Post tenebras lux – Maxime réformatrice de Genève
Les montagnes dans le dos, sur la rive droite du lac Léman, je porte mon regard sur la cité de Genève. Pour la première fois depuis des mois, le soleil a réussi à pénétrer la couverture de brume et de nuages derrière laquelle il s’était caché durant presque la totalité de mon séjour de deux mois. C’est cet aspect de la ville bellement ensoleillée qui me rappelle une petite phrase que j’ai vue tant de fois dans cette ville – sans me rendre compte de sa profonde signification : Post tenebras lux. Car devant moi jaillit du lac brillant la fameuse fontaine de Genève, étincelant sous les premiers rayons de soleil et faisant oublier les ténèbres des semaines passées. Ce célèbre symbole de la ville représente son impulsion, l’esprit innovateur qui lui est propre. Comme la ville, la fontaine reste la même tout en changeant constamment : elle se renouvelle chaque seconde et se nourrit de l’eau du lac qui a lui-même toujours été là, voyant le temps s’écouler et les siècles passer. Ce même esprit plein de vie et d’innovation que respire la ville est aussi à la base de la phrase : il n’y a guère de paroles dans la Vulgate – la Bible latine – qui sauraient, de manière plus simple et plus claire, exprimer l’espoir de l’espèce humaine de se libérer des misères de l’existence, que le vers 12 du chapitre 17 du Livre de Job. Là, Job, dans sa fonction de modèle de l’homme pieux, déplore le malheur que le Diable lui a infligé ; malheur qui dans le texte se positionne comme exemple de la détermination de la destinée humaine. Mais Job, dans sa foi inébranlable, prononce les paroles qui des dizaines de siècles plus tard deviendront la devise omniprésente de Genève : Post tenebras spero lucem – « Après les ténèbres, j’espère la lumière ».
Blason du canton de Genève
Il est normal que le christianisme se soit approprié cette phrase. Il est pourtant étonnant de voir à quel point la cathédrale Saint-Pierre de Genève véhicule ce sentiment d’espoir et l’idée d’innovation.
Devant un ciel bleu et la vertigineuse coulisse du mont Salève, l’église se découpe majestueusement, et inévitablement elle attire mon attention : trônant sur la colline de la cité, la cathédrale veille sur la ville du haut de ce site dominant, berceau de la colonisation de la vallée à l’époque préhistorique. La colline fut, durant l’Antiquité, habitée par les Allobroges qui, selon César, y fondèrent leur ville frontalière avec la région des Helvètes[1]. À l’époque, l’endroit était d’une importance stratégique majeure, car il permettait de contrôler et de défendre le pont qui traversait le Rhône, fleuve prenant source dans le lac Léman et formant avec ce dernier un triangle naturellement fortifié.
Squelette d'un jeune homme sacrifié
Dès le début, pourtant, la colline comportait également des lieux de culte qui établissait pour la première fois ce lien fort entre la mort et la vie qui est tellement caractéristique pour l’histoire de la ville : la découverte d’un squelette en 1998 qui, traditionnellement inhumé en position assise, porte des traces de traumatismes crâniens, témoigne en effet que les rites pratiqués par la société allobroge de l’époque prévoyaient des sacrifices humains. Cette pratique gauloise est bien attestée par les auteurs antiques. Par exemple, Strabon, historien grec de l’époque augustéenne, écrit dans sa Géographie : « Ce furent les Romains qui mirent fin à ces coutumes, ainsi d’ailleurs qu’à toutes les pratiques de sacrifice et de divination contraires à nos usages, car ils cherchaient des présages dans les convulsions d’un homme, désigné comme victime, qu’on frappait dans le dos d’un coup d’épée. Ils ne sacrifiaient jamais sans qu’un druide fût présent[2]. » Bien que ces pratiques barbares semblent avoir effectivement disparu une fois que les Romains se furent emparés de la région vers la fin du IIe siècle avant notre ère, il apparaît que les Allobroges avaient conservé une certaine souveraineté administrative et surtout religieuse.
