Agrégé d’histoire et jeune doctorant en archéologie grecque, Corentin Voisin nous introduit dans la secte étrange de Pythagore qui n’a pas que fasciné ou fait trembler les collégiens.
Si la vie du maître de Samos demeure l’objet de légendes et d’histoires qui rendent l’appréhension du personnage délicate, sa mort a aussi passablement agité les esprits de l’antiquité à nos jours. Il est amusant qu’un personnage qui accordait autant d’importance à la métempsycose et donc à un retour cyclique à la vie ait fait l’objet de tant d’attention au moment de mourir, tandis que ses réincarnations postérieures importent peu ! En soit, la manière dont Pythagore s’est éteint n’est pas véritablement importante, pas plus que la date exacte de son décès qui est de toute façon postérieure à la victoire de Crotone sur Sybaris en 510 avant notre ère En revanche, ce sont les récits autour de sa mort qui peuvent donner des informations essentielles sur la politique en Italie méridionale, ainsi que sur certains cultes et pratiques religieuses. Pourquoi la mort de Pythagore est-elle finalement un moyen d’en apprendre bien plus sur le pythagorisme ancien et sa représentation que sur le philosophe lui-même ?
Les premiers récits sur la mort de Pythagore
Un rapide balayage des sources antiques permet de distinguer des récits primaires et des créations postérieures qui mélangent souvent plusieurs éléments de versions précédentes de la mort de Pythagore. Les plus anciens témoignages proviennent d’Aristoxène, le premier biographe officiel du maître, ainsi que d’Aristote, qui mentionnent la révolte cylonienne. Kylôn, ancien pythagoricien adversaire de la communauté fomente une insurrection aristocratique contre l’hétairie qui aboutit probablement à plusieurs morts et à chasser temporairement la communauté crotoniate (Aristoxène fr. 18 Wehrli, apud Jamblique, Vie de Pythagore, 249-251 ; Aristote fr. 21, 1 Gigon, apud Diogène Laërce, VIII, 46). Au moment de la révolte, Pythagore est soit à Délos auprès de son maître Phérécyde qui est mourant, soit à Métaponte. Quoi qu’il en soit, à son retour, il décide de s’en aller à Métaponte où il finit ses jours. Timée de Tauroménium est en accord avec cette version et relate que la maison de Pythagore devint un temple de Déméter après sa mort (Timée FGrHist 566 F 131, apud Justin, XX, 4, 18). Dicéarque corrobore le récit d’Aristoxène, mais ajoute que Pythagore a d’abord tenté de trouver refuge dans plusieurs cités de Grande Grèce, à Kaulonia, Locres et Tarente. Dans la dernière, une révolte le pousse à fuir à Métaponte, où il s’enferme dans le temple des Muses et se laisse mourir de faim (Dicéarque, fr. 41A Mirhady, apud Porphyre, Vie de Pythagore, 56).
Polémiques et récits légendaires
Les auteurs suivants de l‘époque hellénistique ne manquent pas de reprendre certains détails de ces histoires ou en inventent de nouvelles. Diogène Laërce rapporte ainsi une version qui pourrait remonter à Néanthes (FGrHist 84 F 31) ; le sage s’enfuit de Crotone mais est rattrapé par ses poursuivants devant un champ de fève. Plutôt que de couper par ce dernier, Pythagore préfère être mis à mort en évitant ainsi de fouler du pied les légumineuses qu’il avait en aversion. Cette histoire est reprise par Hermippe de Smyrne, un auteur hostile à Pythagore, après 250 avant notre ère (FGrHist 1026 F 25, apud Diogène Laërce, VIII, 40 et 45). Néanmoins, le lieu de l’action est transposé en Sicile où Pythagore mène l’armée des Agrigentins face à Syracuse, mais est défait et fuit avant d’être rattrapé devant le champ de fève. Héraclide Lembos abrège un ouvrage antérieur de Satyros datant de la fin du IIIe siècle avant notre ère où il explique que Pythagore revient de Délos et constate que les Crotoniates participent à un banquet offert par Kylôn. Il préfère partir à Métaponte et mourir de faim (fr. 35b Wehrli, apud Diogène Laërce, VIII, 40). Enfin, Porphyre (Vie de Pythagore, 57) relate une version où Pythagore préfère se suicider après avoir vu ses compagnons mourir dans l’incendie de la maison de Milon qui servait à rassembler l’hétairie.
