Le rêve de Tarquin

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Quest-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens lavenir avait-il dans lAntiquité? Louise Routier-Guillemot explore comment les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.

À quoi rêvent les hommes dans les nuits antiques ? Vers quelles prémonitions nous emmènent la galerie de leurs rêves ?

Une nuit quand Rome avait cent cinquante ans, dans le palais de la Regia, Lucumon dit Tarquin l’Étrusque, puis Tarquin l’Ancien, cinquième roi de Rome, fit un rêve.

Il rêva que sa chambre s’éclaircissait vaguement, sans que l’on pût trouver d’oùvenait la lumière. Derrière ses paupières, il sentait la clartégagner la pièce et il avait beau garder les yeux fermés, elle appelait son regard àtoute force. Cependant il savait que ce n’était pas le jour. La dixième heure était commencée à peine — il avait entendu la relève des gardes dans le couloir.

Tarquin ouvrit les yeux et ne rencontra que l’obscurité. Les lampes étaient éteintes, la chambre plongée dans le noir. À côté de lui, sa femme, Tanaquil, dormait.

Il écouta. Il n’y avait rien. Même les gardes, au-dehors, ne faisaient aucun bruit. Àforce de silence il s’étonna.

Il était devenu roi sans avoir su ce qu’il fallait faire. Tanaquil avait tout déchiffré, tout compris et conçu. Elle l’avait emmené hors d’Étrurie et ils étaient arrivés de Tarquinia à Rome, ensemble, sur leur chariot. La suite avait étéla longue histoire des présages, commencée depuis plus longtemps que les rois et dite par l’un ou l’autre tour àtour. Le tour était celui de Tanaquil. Elle avait un profil superbe et des pommettes hautes comme un cheval de guerre. Il l’avait épousée à Tarquinia lorsqu’il s’appelait Lucumon. Le nom avait changé, le sien, mais sa femme était elle-même, sa femme s’appelait toujours Tanaquil. Lucumon avait épousé une reine.

Elle lisait les présages comme d’autres l’auraient fait. Mais d’autres n’auraient pas eu alors ce visage de statue, sans aucune contraction des traits, un visage étranger au pays du vrai et du mensonge — visage d’un autre pays, aux confins de la pensée et de l’acte, visage d’un pays futur qu’il avait épousé entièrement sans le connaître. Tanaquil disait : l’aigle a désigné mon mari, et mon mari sera roi. Elle voyait les rois. Mais cette nuit-là, elle avait les yeux fermés. Tarquin écoutait dans le noir, et il n’entendait même pas la respiration de sa femme.

Il se leva et traversa la pièce, ajustant autour de lui sa toge de laine. Puis, il ouvrit doucement la porte de la chambre et il regarda dans le couloir. Il ne vit pas les gardes.

Il referma la porte, il trouva en tâtonnant la grande chaise où il avait poséses armes. Il prit son épée, et il attendit debout, au pied de son lit, les deux mains refermées sur la garde.

Tarquin rêva qu’il attendait immobile, et le temps passait longuement, obscurément, plein d’autre chose que lui-même. Mais peu à peu une clarté gagnait la chambre, semblable àcelle qui l’avait tiré de son sommeil — celle par quoi commençait le rêve, et il ne le savait pas. Cette clartésourdait de tous les coins de la pièce, montait du sol et descendait des poutres. Elle n’était pas aussi vive que la première fois, lorsqu’elle lui avait fait ouvrir les yeux. C’était une clartéd’avant les couleurs, une clartépour voir. Et Tarquin vit.

Cela venait de la fenêtre. Elle était grande, rectangulaire et descendait jusqu’au sol, donnant sur un jardin. Dans le jardin, devant la fenêtre, un homme montait chaque nuit la garde. Il n’était pas là. Tarquin ne voyait pas, mais il en était sûr.

