Cette chronique expose les principales étapes de l’élaboration d’une édition critique dans la Collection Budé, depuis le choix du texte édité jusqu’à la mise au point définitive.
Pour casser tout de suite le moral des troupes, je citerai cette réflexion de Thomas J. Kraus dans une recension récente de la BMCR (revue en ligne qui publie des critiques d’ouvrages savants sur l’Antiquité) : « Les études et éditions sérieuses des anciens manuscrits n’atteindront jamais une large audience, en raison de leur nature technique et méthodologique, et de leur sujet […] ; on attend d’une telle édition qu’elle soit méticuleuse, exacte, qu’elle offre tous les éléments d’information sur le ou les manuscrits dont elle traite et qu’elle serve de base pour la recherche ultérieure ».
Est-ce à dire qu’il faut pas mal de masochisme pour s’engager dans l’édition critique d’un texte ancien et que la cohabitation de plusieurs années avec ce texte est un long supplice voué à l’obscurité ?
Non, bien sûr. Éditer chez Budé est au contraire l’une des aventures les plus excitantes qui soit. Mais le choix de ce projet scientifique demeure quelque chose de très spécial, réservé à certains esprits. En tout cas, il vaut mieux avoir réfléchi à deux fois avant de s’y lancer.
C’est d’abord, en effet, après une longue préparation, une longue cohabitation qui s’annonce. Amis de la zapette, bonsoir ! Michel et Jeannette Patillon ont baptisé « Théon » le poisson rouge qui hantait leur couloir pendant toutes les années du travail de Michel sur les exercices préparatoires de rhétorique (Aelius Théon, Progymnasmata, coll. Budé, 1997). Quand on sait que l’espérance de vie d’un cyprin doré est de trente ans, on imagine : Bonjour, Théon ! bonsoir, Théon !...
Il y faut des motivations spéciales, qui reflètent des traits de caractère. Sans généraliser à l’excès – car l’éventail des textes à éditer est très large – la motivation essentielle est un mode particulier de curiosité, non pas la curiosité ponctuelle, indiscrète, lascive des lecteurs de la presse people, mais la curiosité la plus humaine et la plus positive. Celle de l’enfant attentif, puis de celle ou celui qui veut faire le tour d’une question ou d’un texte, aller au fond, saisir les tenants et les aboutissants, comprendre « comment ça marche ». Car le travail de l’éditeur Budé consiste à établir un texte et son sens. Ce n’est pas un travail de taupe – même si certaines des étapes à franchir demandent de la patience –, mais une œuvre de l’esprit. Une curiosité de cette nature mâtinée d’une telle exigence a fait de la philologie, aux temps de l’humanisme, le déclencheur des remises en question les plus radicales en matière religieuse et politique. Guillaume Budé était lié à Étienne Dolet, qui a fini sur le bûcher avec ses livres. Aujourd’hui encore, l’acribie, le scrupule dans l’authentification des sources, l’exactitude dans la transmission de la lettre et de l’esprit des informations pourraient, devraient servir d’antidote à tant de messages mal transmis et mal compris, à tant de malentendus imbéciles ou entretenus à dessein.
Cette curiosité inlassable doit être, contrairement peut-être à une idée reçue, une curiosité ouverte, sans préjugés. Nous discutions de ce blog avec Michel Patillon. Quand je lui ai dit : mais que reste-t-il à éditer ? Il m’a répondu avec le sourire malicieux qui le caractérise : « les restes ! ».
C’était pour enchaîner sur une question : « les restes, pour qui ? » et sur un fait : les jugements sur les textes sont historiques. Donnons un seul exemple : victimes du « miracle grec », alias mirage grec, ou lecteurs un peu hâtifs de Platon, certains « savants » ont réservé le mépris le plus profond à la rhétorique et/ou aux textes tardo-antiques. Or depuis plusieurs décennies déjà, la plupart des hellénistes ont pris conscience des projections qui sont à l’œuvre dans le fait d’isoler comme « miraculeuse » la période classique. Des historiens comme Peter Brown ont démontré l’inanité du « concept » de décadence. Quant à la rhétorique, des lectures plus attentives du Phèdre de Platon, la reconnaissance du statut authentiquement philosophique de la Rhétorique d’Aristote, la prise de conscience du rôle absolument essentiel de cette technique dans la vie grecque, tout cela rend désormais inadmissibles des attitudes de rejet si courantes il y a peu. On peut donc reprendre et compléter la formule de Michel Patillon : il n’y a plus que les restes à éditer, oui, mais la formule ne vaut que pour des gens qui n’avaient pas vu la valeur de ces restes. Il en va de même pour la littérature – et notamment la poésie – hellénistique. Des périodes, des genres maudits ou simplement méprisés réservent encore de vastes domaines aux aventuriers de la culture les plus rebelles aux idées toutes faites.
Cette curiosité doit aussi être lucide : si nous avons choisi pour illustrer ce blog les échafaudages d’un chantier de restauration de l’Acropole, c’est pour dire que l’édition critique d’un texte ancien tire ses données d’un amoncellement de pièces disloquées, reliques d’une histoire complexe, dont toutes les étapes ont laissé leur marque. On a dit ci-dessus du mal des lecteurs de la presse people : les éditeurs Budé doivent savoir qu’ils peineront à reconstituer le texte intact de leurs rêves, et qu’ils leur faudra sacrifier un peu d’attention à mille détails dont chacun pèse un peu, ce que tel copiste avait en tête en écrivant, qui a perturbé sa copie et explique sa faute, comme un souci, une obsession, une douleur dans le pied. Le rêve de pierre selon Baudelaire est bien un rêve. Dans la collection Budé, la statue reconstituée sera un peu bancale, son visage sera un peu tiré, voire amoché, mais ce sont là les beaux stigmates de sa survie.
Un livre suggestif :
Luciano Canfora, Le Copiste comme auteur, traduction française, Toulouse, Anacharsis, 2012
P.C.