Il est aisé de montrer comment se sont construits les récits d’époque hellénistique. Hermippe s’appuie probablement sur Néanthes et transforme l’histoire pour faire de Pythagore un ami des tyrans d’Agrigente dont il conduit l’armée. Satyros a combiné les auteurs péripatéticiens comme Aristote, Aristoxène et Dicéarque. Quant au témoignage transmis par Porphyre, il dérive d’un anachronisme, puisqu’il mélange deux révoltes ayant eu lieu à une cinquantaine d’années d’intervalle. Le même phénomène intervient chez Dicéarque qui recueille un récit oral en Italie du Sud et qu’il a probablement entendu à Messine (voir A. DELATTE, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège-Paris, Bibliothèque de la faculté de Philosophie et de Lettres de l’Université de Liège, 1922, p. 212). Il est donc préférable de suivre la version d’Aristoxène qui placerait la mort de Pythagore vers 496 avant notre ère.
Un bilan des sources
De ces sources ressortent quelques éléments importants. Tout d’abord, au fur et à mesure du temps, les auteurs antiques ont préféré sacrifier la chronologie au profit du récit. La version orale rapportée par Dicéarque permet de montrer que dès le IVe siècle, les habitants d’Italie mélangeaient deux révoltes différentes, d’une part celle de Kylôn, et d’autre part celle postérieure menée contre les pythagoriciens en général. En effet, vers 440, une série de mouvements insurrectionnels éclatent en Grande Grèce et poussent les pythagoriciens, souvent proches du pouvoir ou dirigeants de cités, à s’exiler en Grèce continentale ou à Tarente. Les errances de Pythagore chez Dicéarque ne sont que le reflet de ce second événement plus tardif, puisque toutes les cités où il se rend, à l’exception de Locres, sont en proie à des conflits internes. Quant à la première révolte, menée entre aristocrates crotoniates, elle n’aboutit pas directement à la mort de Pythagore, mais à sa fuite vers Métaponte. Il est alors question d’un temple des Muses ou Pythagore aurait fini ses jours selon Dicéarque. Cette donnée permet de montrer combien le culte des Muses était important pour les pythagoriciens, dont certains se sont inspirés pour créer la doctrine de l’harmonie des sphères (voir P. BOYANCE, Le culte des Muses chez les philosophes grecs. Étude d'histoire et de psychologie religieuses, Paris, de Boccard, 1937). Enfin, cette mort exemplaire explique en partie l’héroïsation de Pythagore en Italie du Sud et les hommages qui lui sont rendus. Ainsi, selon Timée de Tauroménium, les Crotoniates choisissent de transformer l’ancienne maison du maître en temple de Déméter et de dénommer une ruelle des Muses à proximité (FGrHist 566 F 131, apud Porphyre, Vie de Pythagore, 4). Comme d’autres philosophes, Pythagore reçoit un culte héroïque (Aristote, Rhétorique, 1398b9-14).
La mort de Pythagore est donc un sujet privilégié pour étudier l’évolution de la tradition littéraire antique, mais aussi le positionnement des auteurs. Chaque détail importe dans les premiers récits qui livrent des informations sur la politique en Grande Grèce et la discorde qui s’imposa entre les aristocraties crotoniates adeptes ou non de Pythagore. Enfin, quelques données religieuses parsèment ces récits, comme les références au culte des Muses.
Sources citées
Jamblique, Vie de Pythagore, 249-251 : Après cela, il [Cylon] déclencha, lui-même aussi bien que ses partisans, une violente guerre contre Pythagore lui-même et ses disciples, et le ressentiment de Cylon lui-même et de ceux qui s’étaient rangés à ses côtés était si fort et si tenace, qu’il s’étendit jusqu’aux tous derniers des Pythagoriciens. C’est donc pour cette raison que Pythagore s’en alla à Métaponte, et c’est là, dit-on, qu’il finit sa vie ; quant à ceux que l’on appelait « les hommes de Cylon », ils n’arrêtaient pas de comploter contre les Pythagoriciens et de manifester en toute occasion leur hostilité. […] Quant au reste des Pythagoriciens, ils quittèrent l’Italie, sauf Archytas de Tarente.