C’était dès l’époque augustéenne également que la ville commençait à fleurir et à prospérer : la fortification des ponts avec des camps militaires à leurs têtes – entourés de fossés – et l’aménagement d’un premier port facilitaient à la fois la défense de l’agglomération et la taxation du passage et du commerce dans la ville, promouvant par là même l’accession de la ville au statut de centre commercial et intellectuel, qui trouve son apogée au IIe siècle apr. J.-C.
Les Romains respectaient les traditions et sentiments religieux de la population indigène. Cela se vérifie notamment par la monumentale effigie de bois, découverte en 1898, représentant probablement la divinité tutélaire de la ville celte et qui date d’environ 80 av. J.-C. – et est donc bien postérieure à la conquête romaine.
Effigie monumentale en bois
Plus important dans ce contexte et pour le développement culturel du lieu fut la mort d’un grand chef de tribu vénéré en tant que héros de guerre au IIIe siècle av. J.-C. On lui dédia en effet un tumulus au sein du village qui, au fil des siècles, devint un centre de culte pour la région : les Romains, par prudence et par volonté de maintenir la stabilité et la paix sociale de la population majoritairement celte, gardaient ce lieu de culte – voire le transformaient en mausolée. Ce culte celte fut ainsi tout simplement incorporé dans leur propre religion, et le chef de tribu devint en quelque sorte la divinité tutélaire de la ville.
Ce mausolée fut toutefois, au IIe siècle de notre ère, victime d’un grand incendie qui, lié à des troubles sociaux et économiques majeurs, ravageat la ville.
C’était également le temps où le christianisme commençait à se répandre dans la région. Quand, au IIIe siècle, il prit l’hégémonie religieuse le long des rives du lac Léman, l’espace vide qu’avait laissé le mausolée fut alors comblé par une première cathédrale dont l’ancienne tombe formait la crypte. Au sein de la communauté chrétienne genevoise, autour des évêques morts, se fondait bientôt tout un culte de reliques de martyrs. Genève prit vite le caractère d’une véritable nécropole, dans le sens propre du terme : en dehors de l’enceinte s’érigèrent rapidement un nombre considérable de tombes de grandes personnalités et d’églises funéraires.
Vue sur la cité de Genève avec Saint-Pierre et le jet d'eau
Avec l’avènement de la nouvelle religion dans l’Empire, l’évêque devient le premier dignitaire de la cité. Il concentrait le pouvoir religieux ainsi que politique et administratif et gouvernait la région. Il fit venir des savants et transforma la ville en un centre intellectuel majeur de la Gaule. De plus, le fait d’inviter les meilleurs artisans de toutes spécialités contribuait au développement économique mais également architectural de Genève : le complexe épiscopal qui s’élevait sur le sommet de la colline comprit dans un premier temps une cathédrale, au nord, et une église peut-être destinée à la vénération de reliques des martyrs. Vers 400, une deuxième cathédrale fut construite au sud tandis qu’une troisième se développa par la suite. Cette dernière sera à l’origine de la grande cathédrale édifiée vers l’an mil : la future cathédrale Saint-Pierre.
Les palais épiscopaux et les cathédrales battis au cours des siècles disposaient d’un système moderne de chauffage par le sol, de riches mosaïques, de larges escaliers en pierres et de toits majestueux en bois qui avaient pour but d’impressionner les gens simples qui y venaient prier, se faire recevoir par l’évêque ou obtenir les sacrements.
Au centre de l’aire sacrée, alors constituée de trois cathédrales – dont chacune remplissait sa propre fonction – se trouvait le baptistaire : là, au début, les baptêmes s’effectuaient à l’aide d’un instrument avec lequel on arrosait d’eau la tête du fidèle. Cette douche purgative le guidait des ténèbres du péché vers la lumière du règne de Dieu et l’initiait ainsi à la foi chrétienne : post tenebras lux.
Le détournement du culte de rite païen vers la religion chrétienne du salut marque alors une étape importante dans l’histoire de la ville. Son développement prend un nouveau dynamisme quand la réformation suisse sous l’égide de Calvin s’empare de Genève dans les années trente du XVIe siècle.
