Pour le grand public en général comme aussi, du reste, pour la plupart des théoriciens de la vie politique, le concept qui s’attache au mot dèmokratia — dont Paul Demont, dans cette Agora, a rappelé l’étymologie, en montrant également que le terme ne fut pas toujours pris, tant s’en faut, dans une acception positive —, c’est la participation directe du Peuple aux décisions de la cité : l’image est, invariablement, celle d’une assemblée de citoyens venus des quatre coins de l’Attique, que l’on doit parfois pousser à se réunir au Théâtre de Dionysos ou sur la Pnyx afin d’obtenir, quand la loi l’exige, le quorum indispensable ou que l’on essaie d’attirer par la distribution de jetons de présence donnant droit à une indemnité (misthos). L’existence d’une assemblée primaire, d’une ekklèsia ouverte à tous les détenteurs de la politeia, est certes un principe fondamental de la démocratie dans toutes les cités grecques ayant adopté ce régime. Mais il n’est pas sûr qu’en se focalisant sur cet aspect-là seulement des institutions démocratiques, on rende le meilleur service à l’hellénisme et que l’on défende de la manière la plus adéquate la valeur toujours actuelle de l’héritage antique.
Car comme notre collègue de la Sorbonne l’a si bien mis en évidence, cette démocratie directe, sujette à tous les mouvements irraisonnés de la foule, eut ses détracteurs dès l’Antiquité : non seulement Platon - qui avait de bonnes raisons de ne point pardonner à ses compatriotes la condamnation à mort de son maître Socrate, citoyen exemplaire - mais aussi Aristote et Polybe à deux siècles d’intervalle l’un de l’autre, le premier, on le sait, donnant la préférence à un régime de caractère républicain (politeia), le second fustigeant les autorités de l’Athènes de son temps et faisant, à l’inverse, l’éloge de l’État fédéral péloponnésien auquel il était fier d’appartenir, jusqu’au moment en tout cas où certains démagogues y favorisèrent l’irruption d’une démocratie extrême, qui donnait le pouvoir à la masse tumultueuse et incontrôlable du peuple (ce régime que l’historien de Mégalèpolis désigne sous le nom de ochlokratia) : car c’est elle qui, à ses yeux, causa la perte de la Confédération achéenne, alors que, tout au contraire, elle avait brillé d’un vif éclat à l’époque où des dirigeants intègres, partisans du juste milieu en politique — tels le grand Aratos ou Lycortas, le propre père de Polybe — surent conduire la Ligue dans le respect des institutions fédérales.
D’autre part et surtout, la démocratie directe telle qu’elle se pratiquait à travers l’Assemblée du Peuple, à Athènes et ailleurs, peut apparaître aujourd’hui comme une étape très importante, assurément, dans l’évolution des sociétés antiques, mais aussi comme une phase désormais irrémédiablement dépassée du gouvernement des États, puisqu’elle n’est pratiquable qu’à très petite échelle, dans les Républiques où le nombre des citoyens n’excède pas trop ce chiffre de 10.000 hommes que les penseurs du IVe siècle avant J.-C. s’accordaient à tenir pour le nombre idéal d’une population civique (c’est la muriandros polis chez Platon comme chez Isocrate et chez Aristote) ; au surplus, elle n’est guère concevable, cette démocratie-là, que dans un État où le droit de vote est réservé aux citoyens de sexe masculin : Aristophane osa certes imaginer une « Assemblée des Femmes », mais il n’alla jamais jusqu’à dépeindre, même sur le mode comique, une ekklèsia mixte ! De fait, il est très significatif qu’à l’époque moderne les seules assemblées politiques véritablement comparables — et du reste souvent comparées (voir par exemple La démocratie athénienne au temps de Démosthène de l’historien danois H.M. Hansen aux éditions des Belles Lettres) — à l’ekklèsia antique soient aujourd’hui en voie de disparition ; je veux parler, bien sûr, des Landsgemeinde, ces assemblées des cantons campagnards qui formèrent le noyau de la Confédération suisse depuis le XIIIe siècle. Dotées de tous les pouvoirs législatifs, électoraux et même judiciaires qui, ailleurs, sont l’attribut des Parlements ou des Tribunaux, ces assemblées primaires, encore bien vivantes au début du siècle passé, ont cessé en effet, pour la plupart, de se réunir depuis qu’en 1974 le droit de vote fut octroyé aux femmes (ce à quoi, du reste ces cantons dits « primitifs » ont été assez farouchement opposés). Cette forme de démocratie — la plus proche, à certains égards tout au moins, de la démocratie antique — apparaît donc désormais comme un archaïsme : il n’est plus question aujourd’hui de la prendre pour modèle, même s’il est permis de voir dans sa disparition un recul du droit de chaque citoyen de prendre la parole publiquement dans un cadre institutionnel (à ce déficit démocratique tentent de répondre, on le sait, des formes plus ou moins nouvelles et « sauvages » de participation directe, telles que la manifestation de rue et, désormais, l’intervention sur les réseaux sociaux).
