Max Weber avait pensé que la transition d’une administration aristocratique à une administration professionnelle devrait bénéficier à la société dans son ensemble. Le professionnalisme devait également remplacer le système des dépouilles (« spoils system ») aux États-Unis, un système qui avait l’avantage de permettre une plus grande ouverture sociale, mais impliquait également un gouvernement moins compétent. Le professionnalisme, fondé essentiellement sur des examens, contenait un seul risque de taille. Il risquait de créer une nouvelle sorte d’élites.
Il se trouve qu’il n’avait pas tort. Mais il y a différentes sortes d’élites. Il peut y avoir une élite assez fermée, basée sur l’héritage de naissance, comme l’ancienne aristocratie européenne au XVIIIe siècle. Il peut également y avoir une classe qui bénéficie d’avantages familiaux — éducation, valeurs, fortune et compétence. La différence est que dans le premier cas aucune compétition n’existe, tandis que dans le second la compétition est permanente et dure tout au long de la vie. L’exception à cette règle reste la France, où une fois admis au sein de l’élite par le biais d’un concours, on y reste.
Un pays démocratique a plusieurs manières de choisir les élites qui vont le diriger. Il peut créer une filière ad hoc ou plusieurs filières. Il peut ne pas avoir une filière précise, mais laisser le choix au hasard ou à la compétition des individus ou des institutions d’enseignement supérieur. Et pourtant une filière peut se dessiner dans ce cas aussi.
Un ancient candidat à la présidence des États-Unis a dit récemment qu’il trouvait assez étonnant que dans un pays de trois cents cinquante millions d’habitants, on risquait de finir la campagne présidentielle actuelle avec une compétition entre deux dynasties, les Bush et les Clinton. Il n’a pas complètement tort. Mais il se peut que la politique n’attire pas les gens les plus brillants ou que la société offre de multiples autres possibilités de carrière. Cela dit, la question de la transmission des avantages d'une génération à l’autre se pose.
Comme les pays démocratiques ont un système éducatif de masse, le fait de passer par l’enseignement supérieur n’est depuis longtemps plus un signe de distinction. D’ailleurs, les dirigeants de ces pays sont partout bien diplômés. Donc il n’est pas du tout étonnant que les élites dans les pays démocratiques soient pratiquement tous diplômés d’une université ou d’une autre. Il peut y avoir certes des écoles plus distinguées que d’autres ou plus difficiles d’accès. Dans certains pays (la France, le Japon), ces écoles très sélectives ont pour tâche de sélectionner les futurs dirigeants du pays. Une fois sélectionnés, ceux-ci restent dans ce cercle privilégié, qu’ils montrent de la compétence ou de l’incompétence. De plus, il ne subissent aucune compétition venant de l’extérieur, puisque la porte est fermée à tous ceux qui pourraient faire valoir une compétence supérieure.
Du fait que les établissements de l’enseignement supérieur sélectionnent les plus « brillants » et sont ouverts (théoriquement) à tous, peut-on reprocher à ces écoles de créer des élites? Pas vraiment, pour ce qui concerne la France, parce que ces écoles ont pour mission de former les élites de la nation, secteur public et privé confondus. C’était également le cas d’Oxford et de Cambridge en Angleterre jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. Les universités de ce que l’on appelle l’Ivy League ont également joué un rôle semblable. Ni Cambridge ni Oxford ne jouent plus ce rôle aujourd’hui. Et ni Harvard, ni Yale, ni Princeton ne jouent ce rôle non plus dans l’Amérique contemporaine. En France, les élites ont compris l’utilité de ces écoles pour eux, et pour leur proches, ainsi que pour un groupe de gens de milieux restreints. Ils ont ainsi réussi à créer une situation de rente qu'aucune autre élite occidentale ne pourrait égaler.