Dans cette époque où Rome avait des rois, on vivait avec peu de choses. On avait peu de meubles chez soi. Tarquin était le roi, et Tarquin était très riche. Il avait un trépied de bronze dans la chambre, des vases peints par de grands peintres, un beau lit solide et sa femme portait des bijoux éclatants. Dans la Regia, les musiciens en robe lydienne jouaient chaque soir au banquet sur leurs flûtes aiguës.

Cette nuit, Tarquinétait seul, et il avait peur. Sans doute c’était un complot. Plusieurs fois on avait voulu le tuer. Tarquin reconnaissait dans les assassins la main des fils d’Ancus Martius, le précédent roi. Ils pensaient être rois, eux aussi, comme leur père — et leur père en mourant avait confiéàTarquin le soin de leur donner le trône. Mais il y avait les présages, et la science de Tanaquil pour les interpréter. Les présages disaient qu’il était roi. Depuis, il était roi, et il y avait les assassins.

Mais surtout Tarquin avait peur du sommeil de sa femme, peur que quelque chose arrivât dans cette nuit de sa femme, dans ce qu’elle ne voyait pas, ce qu’elle ne concevait pas. Sans être un lâche, il se trouvait dans un état de grande ignorance. Il ne savait pas voir comment les choses devaient être, et il tremblait de devoir le décider pendant ce sommeil d’elle. Il espéra fort qu’elle se réveillerait. Mais elle ne bougeait pas. Il voulait et il ne voulait pas la réveiller. Ce geste tout proche de la toucher, de l’éveiller lui-même, l’humiliait complètement. Alors il attendit seul, parce qu’il était un homme et un roi. Il regardait la fenêtre.

Dans une chambre si sobre, bien que riche, il était facile de tout embrasser du regard. Devant la fenêtre était tirée une tenture.

La tenture s’écarta. Une femme était àl’orée de la fenêtre. La clartéavait assez grandi ; Tarquin vit ses traits. Cette femme était de très petite taille. Elle lui sembla plus vieille que toutes les femmes qu’il connaissait. Pourtant elle se tenait droite, extraordinairement.

Elle portait un vêtement d’une étoffe inconnue, souple et brillante. Tarquin ne connaissait que la laine et il regarda cette moire avant de regarder son visage.

Ce visage était nu. Les cheveux partaient en arrière, sur la nuque, sans que rien pourtant ne les dirige ; mais ils contournaient ce visage sans y toucher, sans y faire de l’ombre. Elle ne masquait rien de ses traits. Tarquin pensa aux visages des statues.

Elle parla.

« Tarquin, dit-elle, je viens te voir car tu es le roi de Rome. Romulus a fondé Rome, Numa Pompilius lui a donnéses dieux, Tullus Hostilius lui a appris àse battre et Ancus Martius l’a faite grande et belle. Toi, Tarquin, tu n’es pas encore le roi de Rome. Tu ne lui as rien donné. »

C’était assez pour appeler les gardes, et la mettre en prison. Mais les gardes n’étaient pas là. Tarquin s’approcha de la fenêtre et pencha la tête au-dehors. Il ne distinguait rien. Peut-être cette femme était-elle venue seule, après tout. Mais alors, pourquoi la peur continuait-elle en lui ?

Pendant ce temps, elle s’était avancée jusqu’au milieu de la chambre. Elle sortit d’un pan de son manteau quelque chose enveloppédu même tissu brillant que ses vêtements. Elle posa cette chose sur le grand coffre et déplia le tissu. C’étaient neuf livres, neuf rouleaux épais et serrés. Elle passa la main sur leur courbure, lentement, doucement. Puis elle dit un prix.

Tarquin se mit à rire. C’était un prix extraordinaire. Il ne possédait aucun objet de ce prix-là et il n’en connaissait aucun.

« Il te faudra pourtant apprendre àconnaître », dit la femme.