Mais, justement, on oublie trop souvent une autre « invention », pas moins importante, de la démocratie grecque, innovation qui a le singulier avantage, elle, de conserver toute son actualité : c’est la mise en place — et cela dès l’installation de la démocratie à Athènes et de régimes semblables dans d’autres cités du monde hellénique, en Ionie notamment, à la fin du VIe siècle déjà — d’un Conseil (appelé Boulè, « organe de délibération et de décision »), où se préparaient les motions, les projets de lois et de décrets, et qui gérait une bonne partie des affaires courantes, en exerçant également un contrôle permanent sur les finances de la cité. Or, cet organe de 500 bouleutes (jusqu’à la fin du IVe siècle, puis augmenté de 100 membres encore à partir de l’an 307/6) ne représentait pas seulement, de façon strictement égalitaire, les dix tribus instaurées par le réformateur Clisthène (à raison de 50 membres par phulè), mais aussi les quelque 140 dèmes, ou communes, qui se partageaient le sol de l’Attique. Il faut bien voir, toutefois, que ce n’est pas avant la fin du XIXe siècle que des inscriptions enregistrant les noms et les démotiques des cinquante prytanes de telle ou telle tribu ont permis de dégager les règles qui présidaient à la constitution annuelle de ces délégations « tribales » elles-mêmes : en effet, les tribus étant formées chacune d’une dizaine de dèmes, c’est en fonction du chiffre de la population originaire de ces unités territoriales de base qu’était fixé le quota bouleutique de chacun des dèmes (le nombre des conseillers pouvant aller, selon ce critère démographique, de 1 à 22). Athènes connaissait donc, à ce niveau, une véritable représentation proportionnelle. Il est vrai que certains historiens anglo-saxons (tel M. Finley dans sa critique de J.A.O. Larsen) ont nié que cette notion, inconnue en Europe avant l’époque des Lumières, pût s’appliquer à la cité athénienne, puisque les démotes envoyés au Conseil n’étaient pas, à proprement parler, élus (mais tirés au sort parmi une brochette de citoyens remplissant toutes les conditions) et que, surtout, ils n’avaient pas mandat d’y défendre les intérêts de leur dème (et encore moins la politique d’un « parti » déterminé). Il n’empêche que ce système n’était guère éloigné de celui que l’on connaît dans les organes de gouvernement des États démocratiques modernes, car force est de constater qu’il faisait de la Boulè athénienne le reflet très exact de la population civique mâle répartie dans tous les cantons du territoire — reflet plus exact, est-on en droit de dire, que l’Ekklèsia elle-même, dans la mesure où celle-ci était fréquentée majoritairement par les citoyens domiciliés en ville et dans les dèmes les plus proches du centre urbain.
