Immortels, tels sont les hommes de lettres dont Dimitri Merejkovski dresse le portrait dans Nos Immortels compagnons. Henri Vergniolle de Chantal, spécialiste et fin connaisseur de la littérature russe, vous propose, Amis des Classiques, des traductions inédites de quelques belles pages de cette œuvre qui font revivre les Anciens tels Pline le Jeune, Marc Aurèle et d'autres !
II
Pline apparaît devant nos yeux comme s’il était vivant. Dans ses lettres il a fait de lui-même un portrait semblable à celui que font les peintres qui veulent laisser aux générations futures un portrait d’eux-mêmes. Il est impossible de terminer ce livre sans avoir pris en sympathie un auteur qui ouvre son cœur avec une aussi noble simplicité.
Pline est né dans la ville de Côme en 61 après J.C. Dans sa jeunesse il a fait l’expérience de l’époque la plus sombre du césarisme romain et en a gardé pour toujours un souvenir pénible. C’est en ces termes qu’il décrit l’époque effroyable de l’empereur Domitien dans sa lettre au philosophe Aniston : « à cette époque la vertu était suspecte ; la dépravation était à la mode ; les gouvernants n’avaient aucun pouvoir, l’armée aucune discipline ; on bafouait tout engagement d’humanité ; on ne recherchait qu’une chose : oublier le plus vite possible ce qu’on avait vu. Et on a vu le Sénat à la fois agité et incapable de prendre une décision (curiam trepidam et elinguem) - parler était dangereux, rester silencieux c’était humiliant. Quel enseignement on pouvait nous donner à nous autres, les jeunes, et quel intérêt il y avait à s’instruire, quand le Sénat ne se réunissait que pour décider de ne rien faire ou pour entreprendre des actions infâmes ? On se moquait de lui ou bien on le contraignait à trembler. Les décisions prises étaient ridicules ou pitoyables. Cette situation calamiteuse a perduré pour plusieurs années. Puis nous avons grandi, sommes devenus nous-mêmes sénateurs et avons vécu de tels malheurs que, depuis ce temps, nos cœurs sont restés pour toute la vie durs comme la pierre, torturés et détruits (ingenia nostra in posterum quoque hebetata, fracta, contusa sunt) ».
L’empereur Domitien, bête sanguinaire sous l’apparence d’un être humain, était l’objet d’un culte, des autels fumants, des sacrifices, exactement comme un dieu. Sur la route du Capitole on voyait passer des troupeaux destinés à ces sacrifices absurdes et blasphématoires. Le célèbre orateur romain Quintilien fut obligé de ramper devant le trône de l’empereur pour avoir la vie sauve. Les citoyens de l’élite, les philosophes, les savants furent exilés comme des criminels. Nombre d’entre eux se suicidèrent, pleins de mépris pour leur patrie.
Pline a vécu avec héroïsme une époque terrible. Il n’a pas cherché à protéger sa vie et ne s’est jamais abaissé à flatter le souverain. Un de ses amis, le philosophe Artémidore, fut exilé par l’empereur. Pline, fidèle à sa fonction de préteur, qui déjà par elle-même ne faisait que le mettre encore plus en danger, n’hésita pas à aller voir son ami dans sa villa de périphérie. Artémidore avait besoin d’argent pour payer ses dettes. Nombre de ses amis, quoique riches et puissants, n’eurent pas le courage de venir en aide à l’exilé. Pline rassembla l’argent et le lui donna. Au même moment, alors qu’il rendait à son ami ce si dangereux service, cinq de ses meilleurs amis furent exécutés ou exilés par Domitien. Senecionus, Rusticus, Helvidius furent exécutés ; Mauricius, Gratillus, Arrius et Fannius furent exilés. « La foudre tombée sur des gens qui m’étaient aussi proches, à juger sur un certain nombre de signes, était une menace aussi pour moi. Mais j’ai fait ce que je devais faire pour ne pas mériter le mépris général », conclut Pline avec sa noble modestie.
Au milieu des abominations de la Rome de Domitien il reste tout aussi fidèle à lui-même que face à la destruction de Pompéi lors de la célèbre éruption du Vésuve, qu’il a su décrire avec toute la vérité du témoin et l’objectivité du philosophe dans ses deux meilleures lettres à Tacite, deux modèles absolument parfaits de prose latine artistique. Et alors que, dans la maison de son ami exilé Artémidore, il franchit un seuil qui risque de devenir le seuil de la mort, malgré le grondement menaçant du volcan, le visage triste et pacifique du patricien romain conserve la marque de cette sublime tranquillité d’âme qui ne l’a jamais abandonné ni dans l’humiliation, ni dans la gloire, ni dans la vie, ni dans la mort.
Merejkovski, « Pline le Jeune », II, in Nos immortels compagnons
Traduction nouvelle par Henri Vergniolle de Chantal