Il n’avait pas parlé. Cependant elle sentait chaque mouvement de sa pensée, chaque contrefort de son rire. Elle se retourna, se baissa et fit quelque chose qu’il ne pouvait pas voir. Lorsqu’elle se releva, il vit qu’elle avait sorti de son manteau un brasero qu’elle venait d’allumer. D’un geste vif, elle prit trois rouleaux, les caressa une dernière fois et les jeta dans le feu. Ils se turent, le temps que les rouleaux brûlèrent.

Elle dit le même prix. Tarquin ne comprenait pas.

« Pour seulement six livres, le même prix ? »

Elle répondit oui.

Tarquin se mit encore àrire. Tandis qu’il riait, il se demandait ce que lui rappelait ce visage. Et la femme prit encore trois rouleaux et les brûla. Puis elle répéta son prix.

Alors Tarquin se souvint du visage des statues, et il pensa au visage de sa femme. Àce visage il était impossible de demander : « Mentez-vous ? ». Mais sa femme avait un visage de femme, et cette femme n’avait pas un visage de femme. Le visage de sa femme était un pays étranger et futur. Le visage de cette femme n’était aucun pays. Elle avait des yeux pleins de futur mais c’était seulement la pauvre et insuffisante manière qu’avait Tarquin de décrire àlui-même ce qu’il ne voyait pas. Le futur n’était que pour Tarquin ; le futur, enfin, une bribe, un tout petit morceau du futur, comme une chute de tissu. Elle était contemporaine de tous les temps, elle était aussi contemporaine d’elle-même de bout en bout et ainsi elle avait tous les âges et tous les degrés de sa connaissance.

Tarquin accepta le prix.

Lorsqu’il s’approcha des rouleaux, il les caressa comme elle, et les ouvrit. Tout y était incompréhensible.

« Le sens viendra plus tard, dit la femme. Tu as acheté les réponses, mais les questions ne sont pas de ton époque. Toi, tu es de ton époque et seulement de ton époque. C’est comme cela que tu seras le roi de Rome. Tu dois renoncer aux autres époques. Tu dois donner ces livres à Rome. »

Tarquin dit qu’il le ferait. Alors cette femme, qui était la Sibylle de Cumes, la plus grande prophétesse que rencontra jamais Rome, celle qui guida Énée aux Enfers, celle dont la voix traversait mille ans, disparut comme il est d’usage de le faire.

Le roi était seul avec les trois livres et le prix immense qu’il avait payé. Il ne savait pas comment, mais il savait qu’il avait payé. Il avait décidé seul de ce qu’il fallait faire. Il comprenait que dans ces livres se trouvaient écrites les réponses àtoutes les questions futures. C’étaient les livres illisibles de l’avenir de Rome, et lui-même, Tarquin, n’y figurait qu’àpeine. Plus tard et aussi loin que l’on pouvait plonger dans l’avenir, les magistrats consulteraient les livres sibyllins — dans la guerre, dans l’angoisse, dans la défaite même, le futur parlerait une langue qui peu àpeu se découvrirait à Rome sans lui être étrangère.

La clartéavait maintenant disparu de la chambre et Tarquin se sentait pris par le sommeil. Il regagna le lit. Décidément il était seul. Mais il n’était pas assez pourêtre seul, et il ne savait pas imaginer, il ne savait pas concevoir. Il s’allongea et il pensa au futur de Rome. Sa pensée resta vide. Il ne pouvait rien dire du futur. Il n’enétait pas.

Il regarda sa femme, pour voir si elle avait vu la scène. Mais non, Tanaquil avait les yeux fermés. Elle était enfermée dans son propre rêve.

