Musa, mihi causas memora
Avec un sourire troublé il trône sur son fauteuil, encadré par deux Muses inspiratrices, le regard de ses yeux de pierre me perce comme si je n’étais pas là, et se perd dans les labyrinthes des temps : le vates omniscient, Virgile, que n’a-t-il vu, que n’a t-il dû supporter au fil des siècles ?
Les feuilles de papyrus, reposants sur ses genoux, en témoignent. Après l’effondrement de son ancienne demeure à Hadrumète, dans la province romaine d’Africa Nova, il avait attendu, dans son tombeau de poussière, qu’on le libère du sable qui pesait sur son visage. En 1896, son vœu fut enfin exaucé, mais d’une façon qu’il n’aurait sans doute pas souhaitée : après qu’on eut balayé la terre qui le recouvrait, il fut arraché du tablinum (l’alcove de réception de l’atrium) de la villa dont, depuis le IIIe siècle, les douces couleurs de ses carreaux ornaient le sol. Son nouveau logement devint le Palais du Bardo, l’ancienne résidence des beys de Tunis, où on lui avait accordé une place importante au sein de l’exceptionnelle collection de chefs d’œuvres antiques : il fut aménagé au premier étage, dans la salle qui marque le début du parcours de visite. Là, il avait eu une vie tranquille, malgré sa soumission permanente aux regards scrutateurs des touristes étrangers. Mais récemment, les évènements se sont précipités. Le 28 mars 2015, deux hommes lourdement armés forcèrent leur chemin à travers les salles du musée, laissant derrière eux un véritable champ de bataille avec plus d’une vingtaine de cadavres de personnes cruellement abattues sous le feu bruyant des kalachnikovs.
Depuis, il voit de moins en moins de touristes passer devant lui. Et effectivement, le nombre de touristes a considérablement diminué depuis quelques mois, le deuxième grand attentat, à Sousse (l’ancienne Hadrumète) en juin 2015, ayant encore accéléré la baisse. Quelle triste coïncidence ! La Tunisie, dont le mythe fondateur doit sa célébrité notamment à la plume créative de Virgile, a connu deux terribles attentats, l’un à proximité de l’ancienne demeure de l’effigie du grand poète, l’autre au sein même de son actuelle résidence.
Naturellement, c’est la population qui est la première victime de ces actes terroristes : d’abord bien sûr à cause des tirs eux-mêmes qui ont coûté la vie à tant de personne ; puis à cause des répercussions économiques, notamment dans le secteur touristique, dont est dépendante, de manière directe ou indirecte, une très grande partie des Tunisiens. Enfin, les gens souffrent des conséquences politiques que cette catastrophe a engendrées, à savoir des restrictions considérables des libertés personnelles, instaurées dans le cadre de l’état d’urgence qui, prononcé dans la foulée des attentats, n’a été levé que début octobre[1].
On ne peut que reprendre les mots Jack Lang, ancien ministre de la Culture et président de l’Institut du Monde Arabe, affirmant que les terroristes, en s’en prenant au Musée du Bardo, à quelques mètres seulement du parlement tunisien, se sont attaqués « à la fois à la démocratie et à l’art qui sont leur double ennemi. C’est une terrible épreuve pour le peuple tunisien, qui avec courage et détermination construit un régime fondé sur le respect, la liberté et la culture. »[2]
Car les chefs-d’œuvre de l’art tunisien, eux aussi, en souffrent, y compris les pièces du Musée National du Bardo : les unes victimes directes des balles, les autres endommagées par la négligence provoquée par les contraintes économiques qui se sont imposées à la suite de l’attentat, aux détriment de la maintenance. Ainsi, par exemple, les mosaïques antiques et byzantines qui se trouvent sur le sol du rez-de-chaussée : elles sont abîmées — triste ironie — par la curiosité des quelques touristes qui restent : les chaussures spéciales qu’ils auraient reçues jadis à l’entrée et qui avaient permis à la fois de protéger et nettoyer les mosaïques, coûtent aujourd’hui trop cher au musée et ont dû être abandonnées, ainsi que me l’explique mon guide. Par conséquent, les images en pierre sont désormais directement exposées aux dents impitoyables des semelles qui leur marchent dessus. C’est dans ce sens que se comprennent aussi les paroles de Frédéric Mitterrand, ancien ministre français de la Culture, qui dans une interview donnée sur BFMTV, va même jusqu’à dire que frapper au Musée du Bardo « c’est tuer l’âme même du pays, celle qui a précédé la période islamique » puisque le Bardo, c’est « l’histoire prestigieuse de Carthage, l’histoire de la Tunisie romaine et byzantine. Tout ça est détesté par ces terroristes ».[3]
