Cette chronique expose les principales étapes de l’élaboration d’une édition critique dans la Collection Budé, depuis le choix du texte édité jusqu’à la mise au point définitive.
Après avoir suivi une formation sérieuse, après avoir longtemps médité mon choix, je sais maintenant quel texte je vais éditer. J’ai même sous les yeux la liste des manuscrits et une bibliographie complète…
…et voilà qu’en regardant la liste de plus près, le vertige me prend : ces manuscrits que je considère comme la source ultime, puisque « mon texte » (je m’y attache, décidément) est bien plus ancien que l’imprimerie, eh bien ces manuscrits sont à peine plus vieux qu’elle. Mettons que j’édite un texte grec du IVe siècle avant J.-C., je découvre avec effroi que les plus anciens manuscrits datent du XIIIe ou du XIVe après J.-C. ! Gutenberg a vécu au XVe. Au secours ! Que s’est-il passé entre le moment où le texte a été composé et cette résurgence tardive ? Pendant plus de quinze siècles, mystère. La paranoia me gagne. Et si un sournois faussaire s’en était mêlé ? J’aurais bonne mine si je présentais à mon public chéri (mon amour) au lieu d’un texte authentiquement antique, une contrefaçon médiévale !
Ce que je vais découvrir va un peu me rassurer, mais pas complètement. Mon texte n’est pas un cas unique. La transmission des classiques en général a tout d’une odyssée, avec des héros, des rencontres, des hasards heureux ou malheureux, des zones de mystère complet et… des barbares. Voici sept étapes choisies de ce long voyage.
1) Homère, ou : une légende + l’alphabet phénicien + le rouleau de cuir ionien + un génie (sans raton-laveur)
Qui, enfant, ne s’est pas demandé ce qu’il y avait avant le début ? Dans la littérature grecque, qu’y avait-il avant Homère ? Si l’unicité, l’importance réelle de l’épisode historique que reflète l’Iliade, si sa date (XIIe s. ?) demeurent incertaines, une chose est sûre, cet épisode est éloigné de plusieurs siècles du moment de composition du poème, que l’on situe entre 650 et 580. Entre temps, la transmission de la légende fut exclusivement orale, selon des modalités dont Milman Parry (1902-1935) a montré la survivance chez des bardes contemporains, en Serbie et au Monténégro. Jean Irigoin (Europe 865, mai 2001, p. 8-19) imagine une conversation entre un négociant phénicien et Homère. Il décrit la mise au point d’une solution technique qui permettra à la fois la recréation, la fixation et la diffusion d’un matériau littéraire jusque là instable. Ce qui est sûr est que le nombre de chants de l’Iliade et de l’Odyssée correspond au nombre de signes de la version de l’alphabet phénicien en usage en Ionie (où vivait Homère) et que la longueur des chants correspond à la contenance d’un rouleau de peau de chèvre ou de mouton, matériau – en Ionie toujours – moins cher que le rouleau de papyrus. Une idée-force se dégage de cet épisode : le lien intime entre support, écriture et contenu.