Rêve de Tanaquil

Cette nuit-là, Tanaquil, la faiseuse de rois, fit un rêve. Elle rêva d’une femme qui ne lui ressemblait pas. C’était dans une grande et belle chambre aux portes bien fermées. Grande et belle, elle l’était par l’ordre et la nettetéqui y régnaient. C’était une chambre qui n’était pas un décor. L’œil cherchait l’ornement et ne le trouvait pas. La beautéde l’ensemble venait des femmes dans cette pièce. Elles étaient quatre, assises sur des sièges bas, et filant la laine avec des mouvements réguliers et fluides. Au milieu de ces femmes se tenait une cinquième qui était évidemment la maîtresse. Elles étaient toutes habillées de laine blanche, sobres et décentes. Mais cette femme se distinguait par son maintien et sa grande beauté. Ses yeux étaient baissés sur sa quenouille. Ses mains couraient sur le fil, sans erreur et sans ennui.

Malgréla tête baissée on distinguait le visage. Elle était blonde, très jeune, mariée depuis peu. Ses joues étaient douces, dépourvues d’accident, les traits non pas immobiles mais maintenus. Elle avait une manière de filer la laine, si complètement concentrée, que cette manière prenait toute la vie.

C’était Lucrèce, la femme de Collatin. Alors que toutes les femmes de la famille royale banquetaient en l’absence des hommes, elle seule filait la laine. On ignorait ce qui l’emportait chez elle, de la beautéou de la vertu.

Lorsque Tanaquil entra dans la pièce, elle ne cilla pas. Aucune des esclaves ne bougea. Elles n’avaient rien entendu.

Alors Tanaquil comprit qu’elle avait disparu. Elle était devenue une sorte de fantoche et la femme réelle et rêvée àla fois se tenait devant elle, ignorant sa présence. Cette femme avec ses mains de laine faisait la nouvelle matière de l’imagination et de l’idéal.

Il n’y avait plus de Sibylle. La Sibylle était venue comme pour trancher le fil d’une métaphore — pour interdire le pays étranger et futur oùs’était forméle visage de Tanaquil. Le danger était leur ressemblance. Mais la ressemblance était discontinue ; il aurait fallu être Sibylle pour avoir ce visage. Désormais Tanaquil n’existait plus. Elle avait été défaite en plein rêve, et dans le rêve d’un autre. La Sibylle avait donné son prix, Tarquin avait accepté. C’était elle, contre les rouleaux sibyllins. La voix d’une femme, contre le livre. L’affaire, il n’y a pas de doute, était bonne. Tarquin gagnait au change.

Tanaquil se redressa dans le lit et se tourna vers son mari pour voir s’il avait vu la scène. Mais non, Tarquin avait les yeux fermés. Il souriait, enfermé dans son rêve et dans sa royauté à l’instant acquise. Il ne savait pas que Tanaquil le voyait déjà mourir.

Sources :

Tite-Live, Histoire romaine, tome I : livre I, éd. Jean Bayet, trad. Gaston Baillet, Paris, les Belles Lettres, C.U.F., 2012.

Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, tome I : livres I-IV, éd. et trad. RenéMarache, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2018.


Yann Berthelet, « Légitimer les experts religieux, sous la République romaine », Éditions de la Sorbonne, « Hypothèses », 2011, p. 119-128.

Raymond Bloch, « Les origines des Livres Sibyllins », in Bulletin de la SociétéNationale des Antiquaires de France, 1962, 1964, p. 80-81.

Dominique Briquel, « Les figures féminines dans la tradition sur les rois étrusques de Rome », in Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 142e année, N. 2, 1998, p. 397-414.

—, « Tarquins de Rome et idéologie indo-européenne. (II) Les vicissitudes d'une dynastie », in Revue de l'histoire des religions, tome 215, n°4, 1998, p. 419-450.

André Chastagnol, « Le culte d'Apollon à Rome », in Annales. Economies, sociétés, civilisations, 11e année, N. 2, 1956, p. 216- 222.
Yves Lehmann, « Divination et prédestination àRome. Enjeux doctrinaux et politiques », in Pouvoir, divination et prédestination dans le monde antique, Besançon : Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité, 1999, p. 249-258.

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