(trad. L. Brisson, A. Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2011)
Justin, XX, 4, 18 : Quant à Pythagore, après avoir vécu vingt ans à Crotone il émigra à Métaponte et c’est là qu’il mourut. L’admiration qu’il inspira fut telle que l’on fit un temple de sa demeure et qu’on l vénéra comme un dieu.
(trad. B. Mineo, Paris, Les Belles Lettres, 2018)
Porphyre, Vie de Pythagore, 56 : Mais pour Dicéarque et les auteurs plus exacts, Pythagore lui-même était présent lors de l’agression, car Phérécyde était mort avant son départ à Samos. Quarante de ses disciples, réunis dans une maison particulière, furent pris d’un coup ; la plupart des autres périrent isolément dans la ville, comme ils s’y trouvaient. Pythagore se sauva d’abord au port de Caulonia, puis de là à Locres. Quand les Locriens l’apprirent, ils dépêchèrent quelques-uns de leurs anciens aux frontières du pays ; et quand ceux-ci le rencontrèrent, ils lui dirent : « Pythagore, nous te savons homme sage et habile ; mais comme nous n’avons rien à redire à nos propres lois, nous essaierons, pour notre compte, de nous y tenir ; quant à toi, va-t’en en quelque autre endroit, en emportant de chez nous le nécessaire dont tu peux avoir besoin. » Lorsqu’il eut, de cette façon, quitté la cité de Locres, il fit voile vers Tarente ; puis, comme il y trouvait les mêmes difficultés qu’à Crotone, il vint à Métaponte. Partout, en effet, il s’était produit de graves soulèvements, que maintenant encore se rappellent et racontent les habitants, qui les nomment « les événements du temps des pythagoriciens » [Et on appela pythagoriciens toute la faction qui avait suivi Pythagore].
(trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1982)
Diogène Laërce, VIII, 40 : Dicéarque dit que Pythagore mourut de faim dans le sanctuaire des Muses à Métaponte, après quarante jours sans s’alimenter. Héraclide dit, dans son Abrégé sur la vie de Satyros, qu’après avoir inhumé Phérécyde à Délos, Pythagore revint en Italie et découvrant le banquet complet de Cylon de Crotone, il alla à Métaponte et abandonna la vie volontairement en se privant de nourriture, car il ne voulait plus vivre plus longtemps. Hermippe raconte que, lors de la guerre entre Agrigente et Syracuse, Pythagore quitta la ville avec ses compagnons et alla porter secours aux Agrigentins ; ces derniers mis en fuite, Pythagore tomba, en fuyant, sur un champ de fève qu’il refusa de traverser. Pris par les Syracusains, il fut mis à mort.
Diogène Laërce, VIII, 45 : Aïe, aïe, Pythagore, pourquoi avoir été tant effrayé par les fèves ? Il est mort dans la confusion avec ses propres proches. C’était un champ de fève, et pour ne pas marcher dedans, il a été tué par les Agrigentins, là, dans un carrefour.
Porphyre, Vie de Pythagore, 57 : Pythagore lui-même, dit-on, mourut à Métaponte ; il s’était réfugié au sanctuaire des Muses, où il était resté quarante jours privé du nécessaire. Selon d’autres, quand le feu ravageait l’habitation où les pythagoriciens se trouvaient réunis, ses adeptes se jetèrent dans le feu pour ouvrir un passage à leur maître en faisant de leurs corps un pont sur le feu. Ayant ainsi passé à travers l’incendie, Pythagore, désespéré d’avoir perdu ses familiers, se donna la mort.
(trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1982)
Porphyre, Vie de Pythagore, 4 : De sa maison [de Pythagore], les Crotoniates firent un temple de Déméter et ils donnèrent à la venelle le nom de sanctuaire des Muses.
(trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1982)
Aristote, Rhétorique, 1398b9-14 : Et la conclusion d’Alcidamas que tous les peuples honorent les sages : par exemple, les Pariens ont honoré Archiloque nonobstant ses diffamations ; et les Chiotes Homère, qui pourtant n’était pas leur concitoyen ; et les Mytiléniens Sappho […] et les Italiotes Pythagore.
(trad. M. Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1960)