Mur des Réformateurs montrant de gauche à droite les réformateurs Farel, Calvin, Beza et Knox
Les réformateurs choisissent Genève comme camp de base pour la diffusion de leur doctrine subversive. Ce sont finalement eux qui promeuvent l’expression d’espoir de la Vulgate au statut de maxime : d’un côté, elle propage le message originairement chrétien selon lequel Jésus est mort pour sauver – voire renouveler – l’humanité pécheresse en lui apportant la lumière du règne de Dieu ; de l’autre côté, les réformateurs identifient les ténèbres avec le catholicisme corrompu du XVIe siècle et associent leur propre lutte à la lumière en transformant les mots d’espoir en une promesse de salut. Ce statut officiel en tant que maxime de la Réformation est souligné par le Mur des Réformateurs, qui se trouve au pied de l’acropole de la ville, en face de l’université de Genève, et sur lequel, dans un ensemble avec l’anagramme chrétienne ΙΗΣ et le Pater Noster, sont gravées les paroles emblématiques.
Au XIXe siècle, pourtant, la maxime est dotée d’une nouvelle nuance. Elle est adoptée comme symbole de la paix et de l’alliance entre les cantons suisses : en 1814-1815, après les ténèbres apportées par plusieurs siècles de guerre et de conflits intérieurs, l’union entre Zürich, Berne, Fribourg et Genève devient l’origine de la République suisse qui, à partir de 1848, s’appellera Confoederatio Helvetica – choisissant un nom latin pour ne pas favoriser l’une des langues officielles du pays. Encore aujourd’hui, l’abréviation CH figure sur chaque plaque d’immatriculation suisse et est utilisée dans le cadre international.
Monument de la Confoederatio Helvetica montrant l’alliance entre les cantons de Berne-Zurich et de Genève
Ce dernier, finalement, constitue le contexte le plus récent dans lequel la phrase s’applique. En 1920, suite aux horreurs survenues au cours de la Première Guerre mondiale, Genève devient le siège de la Société des nations, qui se donne pour objectif d’encourager et de faciliter le dialogue international et interculturel afin de résoudre, de manière diplomatique, les conflits entre ses États membres. Elle se montre toutefois inefficace et incapable d’éviter la Seconde Guerre mondiale. Après cette catastrophe funeste qui a plongé le monde entier en pleine crise, les nations décident d’entreprendre une nouvelle démarche et fondent l’Organisation des nations unies (l’ONU), dont Genève devient l’un des trois sièges principaux à côté de New
Bavaricus devant le portail principal des Nations unies à Genève
York et de La Haye. Aujourd’hui, Genève est synonyme d’un dialogue diplomatique équitable et juste où, à la différence du Conseil de sécurité à New York, même les plus petites nations ont une voix égale à celle des plus grandes. Après un chapitre sinistre sans pareil où aucune loi internationale ne restait en vigueur, le monde s’est donné à Genève, avec l’Office du haut-commissaire des droits de l’homme (OHCHR), la Conférence du désarmement, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et le Conseil des droits de l’homme (HRC) ; des institutions internationales qui accordent aux droits de l’homme le forum qu’ils méritent, sous la vigilance du monde.
Toutes ces dimensions de la devise genevoise se révèlent à mon regard ce matin de Pâques. La métamorphose symbolique de la phrase témoigne de l’histoire riche et tourmentée de la ville au bord du lac Léman.
Mais, s’il y a un endroit au monde où l’écoulement du temps devient manifeste, ce doit être Genève : ce n’est pas pour rien que la capitale de la Suisse romande est également la capitale des montres. Avec Rolex et Omega, pour n’en nommer que deux, les grands fabricants de montres de luxe y résident et y sont omniprésents. Et, à l’entrée de la ville historique de Genève, les aiguilles de la fameuse Horloge Fleurie regardent, depuis leur lit éphémère, jour et nuit se succéder et se manifester la seule vérité absolue du monde : post tenebras lux.
[1]Cf. César 1,6,3 : « Extremum oppidum Allobrogum est proximumque Helvetiorum finibus Geneva. »
[2] Cf. Strabon, Géographie, IV,4,5, CUF, texte établi et traduit par François Lasserre, Paris 1966, p. 162.