2) L’époque classique : déjà l’édition, déjà le commerce de livres, déjà les bibliothèques, privées et publiques
On ne dit pas assez que la démocratie est affaire de citoyens, et qu’un citoyen ne se trouve pas sous le pied d’un cheval, sauf accident. On n’est pas naturellement citoyen, il y faut la capacité et le courage de remiser la kalachnikov et de défendre ses idées par la parole, en public, il faut accepter d’abandonner une part de sa liberté à des représentants choisis ou tirés au sort. Les Grecs, comme l’explique ici même Paul Demont, ont mérité de l’humanité par les expériences qu’ils ont faites dans ces deux domaines. Il y fallait une condition unique : l’élévation du niveau d’instruction d’une fraction importante de la population. L’écrit de ce point de vue permettait de relayer, d’élargir les débats d’idées, d’accueillir l’altérité et d’accéder ainsi au niveau d’abstraction de la philosophie à la mode socratique. On trouvera dans Le Stylet et la tablette, de Tiziano Dorandi (Les Belles Lettres, coll. « L’Âne d’or », 2000), une étude précise des pratiques culturelles qui se sont généralisées dès l’époque classique et auxquelles nous devons tant de textes. Ce lien empirique entre culture et politique se double d’une conscience claire et quelque peu impérialiste : la Grèce doit sa prééminence à l’éducation qu’elle dispense à ses jeunes et à son patrimoine littéraire. Dans ce domaine, Athènes est la Grèce de la Grèce et se doit fidélité à elle-même. Au VIe siècle av. J.-C., le fils de Pisistrate, Hipparque, acquit auprès des Homérides de Chios une version sur cuir de l’Iliade et de l’Odyssée, afin de fixer le texte à l’usage des aèdes chargés de lire le poème au moment de la fête des Panathénées. Près de deux siècles plus tard, peu après la défaite de Chéronée (338), l’orateur Lycurgue fit promulguer une loi prévoyant l’archivage des pièces des trois tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide et l’obligation de conformer à ce texte officiel les copies utilisées pour les représentations.
3) Alexandrie, le Musée et la Bibliothèque : conservation, critique, imitation
Les raisons de la création, à Alexandrie, d’une sorte de conservatoire de toute la culture antérieure (en langue originale et en traduction grecque) sont complexes : encyclopédisme pur ? Désir de fixer une créativité et une grandeur ressenties comme révolues ? Désir de déterminer un point fixe dans l’océan de la mondialisation hellénistique ? L’influence indirecte d’Aristote a été considérable, et de son approche « scientifique » de la langue et des productions discursives. Sa Rhétorique, par exemple, est pleine d’exemples tirés de la « littérature » antérieure, au sens le plus large du terme. À cela s’ajoute que la collecte d’exemplaires de tous les textes jamais écrits se heurtait aux risques de déformation attachés à toute copie manuscrite et aussi au trafic des faussaires. L’activité « universitaire » d’Alexandrie s’explique ainsi, et aussi par le souci de transmettre : les auteurs collectés ont été non seulement corrigés, mais classés, stylistiquement caractérisés, pour permettre aux élèves de les imiter à bon escient. C’est dire si la destruction de ces collections, sans doute sur l’ordre du calife de Bagdad, au VIIe s. ap. J.-C., fut une catastrophe (cf. L. Canfora, La véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, trad. française, Paris, Desjonquères, 1988).
4) Du rouleau au codex
À nouveau une question de support, l’invention romaine du codex, dont le premier exemplaire connu est daté de 100 ap. J.-C. L’invention est liée à l’usage du parchemin, ou peau de Pergame, dont parle déjà Cicéron, et sur lequel on peut écrire recto et verso, à la différence du papyrus. Ainsi est apparue la technique des cahiers (folios pliés et insérés les uns dans les autres). Il s’agit là d’une évolution positive, mais qui a eu également des conséquences négatives, car le changement de support, qu’on le veuille ou non, coupe le fil de la transmission : le rouleau comportait souvent des indications stichométriques (nombre de vers ou de lignes par colonne), des réclames (mot où syllabe répété d’une colonne à une autre, pour confirmer la séquence textuelle), etc. tous procédés permettant d’effectuer un certain nombre de vérifications. Ces indications n’ont pas toujours été reprises ni surtout adaptées au nouveau support. Le coût de ce support et sa contenance ont par ailleurs favorisé la constitution de recueils et la perte des textes éliminés. De plus, matériellement, le codex est particulièrement fragile au début et à la fin. Last but not least, l’écriture est portée sur des feuilles pliées et réunies en cahiers avant d’être reliées. On devine toutes les omissions et interversions qui peuvent se produire au cours de ces diverses opérations.
5) Merci saint Basile ?
