Agrégé d’histoire et jeune doctorant en archéologie grecque, Corentin Voisin nous introduit dans la secte étrange de Pythagore qui n’a pas que fasciné ou fait trembler les collégiens.
Les chercheurs ont longtemps été fascinés par les spéculations philosophiques antiques qui amenaient certains êtres humains exceptionnels à connaître une meilleure vie dans l’au-delà. En s’inspirant des hypothèses sur l’harmonie des sphères, les néopythagoriciens ont quasiment imaginé un modèle d’apothéose dès le Ier siècle avant notre ère où l’âme d’un mort méritant s’incarnait dans la voute céleste (voir F. CUMONT, « Le mysticisme astral dans l’Antiquité », Bulletins de l’Académie royale de Belgique, 5, 1909, p. 256-286). Il en fallait alors peu pour rapporter ces croyances à Pythagore qui, quoi qu’il en soit, était un tenant de la métempsycose, c’est-à-dire du passage de l’âme d’un corps à un autre après le décès d’un individu. Une reprise de la documentation permet cependant de débarrasser l’enseignement sur l’âme du maître de sa gangue d’exégèses postérieures. La métempsycose de Pythagore n’a rien d’un bouddhisme avant la lettre que beaucoup de contemporains s’imaginent, mais est plutôt une prolongation de certaines spéculations philosophiques. Pourquoi la métempsycose pythagoricienne est-elle un emprunt du maître de Samos si fascinant ?
La métempsycose dans le premier pythagorisme
Un contemporain de Pythagore, Xénophane, confirme déjà que la métempsycose était un enseignement relativement répandu de Pythagore (Xénophane fr. 21 B7 Diels-Kranz, apud Diogène Laërce, VIII, 36). Les hypercritiques ne remettent désormais que très rarement ce fragment en doute et s’accordent pour faire de Pythagore le sujet des railleries de Xénophane (exception récente mais hypercritique dans L. Brisson., « Platon, Pythagore et les Pythagoriciens », dans Dixsaut M., Brancacci A. (dir.), Platon, source des Présocratiques : exploration, Paris, Vrin, 2003, p. 39-40). Puisque l’anecdote rapporte l’interdiction de frapper un chien qui serait un ancien ami de Pythagore, il est possible d’en déduire que la métempsycose pythagoricienne ne se fait pas d’un corps humain à un autre uniquement, mais aussi vers un corps animal. Un peu plus tard, Hérodote mentionne Zalmoxis (IV. 95) comme un homme miraculeux parmi les Gètes, qui promettait aux aristocrates lors de banquets qu’ils atteindraient l’immortalité et posséderaient d’immenses biens (D. DANA D, « Zalmoxis et la quête de l’immortalité : pour la révision de quelques théories récentes », Les Études Classiques, 75, 2007, p. 93-110). Il apparaît que Zalmoxis serait une sorte de miroir de Pythagore, une création littéraire qui rapporte finalement la croyance de l’immortalité de l’âme dans l’au-delà au maître samien. Il n’est pas clairement question de métempsycose dans cet extrait, mais au sujet des Égyptiens, Hérodote fait une allusion claire à cette croyance en cachant le nom de ceux qui la pratiquent (II, 123, 3). Les spécialistes s’accordent pour y reconnaître les orphiques et les pythagoriciens déjà mentionnés un peu avant (II, 81, 2).
Ces données primaires sont suffisamment assurées pour faire de la métempsycose un enseignement du maître. Cette tradition est si bien ancrée dans les mentalités antiques que Cléarque, un péripatéticien, peut inventer Euxithéos, un personnage de fiction pythagoricienne, et lui prêter des propos faisant la synthèse d’autres croyances sur la métempsycose (Cléarque, fr. 38 Wehlri, apud Athénée, IV, 157c). Néanmoins, Pythagore est-il l’inventeur de cette théorie de la transmigration de l’âme ?
La métempsycose : pythagorisme ou orphisme
Les découvertes archéologiques des vingt dernières années, mais aussi la reprise des fragments de la littérature antique consacrés à l’orphisme ont permis une meilleure délimitation entre celui-ci et le pythagorisme (L. ZHMUD, Pythagoras and the Early Pythagoreans, Oxford – New-York, OUP, 2012.p. 221-238). Depuis le XIXe siècle, les chercheurs ont souvent eu tendance à mélanger ce qui relevait de Pythagore et de l’orphisme, créant ainsi l’expression « orphico-pythagoricien » pour désigner des phénomènes qui semblaient se retrouver dans les deux courants (J. J. I. VON DÖLLINGER, Paganisme et Judaïsme ou introduction à l'Histoire du Christianisme tome IV, Bruxelles, H. Goemaere 1838). Plusieurs auteurs antiques ont attribué des écrits orphiques, les fameux hieroi logoi, à Pythagore, le premier étant Ion de Chios (Ion, fr. 36 B 2 Diels-Kranz, apud Diogène Laërce, VIII, 8). Il est vraisemblable que plusieurs pythagoriciens aient écrit des poèmes attribués ensuite à Orphée, peut-être à cause de la proximité ressentie entre les deux mouvements. Cet indice invite à envisager un transfert de certaines idées entre les deux mouvements et l’invention de la métempsycose remonte soit à Pythagore, soit aux orphiques.