La question se pose : pourquoi les élites en France continuent-elles d’être formées dans quelques écoles, tandis que dans d’autres pays démocratiques les institutions les plus prisées ont abandonné ce rôle ? Apres tout, les élites françaises prétendent que leur formation dans ces écoles est de loin meilleure que ce qu’ils auraient obtenu à l’université. Ils acceptent l’appellation de « technocratie », et cela n’est pas perçu comme une caractérisation péjorative. En fait, cela leur founit la légitimité d’un spécialiste qui gagne sa place a l’ENA ou a l’École Polytechnique parce qu'il est brillant. Lorsqu’il sort d’une de ces écoles, il se pense également formé pour les postes qu’il va occuper. Mais ces jeunes gens occupent en fait des postes très différents tout au long de leur carrière (il est difficile d’être spécialiste des questions financières, des questions de transport ou de l’enseignement, ou de l’industrie à la fois); cela ne les empêche pas de prendre la tête d’une grande société privée ou publique, de conseiller un ministre en étant intégré à son cabinet, de diriger une grande direction d’un ministère, et même d’aller d’un ministère à l’autre. En fait, ils deviennent une aristocratie généraliste légitimée par l’accès à une école prestigieuse et sélective. Et cette aristocratie ne subit pas les évaluations continuelles que subit le commun des mortels.
Est-ce différent dans d’autres pays démocratiques ? On me fait souvent remarquer (en France) que les universités de l’Ivy League jouent un rôle équivalent aux grandes écoles francaise. Pas tout à fait. Il est vrai qu’elles sont très compétitives et très difficiles d’accès. La grande différence est que les universités prestigieuses (Harvard, M.I.T., Stanford, Yale, Princeton) ne garantissent rien, puisqu’à la fin de la scolarité, il faut recommencer à faire des demandes pour une école de droit, de médecine, de business, d’architecture, etc. Et alors vous vous trouvez avec tous les étudiants de votre génération qui sont allés dans plus de 2500 écoles et qui ont pu faire des scolarités plus brillantes que ce que vous avez accompli à Harvard, Yale ou Stanford. Il se peut par contre que vous ayez fait une scolarité exceptionnelle dans une de ces prestigieuses universités et par la suite dans une des écoles de business, de médecine, ou d’architecture de cette même université. Le résultat est que vous aurez tiré au moins une leçon pour la vie : il faut se préparer à une constante compétition, à une constante évaluation. Il n’y aura aucune garantie de l’étape suivante de la carrière. Le prestige que vous tirez de votre scolarité dans une université prestigieuse n’a pas de validité pour la prochaine étape, sauf s’il est mérité à la suite d'une nouvelle compétition dans un nouveau cadre. En France, et c’est ici la grande différence avec les autres pays, les avantages qui commencent par l’accès à une grande école sont cumulatifs et ne nécessitent en général aucune justification ni remise en cause.
On est obligé de revenir à ce que Max Weber craignait lorsqu’il analysait le passage au professionnalisme basé sur des compétences : de nouvelles formes d’aristocratie risquent de naître. D’un côté, le système aristocratique francais conféré par une école « spéciale », comme Napoléon qualifiait les grandes écoles, excluant ensuite compétition, évaluation, et tout risque de perdre le statut conféré par l’école. De l’autre, dans le cas anglo-saxon, où des universités prestigieuses existent, l’école accorde certes un peu de prestige mais ne garantit aucun statut à vie et aucun succès définitif. Il se trouve bien sûr qu’à cause de tous les avantages que la vie peut offrir à un jeune issu d’une famille privilégiée, il/elle est sûrement bien mieux placé/e pour affronter la compétition à chaque étape de sa carrière que quelqu’un qui sort d’une famille plus modeste. Et donc un héritier aura plus de chances que d’autres pour être aussi le plus compétent. Mais toutes les aristocraties ne se ressemblent pas !
Ezra Suleiman est professeur de sciences politiques à l’Université de Princeton. Il est également directeur du Centre d’études européennes. Il a été président de la commission « Europe » de la Fullbright Commission. Il est aujourd’hui membre du comité de sélection et de gouvernance d’AXA. Ezra Suleiman est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Les Hauts fonctionnaires et la politique (Seuil, 1976), Le Démantèlement de l’État démocratique (Seuil, 2005) et Schizophrénies françaises (Grasset, 2008). Il est membre du comité directeur de l’Institut Montaigne et membre du comité de rédaction de Comparative Politics, La Revue des Deux Mondes et Politique Internationale.