Le Parrhésiaste – Voilà !

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La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.

Le langage évolue, que nous le voulions ou non, que nous nous en réjouissions ou que nous le regrettions. En tant qu’antiquisants, nous avons pour mission de veiller, quels que soient nos réactions personnelles, à ce que le passé des mots ne soit pas oublié, quitte à assumer le rôle a priori peu gratifiant de Cassandre ou de celui qui crie dans le désert. Qui n’a senti de la lassitude à répéter que l’emploi de « problématique » à la place de « problème » est une aberration sémantique ? Et ne parlons même pas de toutes les absurdités que les communicants déversent sur nous avec une énergie et une constance dignes de meilleures causes. Ayant eu à me faire rembourser récemment des billets de train, j’ai lu sur le site de la SNCF - ou de l’officine qui en tient lieu désormais - que je devais m’adresser au « canal d’achat », formule dont je cherchai en vain à quoi elle pouvait bien correspondre. Au terme d’un long parcours, je finis par avoir au téléphone quelqu’un de ladite officine qui, avec de l’accablement dans la voix, me dit : « Mais c’est nous le canal d’achat ». On pense au portrait d’Acis dans La Bruyère : Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid : que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « Il pleut, il neige ». Conclusion : Nihil noui ! Mais il y a plus subtil, et plus mystérieux. Qui n’a pas constaté que, depuis quelque temps, l’habitude s’est installée, en milieu universitaire, mais pas uniquement, d’asséner tous les trois ou quatre mots un « voilà » dont on est en droit de se demander à quoi il correspond ? « Je travaille sur mon onzième article de l’année, voilà », ou encore « Je ne sais absolument pas ce que je vais dire, voilà » et, enfin pour ne pas décoller de l’actualité : « Je me méfie beaucoup de Poutine, voilà ». Le pire du pire, peut-être, ce sont les « voilà » qui scandent les phrases, comme des mende grecs que l’on aurait privés de tout sens : « Je devais visiter l’Ermitage ce printemps, voilà, j’irai plutôt à Pézenas, voilà ». Les questions que l’on peut se poser à ce sujet sont multiples et j’avoue ma perplexité : tous les « voilà » sont-ils équivalents ? pourquoi ce terme, qui menait jusqu’à présent une existence discrète et somme toute utile, s’est-il mis soudainement à proliférer ? Y a-t-il une classification historique et/ou sociologique des « voilà » ? Peut-on distinguer phonétiquement le « voilà » péremptoire de celui qui cherche à s’imposer et le « voilà » nostalgique de qui ne veut pas oublier sa jeunesse. N’étant ni sociologue ni linguiste, je me garderai bien d’entrer dans le détail de ces interrogations, me contentant de constater, non sans tristesse la victoire du « voilà » sur le « voici ». Lorsque Péguy présente la Beauce à Notre Dame de Chartres, il écrit des « voici » qui sont parmi les plus beaux de la littérature française :

« Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape »

« Voici », c’est l’offrande, l’oblation, l’ouverture, ce que l’on présente à l’autre avec humilité, parce que le donateur sait s’effacer derrière le don. « Voilà » se révèle être tout le contraire : ce qui me permet de me poser dans mon individualité, de me mettre au premier plan et de ne donner à l’autre que ce que je laisse derrière moi. Faute de pouvoir espérer le retour prochain du « voici », le triomphe du « voilà » mérite d’ores et déjà d’être considéré comme l’emblème d’une époque.

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