La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.
Qu’on me permette de faire état d’une expérience personnelle. J’avais envoyé un article il y a dix ans, destiné à un collectif pour lequel j’avais été sollicité, dans un pays dont on me permettra de taire le nom. Pendant neuf ans et quelques mois, ce fut le silence complet. Après ce délai, dont on est en droit de se demander s’il est vraiment respectable, il nous fut envoyé un courriel nous enjoignant d’adapter au plus vite les textes aux nouvelles normes, les précédentes ne nous ayant d’ailleurs jamais été communiquées. Pestant, maugréant, je m’exécutai, pour recevoir aussitôt un second message, s’étonnant que je n’eusse pas précisé le nom des éditeurs des ouvrages mentionnés dans la bibliographie. Je me dis que les lecteurs pourraient toujours les trouver sur la toile, mais j’écartai aussitôt cette mauvaise pensée, comprenant qu’en ces temps difficiles, les éditeurs ont plus que jamais besoin de publicité. Ils comptent sur nous, pas question de les décevoir. Je corrigeai cette regrettable lacune, croyant bien sottement être arrivé au bout de mes peines. Quelle erreur, car le responsable scientifique de la publication, qui avait eu tout le temps de réfléchir à ces compléments, me demanda d’ajouter sans tarder, et sans exception, le nom de la collection dans laquelle chaque ouvrage avait paru ! Pour un livre publié à Leipzig en 1875, c’était effectivement indispensable. Et je passe sur des choses à peine moins essentielles, comme la forme des guillemets, la place du point, avant ou après la citation, ou, pire encore, les terrifiants insécables auxquels je ne comprendrai jamais rien. Je m’interroge, je m’interroge, allons-nous longtemps encore passer plus de temps à nous occuper de la présentation du texte que de son contenu ? Parmi les multiples calamités qui se sont continument abattues sur nos malheureuses humanités, il y en a une qu’on ne déplorera jamais assez, celle de la disparition des protes d’imprimerie, dont le travail était précisément celui que maintenant on nous inflige à longueur d’année.
Autre sujet d’étonnement, l’avalanche, que dis-je le tsunami de Companions qui déferle sur nos études. Mea maxima culpa, j’y ai contribué plus souvent qu’à mon tour. L’intention initiale était excellente : orienter, informer des étudiants qui n’ont plus la culture classique d’autrefois. Mais le diable, nul ne l’ignore, se loge dans les détails, surtout quand ce ne sont pas des détails. Les Companions, il faut leur rendre cet hommage, font assez souvent appel à des chercheurs venus de pays latins, cela n’est pas si fréquent outre-Manche. Mais les textes sont en anglais, les bibliographies contiennent une majorité écrasante d’ouvrages écrits par des anglophones et, plus grave sans doute, la manière de présenter les problèmes et de les traiter est conforme aux normes méthodologique en vigueur à Oxford ou à Harvard. Malheur aux hétérodoxes, à ceux qui ignorent les frontières réputées infranchissables entre les périodes et entre les disciplines ! Mémorial des recherches passées, les Companions sont aussi le triangle des Bermudes pour beaucoup de ceux qui ont cru que l’originalité pouvait rester impunie. Mais surtout, se pose la question suivante : faut-il materner les étudiants en leur balisant la bibliographie, ou les laisser s’y perdre pour acquérir par eux-mêmes des connaissances plus vastes, plus diverses ? Je m’interroge…Découvrir, grâce à l’Année philologique ou tout seul, des livres qui en principe n’avaient rien à voir avec mon sujet, et qui devaient se révéler être une mine d’idées, fut toujours pour moi l’un des grands bonheurs de la recherche. « Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas t’égarer », dit un sage hassidique.
Last but not least ce que l’on me permettra d’appeler la « pire review ». Tout écrit de plus d’une page doit être désormais soumis à l’avis de deux experts, au moins. Évidemment, ceux-ci sont -qui en douterait ? - dans leur immense majorité honnêtes, compétents, travailleurs, ils sacrifient sans compter leur temps pour garantir la qualité de la science, nous leur en sommes tous infiniment reconnaissants. Qui cependant n’a pas vu des travaux absolument remarquables interdits d’édition ou, peut-être pire encore, contraints à de douloureuses révisions qui les dénaturent ? Et d’autres, indigents, encensés par les « reviewers ». Quis custodiet ipsos custodes ? « Qui gardera les gardiens ? » se demandait déjà Juvénal ? Qui expertisera les experts ? Qui constituera le sottisier des arguments ineptes avancés par certains experts pressés ou tout simplement incompétents ? Pourquoi en cette période où l’évaluation est devenue la tâche prioritaire de tout enseignant chercheur, n’a-t-on jamais entendu parler d’une évaluation du ruineux système d’évaluation, qui permettrait de définir ce qu’il convient d’en retenir et ce qui est à jeter aux oubliettes, très vite ? Je m’interroge…