Ami des Classiques, tout est plein de dieux ! Qu’il s’agisse de phénomènes naturels, de rites religieux ou de toponymes, les mythes nous permettent de comprendre et d’expliquer le monde. Venez le découvrir avec les poètes de l’Antiquité ! Tous les quinze jours, Nicola Zito vous présente une “cause” différente.
Le chant 17 des Dionysiaques, monumental poème en 48 livres dû à Nonnos de Panopolis (Ve siècle après J.-C.), est consacré au combat qui oppose le dieu du vin à l’outrecuidant général indien Orontès. Après avoir semé la terreur dans l’armée bachique, ce dernier ose s’en prendre à Dionysos en personne, que les exploits militaires de l’adversaire n’ont bien entendu pas du tout décontenancé. Voici donc le dieu lancer contre Orontès… une grappe de vigne qui, ayant juste effleuré la cuirasse du guerrier, prodigieusement la brise, le laissant ainsi désarmé. Le militaire aura juste le temps d’adresser une dernière prière au Soleil, à la Terre et à l’Eau, après quoi, sous le regard méprisant de Dionysos, il lèvera sur lui-même le fer meurtrier, puis tombera dans le fleuve de Syrie qui sera rebaptisé sans trop de fantaisie Oronte…
Les récits “onomastiques” de ce genre sont monnaie courante dans la mythologie gréco-romaine, que l’on songe par exemple au mythe du roi Égée qui, croyant son fils Thésée mort à cause du célèbre quiproquo des voiles noires, se suicide par noyade dans la mer qui porte maintenant son nom… Ce qui rend marquant le mythe de la mort d’Oronte ce sont plutôt les circonstances très particulières dans lesquelles il a vraisemblablement été conçu : il s’agit d’une découverte archéologique qui avait beaucoup surpris les Anciens.
Pausanias, auteur au IIe siècle après J.-C. d’une Description de la Grèce, raconte qu’un empereur romain, probablement Tibère, au pouvoir entre 14 et 37, fit dériver l’Oronte dans un canal creusé pour l’occasion pour permettre aux bateaux de remonter depuis la mer jusqu’à la cité d’Antioche. Ce fut précisément pendant ces travaux spectaculaires que l’on trouva sur l’ancien lit du fleuve, désormais desséché, un sarcophage en terre cuite qui renfermait un corps de forme humaine faisant la même taille, soit plus de onze coudées, correspondant à peu près à 4 km et demi… Il ne pouvait pas y avoir de doutes, il s’agissait du cadavre d’un géant, mais quel était son nom ?
Interrogé par les Syriens sur l’identité du défunt, l’oracle d’Apollon à Claros répondit que c’était Orontès et qu’il appartenait à la race des Indiens, ce qui n’est pas surprenant, observe Pausanias, puisque l’Inde, de ses jours encore, nourrissait des animaux sauvages, qui se distinguaient par l’imprévu de leur aspect et de leur taille…
À l’époque de Nonnos, le rapport entre le nom d’Orontès et celui du fleuve, artificieusement établi pour rendre compte d’un événement qui avait frappé les esprits, était donc une création assez récente : que sont trois ou quatre siècles face à l’ancienneté vénérable des cycles troyen et thébain ? Ce n’est cependant pas à Nonnos lui-même que l’actualité archéologique de l’époque suggéra ce mythe étiologique, qu’avait vraisemblablement déjà développé un de ses modèles, le poète épique Denys (terminus ante quem IIe siècle après J.-C.), auteur de Bassariques consacrées à la guerre entre le dieu du vin et le roi indien Dériadès. Mais Nonnos, voulant présenter Dionysos comme un dieu bienfaisant qui ne verse pas de sang, a peut-être introduit dans son récit la variante du suicide d’Oronte.