fait et le droit invite à mieux cerner le fonctionnement de ce régime politique inventée dans le monde grec au ve siècle av. J.‑C. Depuis Aristote, la démocratie désigne une certaine distribution du pouvoir (archè), marquée par le règne de la loi majoritaire. Dans cette perspective, la démocratie se caractérise d’abord par un cadre institutionnel assurant la participation du plus grand nombre aux affaires communes. La démocratie apparaît donc comme un système légal qui, tout en étant au service du peuple, lui reste largement extérieur : la bonne marche des institutions est censée garantir, du dehors, l’effectivité du pouvoir du peuple.
Mais de quel pouvoir s’agit-il exactement ? À s’en tenir à cette vision légaliste de la démocratie, le pouvoir accordé au peuple risque bien de n’être qu’une fiction, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, le poids des démagogues – les « conducteurs du peuple » – aboutit parfois à dessaisir le dèmos de son pouvoir souverain, en manipulant les institutions. Ensuite, le véritable pouvoir se joue souvent ailleurs que sur la scène politique stricto sensu – que l’on pense par exemple aujourd’hui au rôle exponentiel des multinationales (de l’ancienne comme de la nouvelle économie), placées en dehors de tout contrôle populaire…
Face à ce risque réel de dépossession, il est tentant de redonner un sens plus actif aux deux racines composant le terme démocratie. Ainsi le « peuple » (dèmos) doit-il non seulement s’entendre comme un corps politique institué, défini par la participation aux institutions de la communauté, mais aussi comme une réalité sociologique, recouvrant tous ceux qui ne font pas partie de l’élite. C’est d’ailleurs bien le sens que les « démocraties populaires » accordaient au terme dans leur propagande : la « dictature du prolétariat » n’était rien d’autre que la domination du « peuple » sur ses ennemis de classe. On le voit : cette redéfinition du dèmos est solidaire d’une certaine conception du pouvoir (kratos), fondée sur l’exercice de la violence et justifiée par la défense des intérêts populaires. Les opposants à la démocratie athénienne ne disaient d’ailleurs pas autre chose dès le ve siècle av. J.-C., en accusant celle-ci d’être devenue une tyrannie exercée par les plus pauvres sur les plus riches (à l’intérieur de la communauté) et sur les alliés (à l’extérieur). Prise en ce sens, la démocratie ne s’apparente nullement à un état stable, mais à un processus dynamique, conduisant à donner toujours plus de pouvoir au peuple, au risque de basculer dans la démesure (hybris).
L’écart entre ces deux conceptions paraît infranchissable : d’un côté, une démocratie formelle, ne donnant au peuple qu’une illusion de pouvoir ; de l’autre, une démocratie bien réelle, mais incapable de s’auto-limiter. Peut-être la solution consiste-t-elle à déplacer la question, en rappelant l’existence d’une dernière définition de la démocratie. Loin de se résumer au seul pouvoir (que celui-ci soit régulé par un système institutionnel ou s’impose par la violence), la démocratie se définit aussi par des mœurs et une culture qui lui donnent sa véritable consistance. Platon, génial adversaire de la démocratie, l’avait bien compris : dans la République, il souligne la puissance inouïe de la culture démocratique, susceptible de tout emporter sur son passage, tel un véritable torrent, et de reconfigurer jusqu’à la psyché des individus : « Quelle éducation privée résisterait et ne serait pas emportée dans ces flots de blâme et de louange au gré du courant qui l’entraîne ? N’en viendra-t-il pas à juger comme [les hommes du peuple] de ce qui est beau et de ce qui est laid ? Ne prendra-t-il pas les mêmes mœurs qu’eux et ne sera-t-il pas pareil à eux[1]? » Si la démocratie donne bien le pouvoir au peuple, ce n’est que pour autant qu’elle parvient à incorporer, en chaque citoyen, un imaginaire partagé autour duquel les pauvres comme les riches, l’élite comme la masse, peuvent se retrouver et œuvrer ensemble à la création d’un domaine commun.
Vincent Azoulay est professeur d'histoire grecque à l'Université Paris-Est et membre de l'Institut universitaire de France. Il est l'auteur, notamment, de Périclès : la démocratie athénienne à l'épreuve du grand homme (Armand Colin, 2010) et de Les Tyrannicides d'Athènes : vie et mort de deux statues (Le Seuil, 2014).
[1] Platon, La République, 492c-d