À la lumière des témoignages antiques, il est certain que l’orphisme apparaît avant le pythagorisme, et qu’il est déjà populaire à Athènes à la cour de Pisistrate (E. ROHDE., Psyche. Seleenkult und Unsterblichkeitsglaube der Griechen, Fribourg-en-Brisgau, Mohr, 2 vol., 1894-1898, p. 336-338). Il est aussi probable que la première théogonie orphique ait été créée dans la seconde moitié du VIe siècle, à une époque où Phérécyde reprend Hésiode en prose. Par conséquent, il est fort probable que la métempsycose ait été empruntée par Pythagore aux orphiques, soit directement, soit indirectement par Phérécyde en fonction de l’interprétation du témoignage d’Ion de Chios. En revanche, les premiers témoignages sur Pythagore ne font pas mention de punition des âmes dans l’Hadès et il faut attendre la seconde moitié du Ve siècle pour voir surgir de telles allusions. La pensée pythagoricienne sur la métempsycose a pu évoluer par croisement et exégèses successives, notamment celles des auteurs comme Kerkops qui ont emprunté des éléments à l’orphisme (OF, test. 222, apud Clément, Stromates, I, 21, 131). Pythagore voyait donc la transmigration des âmes comme un phénomène nécessaire, éventuellement conclu après un certain nombre d’itérations et de vies idéales.
La métempsycose fait partie des idées premières de Pythagore, mais elle n’est pas forcément présente chez tous les pythagoriciens. La force de cette croyance est telle que les premiers interprètes du pythagorisme extérieurs à l’hétairie en font un point d’étude central. C’est à partir des développements pythagoriciens et orphiques que des philosophes plus tardifs ont tiré une partie de leur matériel. Il n’est donc pas anodin que le mythe d’Er dans la République de Platon porte autant de traces de l’orphisme et du pythagorisme.
Sources citées
Diogène Laërce, VIII, 36 : Et voici ce que dit Xénophane au sujet de Pythagore : Et l’on raconte qu’un jour, passant près d’un jeune chien qu’on maltraitait, il fut pris de pitié et prononça ces mots : « Arrête ! ne le frappe pas, car c’est bien l’âme d’un ami, je l’ai reconnue à sa voix.
(trad. L. Reibaud, Paris, Les Belles Lettres, 2012)
Hérodote, IV, 95-96 : À ce que j’ai entendu dire par les Grecs habitant l’Hellespont et le Pont, ce Zalmoxis serait un homme qui aurait été esclave à Samos, esclave de Pythagore fils de Mnésarchos ; ensuite, devenu libre, il aurait acquis d’abondantes richesses […] Mais je pense que ce Zalmoxis est antérieur de bien des années à Pythagore.
(trad. Ph.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 1960)
Hérodote, II, 123 : Les Égyptiens sont aussi les premiers à avoir énoncé cette doctrine, que l’âme de l’homme est immortelle ; que, lorsque le corps périt, elle entre dans un autre animal qui, à son tour, est naissant ; qu’après avoir parcouru tous les êtres de la terre, de la mer et de l’air, elle entre de nouveau dans le corps d’un homme naissant ; que ce circuit s’accomplit pour elle en trois mille ans. Il est des Grecs qui, ceux-ci plus tôt, ceux-ci plus tard, ont professé cette doctrine comme si elle leur appartenait en propre ; je sais leurs noms, je ne les écris pas.
(trad. Ph.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 1936)
Hérodote, II, 81 : Toutefois, ils [les Égyptiens] n’introduisent pas de vêtements de laine dans les sanctuaires, et ils ne se font pas ensevelir avec ; la loi religieuse l’interdit. En cela, ils sont d’accord avec les prescriptions des cultes qu’on appelle orphiques et bacchiques, lesquels en réalité viennent d’Égypte, et avec celles de Pythagore.
(trad. Ph.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 1936)
Athénée, IV, 157c : Comme le dit Cléarque le péripatéticien dans le deuxième livre des Vies, Nikion, Euxithéos le pythagoricien disait que les âmes de tous sont emprisonnées dans le corps et que la vie présente a pour but de les punir, et que le dieu a décidé que si elles ne restent pas toute la vie, jusqu’à ce qu’il choisisse de les libérer, s’abattront sur elles plus de mauvais traitements et en plus grand nombre. C’est pourquoi tous, nous devons prendre garde à l’inflexibilité de nos maîtres et craindre de quitter la vie volontairement ; la seule mort que nous devons joyeusement accepter est celle de la vieillesse, en ayant confiance en la libération de nos âmes par le jugement de nos maîtres. Nous, nous suivons ces doctrines.
Diogène Laërce, VIII, 8 : Ion de Chios dit dans ses Triagmoi qu’il [Pythagore] composa plusieurs poèmes et les attribua à Orphée.
Clément, Stromates, I, 21, 131 : Les oracles attribués à Orphée ont été composés, dit-on, par Onomacrite, le Cratère d’Orphée par Zopyre d’Héraclée, la Catabase aux enfers par Prodicos de Samos. Ion de Chios rapporte danse ses Triagmoi que Pythagore aussi a attribué certaines enquêtes. Épigène, dans son ouvrage Au Sujet des poèmes d’Orphée dit que La Catabase aux enfers et le Discours sacré sont de Kerkops et le Peplos et les Physika sont de Brontinos.