Si, avant le XXe siècle, bien peu d’historiens soupçonnèrent que les cités grecques — car il y en eut d’autres à côté d’Athènes — avaient pratiqué une forme de représentation proportionnelle, les penseurs, dès le XVIIIe siècle, prirent conscience qu’un tel système avait été à l’honneur dans un État au moins du monde antique, à savoir la « République fédérative de Lycie » chère à Montesquieu. En effet, dans un passage célèbre de L’Esprit des Lois (IX 3), le philosophe français fait l’éloge de cette confédération micrasiatique, dont il connaissait la constitution grâce à l’évocation précise qu’en a laissée Strabon — d’après Artémidore d’Ephèse — dans sa Géographie (livre XIV). Comme déjà cet auteur sans doute, le marquis de La Brède fut frappé par le fait que les cités lyciennes étaient rangées en trois catégories, ce qui permettait aux plus importantes d’être trois fois mieux représentées, dans les instances fédérales, que les plus petites, tandis que les villes « médiocres » ou moyennes occupaient une position intermédiaire. Cette redécouverte par Montesquieu (et déjà — mais plus discrètement ! — par le politologue Jean Bodin deux siècles plus tôt) de la représentation proportionnelle appliquée à une fédération de cités eut d’emblée un écho considérable, au point que le système politique des Lyciens était présent à l’esprit des députés qui, à Philadelphie en 1776, élaborèrent la constitution des Etats-Unis d’Amérique. Mais le modèle lycien perdit ensuite de son prestige, à cause de l’interprétation fautive que Montesquieu — travaillant sur une version latine de la Géographie — avait donnée d’un des principes fondamentaux définis par Strabon et surtout en raison du fait que la Constitution américaine s’érigea elle-même en nouveau modèle, avec l’invention du système bicaméral, dont l’importance ne saurait être sous-estimée dans l’histoire du fédéralisme : car si l’une des deux chambres y est, comme partout, l’expression de la souveraineté du Peuple par la voix de ses représentants, l’autre traduit la volonté majoritaire des États membres de l’Union.
Il faut bien marquer, enfin, que le choix de la « République fédérative de Lycie » par l’auteur de L’Esprit des Lois fut en partie malheureux. Montesquieu aurait sans doute été mieux inspiré, en effet, de s’en tenir à l’exemple achéen que lui proposait Polybe, car cette confédération était plus prestigieuse, plus puissante et surtout plus ancienne que le Koinon Lykiôn, qui (on le sait aujourd’hui) ne s’est formé — et dans la douleur — que tardivement, pas avant le moment où, par le traité d’Apamée (189 avant J.-C.), Rome imposa sa suzerainté à tous les États de l’Asie Mineure. Ce qui détourna Montesquieu du modèle polybien, c’est manifestement la débâcle des Achéens face à Rome en 146 (destruction de Corinthe) ; c’est peut-être également — si paradoxal que cela puisse paraître — parce que les Histoires de Polybe ne lui offraient nulle part, en réalité, une description claire et complète du fonctionnement de cet État fédéral. Il a fallu, là aussi, attendre la découverte de quelques inscriptions très instructives pour comprendre que la représentation des cités achéennes était fondée sur un principe de proportionnalité en tous points semblable à celui qu’avait décrit Strabon pour la Lycie. Il n’en est pas moins vrai que les Achéens eux-mêmes avaient dû s’inspirer d’un autre modèle fédéral encore, celui de la Béotie, que font connaître, pour la haute époque hellénistique, des inscriptions dont l’enseignement a été méconnu jusqu’à une date très récente. Or, chez ce peuple traditionnellement (et bien injustement) dépeint comme stupide — « les plus épais de tous les Grecs », écrit Montesquieu en parlant des Béotiens ! — une forme de représentation proportionnelle existait au moins depuis le milieu du Ve siècle avant J.-C., chose qu’a révélée, on le sait, un célèbre papyrus grec d’Égypte, reproduisant l’œuvre d’un historien anonyme d’époque classique (les Hellénica d’0xyrhynchos).
Autrement dit, c’est bel et bien au cœur de la Vieille Grèce — en Attique d’un côté et en Béotie de l’autre (de même, très probablement, que dans les dynamiques cités de l’Eubée centrale, Chalcis et Érétrie) — qu’a jailli, aux alentours de l’an 500 avant notre ère, l’idée de la représentation proportionnelle dans les boulai, que celles-ci fussent de composition démocratique ou oligarchique. Or, ce principe est devenu aujourd’hui, à de rares exceptions près, le bien commun de tous les États de la planète !
Denis Knoepfler, Collège de France et Académie des Inscriptions et Belles-Lettres