Chaque semaine, un hypokhâgneux du Lycée du Parc, du groupe de grec confirmé (ils se font rares…) ou du groupe des débutants (ils sont un peu plus nombreux…) vous livre ses impressions, et rien que ses impressions, sur les déclinaisons, les conjugaisons, le vocabulaire et la syntaxe…en toute décontraction !
Un grand tumulte régnait ce jour-là dans la salle des Actes, où les verbes s’étaient réunis pour trancher une question qui les divisait depuis longtemps. En effet, vous le savez peut-être, les verbes sont des êtres complexes et capricieux, qui passent leur temps à se transformer en diverses figures qu’on appelle des temps, et qui leur confèrent un aspect particulier, dont ils se plaisent à changer au gré de leurs humeurs. Ce jeu était bien sympathique ; seulement, cela rendait difficile l’identification du verbe qui se cachait derrière ces diverses figures, et ils en changeaient si constamment que nul ne pouvait définir ce qu’ils étaient à l’origine, ou, si vous préférez, lequel de ces multiples temps correspondait à leur nature et lesquels n’étaient que déguisements. D’autant que les temps avaient diversifié leurs modèles pour affiner les nuances d’aspects, sur lesquelles les dieux poètes se montraient de plus en plus exigeants, si bien que dans la plupart d’entre eux on pouvait trouver des « indicatifs », des « infinitifs », des « participes », voire même des « subjonctifs ». Il en résultait de si abominables querelles qu’un beau jour, les verbes avaient décidé d’élire le temps qui correspondrait à leur aspect essentiel et permettrait pour chacun une reconnaissance aisée de l’identité de ses camarades, dont la personnalité était d’ordinaire masquée par ces couvertures grotesques. Débat philosophique, en somme, théologique même : car il s’agissait bel et bien de déterminer quelle était l’essence d’un Verbe.
Comme aucun temps n’avait, a priori, plus de légitimité qu’un autre à y prétendre, chaque verbe avait revêtu le temps qui lui semblait le mieux définir son essence, admettant de bonne grâce que les autres n’étaient que des masques qu’il avait mis temporairement pour se changer les idées. Ils avaient ainsi formé plusieurs groupes, qui depuis des mois faisaient campagne en vue de l’élection finale qui se tenait ce jour-là.
On n’eût pu imaginer assemblée plus solennelle : moi qui eus la chance d’y assister, je puis vous assurer que chacun des groupes avait sa place à défendre. Les Présents occupaient le centre. Ils s’étaient eux-mêmes ainsi nommés parce qu’ils se prévalaient de n’avoir jamais été absents à aucune réunion. De part et d’autre de l’hémicycle, Parfaits et Imparfaits se regardaient en chiens de faïence : ces derniers ne pardonnaient pas aux premiers d’avoir fini par associer leur aspect, à coups de matraquage publicitaire, au nom infamant d’Imparfaits, sous prétexte qu’ils n’étaient pas à même de présenter comme les autres un infinitif et un participe – ce qui, entre nous soit dit, est bien la moindre des choses. Quant aux futurs, ils n’étaient toujours pas arrivés.
On allait commencer. Cependant, un observateur attentif eût pu remarquer la présence d’un dernier groupe, auquel ni les Parfaits ni les Présents n’avaient prêté attention jusque-là. Ils étaient partisans d’une doctrine nouvelle, l’aorisme, qui prétendait donner aux verbes un nouveau souffle, une essence « non limitée », comme l’indiquait leur nom. Ils avaient repris quelques-uns des éléments traditionnels que se partageaient déjà les Parfaits et les Imparfaits comme l’augment, et malgré leur nombre restreint, ils comptaient dans leurs rangs des modèles d’infinitifs, d’indicatifs, de participes et de subjonctifs. Leur signe distinctif était un symbole qui ressemblait à peu près à ça : σα. Mais ils avaient été assez habiles pour dissimuler ce symbole en l’adaptant au goût de chaque verbe, si bien qu’ils s’introduisaient sans se faire remarquer jusque dans les rangs de leurs adversaires en murmurant le slogan qui devait leur valoir le succès : « Quand ça y est, ça y reste ! »… Quoi de mieux pour définir une essence ? En réalité, eux seuls avaient compris les aspirations profondes des verbes et avaient su s’y adapter : une grande flexibilité dans la forme, associée à un souci de constance et de stabilité entre les personnes, et, qui plus est, la promesse d’une essence non bornée, loin des clivages de perfection et imperfection…
Il n’en fallait pas plus pour persuader ces malheureux verbes en quête d’une identité. Quand je quittai la séance au bout de deux heures éprouvantes, tous avaient reconnu en l’aoriste leur vraie nature. Tous ? Non ! Quelques Présents jaloux quittèrent secrètement la salle des Actes, en jurant qu’ils ne remettraient jamais plus les pieds dans la langue grecque. Ils voulurent même, pour se venger, fonder une autre langue où ils s’imposèrent comme l’unique essence du verbe, et firent disparaître toute trace de leurs anciens rivaux les aoristes.
Ainsi, ô Aoriste ! comment donc t’aurais-je connu en m’en tenant à ma propre langue ?
Anne H811
Nous vous disons « pschitt » et à la semaine prochaine !