Quand les religions se mêlent de politique, elles ont une fâcheuse tendance au totalitarisme. On ne dira pas que la christianisation de l’Empire romain a favorisé la transmission de l’héritage antique, que l’on songe à la fermeture de l’école d’Athènes, par Justinien, en 529, ou encore aux destructions liées à la querelle iconoclaste (730-843). Mais on lisait encore Sappho en Égypte au VIIe siècle et la brutalité des iconoclastes n’a pas été la seule attitude des chrétiens : certains, comme les Pères Cappadociens, ont habité, illustré, transfiguré la paideia antique. La Lettre aux jeunes gens de Basile de Césarée (329-379) est condescendante, mais elle reconnaît une certaine valeur propédeutique aux classiques. On peut citer aussi le cas du traité des figures du rhéteur Alexandros (IIe s.) : dans une partie de la tradition manuscrite, la théorie reste la même, mais les exemples chrétiens, tirés de Grégoire de Nazianze, ont remplacé les exemples païens.
6) La translittération
L’écriture grecque en usage depuis le IIIe s. av. J.-C. était une forme cursive de la capitale des inscriptions, dite écriture onciale. C’est une grosse écriture, très proche – quoique plus arrondie – de l’ancienne écriture grecque, la capitale des inscriptions et des papyrus. Cette écriture était certes très lisible mais grosse consommatrice d’espace, c’est-à-dire de papyrus ou de parchemin. Or le parchemin a toujours été rare et cher et le papyrus est lui aussi devenu très rare après l’occupation de l’Égypte par les Arabes (641). Plus tard, la généralisation de l’emploi du papier (secret pris aux Chinois par les Arabes, lors de la prise de Samarcande en 751) a facilité la diffusion des textes. Mais avant cela, et au moment de la Renaissance byzantine du IXe s. (le nom le plus célèbre, pour cette période, est celui du patriarche Photius) et quand la demande de textes a repris, on a eu l’idée d’adopter pour la copie des livres une écriture qui existait déjà depuis un certain temps mais qui servait seulement à l’écriture courante, à l’administration, etc. Cette écriture est l’écriture dite minuscule, issue elle aussi de l’ancienne capitale, mais beaucoup plus évoluée dans le sens de la cursivité (formes arrondies, ligatures). Une fois translittérés, les textes ont survécu dans la nouvelle écriture, alors que les modèles – hélas, trois fois hélas ! – ont été pour la plupart perdus, d’où le fait que les plus anciens témoins conservés des textes grecs classiques sont généralement datés du IXe siècle (Évangiles Uspensky, a. 835, conservés aujourd’hui à Saint-Pétersbourg) ou d’une époque ultérieure. Les exceptions sont rarissimes.
7) Le sauvetage et la renaissance
Dès le début du XVe s. l’Empire byzantin vacille et l’on peut prévoir son écroulement face aux armées ottomanes. Certains érudits de l’Ouest comme le Cardinal de Venise Jean Bessarion (pensez à lui, si vous allez à Venise) sentent le vent, et organisent méthodiquement le sauvetage de certains manuscrits, en les faisant démembrer, puis copier morceau par morceau, puis remettre en place, ni vu ni connu. Quand la chute est définitive, en mai 1453, ce ne sont pas seulement les manuscrits, mais les savants grecs eux-mêmes, qui fuient vers l’Ouest, avec des textes qui vont féconder l’Europe en contribuant à la Renaissance.
Si l’on voit le verre à moitié vide, on regrettera les pertes irréparables que notre civilisation méditerranéenne et européenne a subies, déplorer de voir que notre époque sécrète elle aussi l’obscurantisme le plus criminel et que des iconoclastes prospèrent sous nos yeux en détruisant devant les caméras et en trafiquant en sous-main les vestiges du passé. Si l’on est plus optimiste, on peut se féliciter du rôle joué par les passeurs, des philosophes, des professeurs ou certains religieux éclairés, on doit s’émerveiller aussi de la résilience d’un patrimoine qui l’a échappé belle.
Et, sinon rassuré (quelle c. la minuscule !), je repars requinqué, impatient de prendre ma place dans cette chaîne pour l’instant ininterrompue.
P.C.