La Cuisine de Guillaume Budé – IV. Traditions directe, indirecte et fluide

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Cette chronique expose les principales étapes de l’élaboration d’une édition critique dans la Collection Budé, depuis le choix du texte édité jusqu’à la mise au point définitive. 

Verre plein ? Verre vide ? Verre plein, évidemment. Le philologue a un moral d’acier. Si la transmission des classiques est une odyssée, il n’y a pas d’odyssée sans Ulysse, un personnage dont l’antiquité a loué la résilience et la capacité de résister comme Personne à l’adversité, y compris au découragement et même, parfois, à la tentation d’aller voir ailleurs (vade retro, Calypso !).

Le rocher auquel s’accroche le philologue couvert de sel (attique) avant de prendre pied sur la terre ferme est l’acribie, c’est-à-dire l’exactitude et son petit cortège d’opérations héritées des philosophes : la définition, la division (positive et par différence), l’exemple.

Tenez, le mot tradition. Quand l’éditeur s’attaque à sa première tâche, qui consiste à étudier la tradition manuscrite d’un texte, qu’est-ce que c’est que la tradition ? La transmission d’un texte original avant l’invention de l’imprimerie, d’accord, mais encore ? Définissons. Distinguons. Illustrons.

Avant même de penser aux modalités concrètes de la transmission et – partant – aux conditions de la reconstitution d’un texte original, il faut peut-être interroger cette notion de texte original, et se demander ensuite si la transmission se fait toujours de la même manière, ou ne varie pas en fonction de la nature de ce texte.

 

1) Original ? Et que dirait Zazie ?

Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux, disait Ionesco. Sitôt que l’on s’interroge sur la notion de texte original dans des cultures de l’oral comme les cultures antiques, on craint d’être repris par la mer sombre du doute. Une anecdote ne va pas nous rassurer. Diogène Laërce, dans sa vie de Platon, dit ceci : « Euphorion et Panétius ont prétendu avoir trouvé plusieurs versions du début de la République… » (III, 37, trad. L. Brisson). Denys d’Halicarnasse est un peu plus précis : « …Platon (…) n’a jamais cessé de peigner ses dialogues, de les friser, de les natter de mille manières, même à quatre-vingts ans passés ; un philologue ne peut ignorer les anecdotes qui courent sur ses perpétuels scrupules dans le travail, en particulier l’histoire de la tablette découverte, dit-on, après sa mort, et qui portait diverses variantes du début de la République : Je descendis hier jusqu’au Pirée, en compagnie de Glaucon, fils d’Ariston » (DCV 25, 32-33 ; trad. G. Aujac). Ne doit-on pas comprendre que la République, pour Platon agonisant, était encore en chantier, et que le texte figé pour une publication, celui – peut-être – que nous lisons encore, n’est qu’un avatar d’un texte idéal inaccessible à jamais ? Ce rappel est salutaire pour les doctrinaires de tout poil qui font camper les philosophes classiques sur des positions figées, alors que l’activité dialectique, le souci d’être compris de publics divers ou diversement avancés, ou – tout bonnement – le souci littéraire, préservaient leur parole de toute odeur de conserve et lui gardaient la vibration du vivant. Certains Antiquisants aujourd’hui, à l’image de Florence Dupont, se mettent en quête non de doctrines, non de textes, mais de performances à jamais évanouies. Plus modestement, le philologue garde cette anecdote dans sa tête comme un avertissement, et une invite à capter peut-être, dans un tremblement du texte, une approximation, une métaphore trop hardie, un peu de cette vie disparue.

 

2) Le circuit court

À l’opposé, il y a les textes qui nous parviennent presque directement de l’antiquité : inscrits dans la pierre comme les comptes rendus de la philosophie épicurienne par Diogène d’Oinoanda (IIe s. ap. J.-C.), protégés par la sécheresse du climat de l’Égypte, à l’instar d’innombrables témoins papyrologiques, fragmentaires hélas, le plus souvent. D’autres doivent leur conservation, leur canonisation parfois, à des raisons complexes, sinon contradictoires. Nous avons déjà évoqué le cas du tyran Pisistrate qui a fait déposer dans la bibliothèque publique qu’il avait créée sur l’Acropole – la première du genre – un exemplaire en cuir de l’Iliade et de l’Odyssée, sans doute pour contribuer au rayonnement d’Athènes. C’est plus probablement la nostalgie d’une grandeur révolue qui a conduit Lycurgue, peu après la défaite des cités face à Philippe, à faire archiver un exemplaire officiel des pièces des trois tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide. Même si ces textes ont subi ensuite des modes de transmission plus conventionnels, cette première consécration n’a pas été sans effets, ne serait-ce que par la masse de scholies qui s’est accumulée autour d’eux, témoignant de deux préoccupations complémentaires, aussi empreintes de respect l’une que l’autre : souci de conservation en l’état, souci d’explication. Ainsi, les tragédies classiques, même si beaucoup d’entre elles ont disparu (on a gardé par exemple sept pièces sur les quelque cent vingt-trois qu’avait écrites Sophocle), ont conservé d’une façon presque inaltérée la lettre originale. Le déjà nommé grand philologue Jean Irigoin (1920-2006) a pu consacrer une part importante de son séminaire « Le poète grec au travail » à la mise en évidence de l’architecture numérique sous-jacente à ces grandes tragédies. Le nombre de vers, de côla, de périodes, le nombre de temps marqués pour les parties chantées et dansées, tous nombres répartis en fonction des grandes divisions de la forme tragique (prologue, parodos, épisodes et stasima, exodos) ou de subdivisions plus fines (tirades), tout cela révèle la présence de rapports numériques internes et relatifs à une résultante unique, un arithmos, qui est le nombre de la pièce, à la manière dont les institutions clisthéniennes, ou l’architecture de l’Acropole recèlent des nombres privilégiés, facteurs d’équilibre et d’harmonie, manières d’inscrire la création dans des structures pensées comme immanentes. Les hypothèses ne manquent pas pour tâcher d’expliquer ce phénomène, mais la clé, si. Nous étions à la Vaticane à la fin des années quatre-vingt dix et nous travaillions sur le Vaticanus graecus 1340 (il y a, il faut le reconnaître, des souvenirs de philologues un peu difficiles à partager).  Et nous avons rencontré Jean Irigoin, que nous avons consulté sur ce manuscrit qu’il connaissait à fond. Après cette séance de travail impromptue, nous sommes allés prendre un café ensemble. C’était l’occasion rêvée pour l’interroger inter nos sur la raison d’être de ces proportions chiffrées qu’il décelait dans la poésie ancienne : repère chorégraphique, musical, « symbole pythagorique », comme eût dit Rabelais ? Jean Irigoin nous a regardé en souriant et s’est abstenu du début de l’ombre d’une interprétation, nous donnant au passage une leçon utile à tous, et d’abord au philologue : quand on ne sait pas, on ne dit rien. Mais pendant le séminaire, séance après séance, calcul après calcul, nous découvrions que ces nombres, le plus souvent, venaient s’opposer aux propositions de correction des philologues modernes et attestaient la bonne conservation de ces textes si anciens.