Ceci en tête, je poursuis ma visite, qui m’amène dans une petite antichambre donnant sur le jardin du palais. Ici, mon guide me tourne le dos et, en regardant par la fenêtre ouverte et en écoutant le chant des oiseaux qui s’ébattent dans le buisson fleuri en bas, me demande : « Vous savez ce que le mot bardo signifie ? »
Je secoue la tête et, sous l’impression de la scène idyllique qui se déroule à l’extérieur, il poursuit : « la légende veut qu’un jour, le roi tunisien ait accueilli une ambassade espagnole, et qu’après la visite du palais, quand le groupe s’apprêtait à sortir pour une promenade dans le parc, un des légats espagnols se soit émerveillé de ses dimensions, en s’exclamant : « El prado, el prado es el paraíso — le jardin est le paradis ». Alors mon guide se tourne vers moi et il me regarde tristement. « Malheureusement, le bardo n’est pas le paradis pour tout le monde. » De son doigt, il indique deux vitrines qui abritent chacune une petite statuette d’une trentaine de centimètres. Le premier bronze montre, de manière un brin vulgaire et drôle, le héro Hercule en pleine ivresse pissant tout en secouant sa massue : prêté pour une exposition à l’étranger, le fils de Jupiter a par miracle échappé aux vandales.
Son voisin en revanche, un jeune Bacchus muni de son thyrse, n’a pas eu la même chance : son corps nu, son sexe impudiquement exposé aux regards des visiteurs, et la corne en forme de panthère, qu’il tenait dans sa main gauche, signe de la fonction de dieu des vignes, du vin, de l’alcool, de l’extase et de l’ivresse ont tellement suscité la colère insatiable des extrémistes religieux que même la vitre blindée ultra-sécurisée, fabriqué à Berlin, n’a pas pu résister à la force néfaste de leurs armes redoutables et protéger le trésor qu’il abrite encore. Mais les quelques blessures que Bacchus a reçues ne sont rien comparées à la dimension du mal qu'a subi le touriste russe qui se trouvait dans la salle, quand les terroristes s’y sont introduits. Il a payé de sa vie son intérêt pour la civilisation antique, abattu par une dizaine de balles dont les traces se voient encore dans le coin où il tenta de se cacher de ses assassins : des trous dans le mur où les balles sont sorties de son corps , du sang profondément pénétré dans les pierres du sol, indélébile à tout jamais.
Il est rassurant de voir que les Tunisiens, confrontés aux horreurs de ces images, ont décidé de ne pas reculer devant les menaces, ce qui reviendrait à céder le pas aux terroristes, qui n’attendent que cela. « Car c’est parmi les désespérés, parmi ceux qui n’ont pas de perspective, parmi les frustrés et parmi les pauvres qui souffrent de la crise économique en Tunisie dont les extrémistes sont la cause, que ces malades diffusent leur messages néfastes et recrutent leurs futurs combattants », explique Samir Anouallah, directeur de recherche à l’Institut National du Patrimoine à Tunis, lors d’une interview avec Les Belles Lettres.
Ce courage du peuple tunisien me remet en mémoire un passage de l’Énéide où le héros éponyme, visitant avec ses compagnons l’un des temples de Carthage et y voyant ses pénibles souvenirs ravivés par la vue des peintures qui en ornent les murs, ne cède pas au découragement, mais, tout au contraire, redonne du cœur à ses hommes :
Il s’arrêta et dit entre ses larmes : « Est-il un dieu, Achate, est-il pays sur terre qui déjà ne soit plein du bruit de nos travaux ? Priam devant nous ! Ici même, le mérite reçoit ses honneurs, les larmes coulent au spectacle du monde, le destin des mortels touche les coeurs. Dissipe tes craintes ; tu le verras : cette renommée, d’une manière ou d’une autre, fera notre salut. » Ainsi dit-il ; il repaît son âme de l’illusion de cette peinture, il gémit profondément, il inonde son visage d’un flot de larmes. (Énéide, I, 459-465, trad. J. Perret).
A. W.
[1] Le Monde, La Tunisie lève l'état d'urgence du 02/10/2015 à 22h26
[2] Le Huffington Post avec AFP Publication: 18/03/2015 13h10 CET Mis à jour: 19/03/2015 12h53 CET
[3] BFMTV du jeudi 19/03/2015 à 13h23, mis à jour le 19/03/2015 à 16h23