Chroniques anachroniques – Les droits de la terre

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À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

À l’heure où le monde paysan manifeste son fort mécontentement et où il se rassemble au salon traditionnel de l’agriculture, même au XXIe s. la terre reste un enjeu vital et sociétal. Les noms de Tiberius et Caius Sempronius Gracchus restent comme l’incarnation des défenseurs de la terre par la tentative avortée de réforme agraire à Rome en 133 av. notre ère.

Ῥωμαῖοι τῆς τῶν ἀστυγειτόνων χώρας ὅσην ἀπετέμνοντο πολέμῳ, τὴν μὲν ἐπίπρασκον, τὴν δὲ ποιούμενοι δημοσίαν ἐδίδοσαν νέμεσθαι τοῖς ἀκτήμοσι καὶ ἀπόροις τῶν πολιτῶν, ἀποφορὰν οὐ πολλὴν εἰς τὸ δη μόσιον τελοῦσιν. ἀρξαμένων δὲ τῶν πλουσίων ὑπερβάλλειν τὰς ἀποφορὰς καὶ τοὺς πένητας ἐξελαυνόντων, ἐγράφη νόμος οὐκ ἐῶν πλέθρα γῆς ἔχειν πλείονα τῶν πεντακοσίων. καὶ βραχὺν μὲν χρόνον ἐπέσχε τὴν πλεονεξίαν τὸ γράμμα τοῦτο καὶ τοῖς πένησιν ἐβοήθησε, κατὰ χώραν μένουσιν ἐπὶ τῶν μεμισθωμένων καὶ νεμομένοις ἣν ἕκαστος ἐξ ἀρχῆς εἶχε μοῖραν. ὕστερον δὲ τῶν γειτνιώντων πλουσίων ὑποβλήτοις προσώποις μεταφερόντων τὰς μισθώσεις εἰς ἑαυτούς, τέλος δὲ φανερῶς ἤδη δι' ἑαυτῶν τὰ πλεῖστα κατεχόντων, ἐξωσθέντες οἱ πένητες οὔτε ταῖς στρατείαις ἔτι προθύμους παρεῖχον ἑαυτούς, ἠμέλουν τε παίδων ἀνατροφῆς, ὡς ταχὺ τὴν Ἰταλίαν ἅπασαν ὀλιγανδρίας ἐλευθέρων αἰσθέσθαι, δεσμωτηρίων δὲ βαρβαρικῶν ἐμπεπλῆσθαι, δι' ὧν ἐγεώργουν οἱ πλούσιοι  τὰ χωρία, τοὺς πολίτας ἐξελάσαντες. ἐπεχείρησε μὲν οὖν τῇ διορθώσει Γάιος Λαίλιος ὁ Σκιπίωνος ἑταῖρος, ἀντικρουσάντων δὲ τῶν δυνατῶν φοβηθεὶς τὸν θόρυβον καὶ παυσάμενος, ἐπεκλήθη σοφὸς ἢ φρόνιμος· ἑκάτερον  γὰρ δοκεῖ σημαίνειν ὁ σαπίηνς. ὁ Τιβέριος δὲ δήμαρχος ἀποδειχθεὶς εὐθὺς ἐπ' αὐτὴν ὥρμησε τὴν πρᾶξιν,

Quand les Romains avaient conquis un territoire sur leurs voisins, ils en vendaient une partie et annexaient l’autre au domaine public en la donnant à cultiver aux citoyens dénués de propriétés et de ressources, moyennant une légère redevance à verser au trésor de l’État. Mais les riches s’étant mis à faire monter les redevances et chassant ainsi les pauvres, on fit une loi interdisant de posséder plus de cinq cents arpents de terre. Pendant quelque temps cette loi opposa un frein à la cupidité et vint en aide aux pauvres restés sur leurs terres moyennant le prix de location fixé et cultivant le lot que chacun d’eux avait reçu au début ; mais, plus tard, les voisins riches s’adjugèrent les fermages grâce à des prête-noms, puis finirent par occuper ouvertement sous leurs propres noms la plupart des domaines. Dès lors, les pauvres, expulsés de chez eux, cessèrent de se prêter volontiers au service militaire et ne se soucièrent plus d’élever des enfants, de sorte que bientôt l’Italie tout entière s’aperçut qu’elle n’avait plus d’hommes libres qu’en petit nombre, et qu’elle fut remplie de prisonniers barbares, que les riches employaient à cultiver les terres d’où ils avaient chassé les citoyens. Caius Laelius, l’ami de Scipion, essaya de redresser la situation, mais, s’étant heurté à l’opposition des puissants, il craignit le tumulte et renonça à son projet, ce qui lui valut le surnom de Sage ou de Prudent (le mot sapiens ayant, je crois, ce double sens). Tiberius, nommé tribun du peuple, reprit aussitôt cette tâche avec ardeur.

Plutarque, Vies, Tome XI, 8, les Gracques,
texte établi et traduit par R. Flacelière et É.Chambry,
Paris, Les Belles Lettres, 1976

La conquête de l’ensemble de l’Italie accrut considérablement le domaine public (ager publicus). Or, Plutarque dit que, à côté des vétérans dotés d’un lopin de terre, les riches avaient davantage de terres en concession, étant donné qu’ils offraient des redevances plus fortes (uectigal) quand ils les prenaient en charge. Mais l’encadrement administratif et les contrôles sur ces terres étaient légers et peu contraignants. En conséquence de quoi, certains s’attribuaient comme privées des terres qui ne leur appartenaient pas et fraudaient. Les superficies occupées devenaient de plus en plus grandes et les grands domaines (latifundia) s’accroissaient. Sur ces terres travaillait une main d’œuvre servile abondante mais aussi une petite paysannerie libre dépossédée. Modérée, la loi de Tibérius proposait de limiter l’occupation abusive des grands propriétaires sur le domaine public : limiter à 500 jugères (=125 ha) la concession de terre publique à une même personne avec 250 jugères de plus par enfant avec un plafond de 1000 jugères (=250 ha). Tout en permettant une meilleure gestion (examen des titres de propriété, fixation des limites entre terrain public et privé, enregistrement des opérations sur les terres…), cette loi favorisait la récupération et la redistribution des terres en petits lots (peut-être de 30 jugères = 7,5ha). Créé au début de la République pour défendre les intérêts du peuple, le tribunat de la plèbe donnait la possibilité à son détenteur, lui-même inviolable, de bloquer les propositions de tous les autres magistrats, disposition statutaire qui aurait pu bénéficier à ce projet de loi mais qui s’est retournée contre elle. L’engagement du frère aîné contre un autre tribun lui coûta la vie. Son frère Caius reprit le flambeau 10 ans plus tard mais se heurta à une opposition féroce d’une partie importante de la classe politique, au prix de son suicide. Ni révolutionnaires, ni même démocrates, les Gracques et leurs partisans cherchaient à remédier aux évolutions récentes de la société romaine : écart croissant entre citoyens riches et pauvres, fermeture de la classe politique. Les bases de la République fondées sur la participation de tous en fonction de leur fortune étaient fragilisées. Ces deux frères incarnent la prise de conscience et l’audace politique (il y aura d’autres soubresauts, Spartacus…). Qui sera le prochain Tibérius Gracchus ?

Christelle Laizé et Philippe Guisard

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