 

3) Le circuit long

Le circuit long a été décrit dans la troisième livraison de ce blog. Il concerne la majorité des œuvres dont nous avons hérité. Point n’est besoin d’y revenir avant l’examen plus détaillé (dans la huitième livraison) de ses conséquences en termes d’erreurs et donc de techniques d’édition.

 

4) La tradition fluide

Jean (Yanne) disait méchamment à Catherine (alias Marlène Jobert) dans le film « Nous ne vieillirons pas ensemble » (1972) : « T’as jamais rien réussi et tu réussiras jamais rien. Et tu sais pourquoi ? Parce que t’es vulgaire, irrémédiablement vulgaire. Non seulement t’es vulgaire, mais t’es ordinaire en plus. Toute ta vie tu resteras une fille de concierge ». Catherine quitta Jean (alias Maurice Pialat), et elle fit bien. Mais en philologie, que se passe-t-il quand le texte est familier, d’usage quotidien, utilitaire ? Quand aucun respect particulier ne l’entoure, comme les notes que prend le prof avant de se rendre à son cours en s’appropriant un manuel ou deux, comme la recette de cuisine griffonnée sur un bout de papier et mâtinée de notations personnelles ? Ces textes ne sont pas sans intérêt, pour leur vivacité, justement, celle qui manque parfois aux textes canonisés, ce sont aussi des sources précieuses pour l’historien des techniques, pour l’historien des pratiques culturelles, l’anthropologue, etc. mais ils imposent, plus encore que les autres, une investigation la plus précise possible sur chaque étape de ce que l’on appelle la réception du texte, à savoir le contexte historique, culturel, parfois biographique quand le relais est un personnage connu par d’autres sources, de ces appropriations successives. La rhétorique est l’un des domaines privilégiés – si l’on peut dire – pour l’observation de ce phénomène. L’un des meilleurs exemples que l’on puisse donner est celui du petit traité des figures d’Alexandros (IIe s. ap. J.-C.), qui est lui-même l’une des meilleures raisons que l’on puisse avoir de s’arracher les cheveux. Après une longue introduction (sans doute l’une des réflexions les plus pénétrantes que nous ayons gardées sur la théorie des figures antiques, qui n’a que peu à voir avec ce que l’on enseigne dans ce domaine aux étudiants d’aujourd’hui), ce petit traité pratique donne pour chaque figure de pensée et d’expression une courte fiche avec une définition, quelques éléments de différenciation par rapport aux figures voisines, éventuellement quelques conseils d’emploi et puis un ou plusieurs exemples à imiter. Or nous avons ce traité dans une version longue et dans une version courte, dans laquelle les exemples païens sont complétés ou remplacés par des exemples chrétiens empruntés aux homélies du grand théologien cappadocien Grégoire de Nazianze (IVe s. ap. J.-C.). Cette version chrétienne a été elle-même abrégée et transmise sous plusieurs formes différentes. Quant aux exemples tirés de Grégoire, ils se retrouvent dans les marges d’un manuscrit célèbre, le Parisinus graecus 1741, et ont sans doute servi à l’élaboration d’un faux – un « nouvel ancien » traité des figures attribué à un certain Zonaios – par les soins d’un copiste grec au service du Cardinal de Lorraine puis employé, au milieu du XVIe s., à la bibliothèque de Fontainebleau sous la direction d’Ange Vergèce, dont l’écriture servit de modèle à l’une des premières polices de caractère grecs en usage dans l’imprimerie française, les fameux Grecs du roi de Claude Garamont. Le nom de ce faussaire ? Constantin Palaeocappa. Déjà Léopold Cohn, à la fin du XIXe s., avait eu des soupçons sur le traité de Zonaios, que Thomas Conley, plus récemment (Rhetorica 22, 2004, 257-268), a encore aggravés. Ce n’est pas le seul texte que ce copiste a inventé.

 

Bref : d’Ulysse, le philologue imitera la résilience, mais aussi la prudence. 

P.C.

 

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