Nos immortels compagnons – Pline le Jeune (3)

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Immortels, tels sont les hommes de lettres dont Dimitri Merejkovski dresse le portrait dans Nos Immortels compagnons. Henri Vergniolle de Chantal, spécialiste et fin connaisseur de la littérature russe, vous propose, Amis des Classiques, des traductions inédites de quelques belles pages de cette œuvre qui font revivre les Anciens tels Pline le Jeune, Marc Aurèle et d'autres !

 

III

Suétone et Juvénal nous ont brossé du césarisme de la Rome antique un portrait à ce point effrayant et impressionnant, et les historiens contemporains nous décrivent avec tant d’éloquence et d’ardeur la décadence morale de la Rome païenne, que nous avons acquis depuis longtemps l’habitude d’exagérer les côtés sombres de cette époque. On croirait que, s’il n’y avait pas eu la renaissance chrétienne, l’univers aurait été irrémédiablement condamné à périr. Mais est-ce si vrai ? Est-ce que le christianisme n’a pas été la traduction de ce qui, par d’invisibles chemins, se préparait au sein de la Rome païenne ? Peut-être que ce ne sont pas Domitien ni Caracalla, mais Tacite et Pline – qui sont les représentants de cette Rome césarienne, cette ville redoutable, que l’auteur de l’Apocalypse appelle avec dégoût « la Grande Prostituée » - « Magna Merertrix ».

Et il est vrai que Pline n’a pas l’esprit de « l’humilité ». Il ne renonce jamais à sa dignité personnelle ; il regarde les hommes et la destinée droit dans les yeux ; il aime la vie, il aime encore plus la célébrité, et il n’en a aucune mauvaise conscience. Ainsi écrit-il à Tacite : « J’ignore si nous mériterons les honneurs de la postérité non pas pour notre esprit (ce serait vanité que de l’espérer), mais pour notre amour du travail et pour le respect que nous avons de ceux qui viendront après nous. Poursuivons notre route : si elle n’a conduit à la lumière et à la célébrité qu’un petit nombre d’entre nous, elle en a tout de même arraché beaucoup aux ténèbres et à l’oubli ». Dans une autre lettre à ce même ami de renom il s’exprime avec encore plus de sincérité et avec une aspiration à la célébrité dont il ne fait pas mystère : « Quelle délicieuse et noble amitié, Ô Tacite ! Comme il est réconfortant de penser que, si la postérité ne nous oublie pas, dans le monde entier on parlera de notre entente, de notre amitié sincère, de notre fraternelle relation ! Ce sera le spectacle rare et remarquable de deux hommes pratiquement du même âge, du même milieu social, jouissant d’une certaine célébrité littéraire (si je n’en dit pas plus à ton sujet, c’est simplement parce qu’en même temps je parle de moi), deux hommes qui s’encourageant à réaliser des œuvres dignes de ce nom.

Quand j’étais enfant, et que je te voyais auréolé de gloire, j’étais déjà animé par l’impatience de te suivre, de marcher dans tes pas, en restant, bien sûr, « loin en arrière, mais tout de même le premier de tes disciples », pour reprendre l’expression du poète. Il y avait à l’époque à Rome bien des hommes illustres, mais la parenté de nos esprits m’a incité à porter les regards vers toi, Ô Tacite, comme exemple sublime à imiter, comme un modèle sans faille. C’est pour cette raison que je suis si fier que l’on associe nos noms dans les salons littéraires, et que, spontanément on se souvienne de moi, quand on parle de toi. Il y a bien des écrivains que l’on nous préfère. Mais que m’importe d’être ou non à la première place, du moment que je suis avec toi ! »     

Merejkovski, « Pline le Jeune », III, in Nos immortels compagnons
Traduction nouvelle par Henri Vergniolle de Chantal

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