Retour vers le futur - Les Enfers à l’antenne : L’Isocratophone

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Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Louise Guillemot explore comment les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.


 

Les papilles encore pétillantes de la limonade de Calchas, feuille de peuplier glissée dans notre sacoche d’aventuriers transachéroniens[1], nous nous éloignons des régions prophétiques. D’autres interviews infernales nous attendent, mais comment chasser de notre esprit Hélène, les dix ans passés sous Troie et la nostalgie de l’avenir…

— Bla, bla, bla ! Et encore bla, bla, bla ! crie une voix très, mais alors très peu aimable.
Tout en marchant, nous sommes arrivés dans un paysage bien différent. Les ombres ne se mêlent plus à l’ombre des peupliers, elles marchent en plein soleil entre de grands édifices à ciel ouvert — enfin, en plein soleil comme on peut l’être aux Enfers, mais les ombres ne sont pas tatillonnes : un bon éclairage crée l’illusion, nul ne critiquera la scénographie. Les décors, eux sont travaillés, c’est normal : des édifices, cela se transporte dans l’au-delà, on peut les répliquer à l’infini, les démanteler pour les faire passer sur la barque de Charon comme les morceaux du temple d’Abou-Simbel ou les reproduire sur place, taillés dans des blocs de néant. Les Enfers ont leur marbre de ténèbres comme les vivants ont le marbre blanc de Paros.
Voici le décor d’une cité : des portiques, des places ceintes de colonnes, des bâtiments circulaires où devraient se tenir des assemblées. Nous scrutons les ombres qui déambulent par petits groupes, traitant des affaires de cités mortes depuis bien des siècles. Et parmi toutes ces ombres, personne. Personne en tout cas qui aurait pu crier ces bla, bla, bla, et interrompre nos pensées comme une conversation.
Soudain, un adolescent accourt vers nous et nous salue brièvement. Le rouge lui monte aux joues d’excitation et d’enthousiasme.
— Le maître, annonce-t-il débordant de fierté, vous fait l’immense honneur de condescendre à accepter que vous lui demandiez une entrevue.
— Diantre, répondons-nous avec la politesse vitale à tout visiteur des Enfers, l’honneur est immense, en effet, seulement… de quel maître avons-nous le plaisir de parler ?
L’adolescent tressaille.
— Mais enfin, quel genre de visiteurs êtes-vous ? Seriez-vous de ces frivoles mathématiciens, de ces futiles philosophes, tous ces charlatans qui marchent la tête dans les nuages et tombent dans le premier trou venu ?
— Nous…
— À moins que vous ne donniez la palme aux sophistes, aux trafiquants de mots qui vendent l’art de dire tout et n’importe quoi et vous cousent un discours avec leur fil blanc ?
— Mais…
— C’est à cause de gens comme ça que la Grèce va mal ! Quelle génération ! Quelle époque !
Quelle époque, oui… mais justement, quelle époque ? Rien ne nous indique en quel lieu et en quel temps ce jeune homme est né, habillé qu’il est à la façon de tout jeune Grec d’une famille aisée, le corps travaillé par le gymnase, des sandales élégantes mais pas tapageuses. Dorien, ionien, éolien ? Il s’exprime dans le dialecte attique avec quelques ionismes, mais après tout, c’est peut-être la mode. Qui sait quels sont ses contemporains, et quels noms sont pour lui les héros de cette jeunesse ? Il a peut-être entendu dire récemment, c’est-à-dire juste avant sa mort, que Darius envoyait son armée par un canal percé sous le mont Athos[2]. À moins qu’il ne soit tombé dans la plaine de Leuctres, s’il était l’un des Spartiates qui n’en revinrent pas, un de ces citoyens si rares et si précieux qui ne se comptaient plus que par poignées et dont la vie, sur les champs de bataille, filait plus vite que le vif-argent[3]. Ou bien, c’était un des Thébains du bataillon sacré, descendu aux Enfers sous les yeux de son amant[4]. Ils sont nombreux, les jeunes gens qui ont franchi le Styx sans s’en apercevoir, presque par distraction, parce qu’ils ont tourné les yeux au mauvais moment un jour où sifflaient les flèches. Ils sont nombreux, dans ces régions des Enfers semblables aux places publiques du monde d’en haut, à débattre à l’infini d’un futur mort et enterré depuis des siècles. Toujours ceux qui moururent la première année de la guerre du Péloponnèse, ignorant que Périclès a prononcé leur oraison funèbre, échafaudent entre eux mille plans pour faire succomber les Spartiates, toujours Isagoras complote avec ses partisans l’éviction de Clisthène, toujours ils oublieront que leur vie fut courte et qu’ils laissèrent à d’autres l’avenir qu’ils n’avaient pas connu.
— Le maître, mon maître, c’est le seul et l’unique : Isocrate ! s’écrie l’adolescent comme s’il venait d’annoncer Agamemnon en personne.
Soudain, le tragique s’échappe comme Thersite devant le danger. Isocrate ! Nous ne pensons plus aux âmes mortes rêvant aux cités disparues, à l’avenir pas vécu, aux portiques découpés dans le néant. Non, au seul nom du maître — puisque c’est lui, le maître vénéré de ce fils de famille —, reviennent des souvenirs de versions fastidieuses, de discours interminables et d’un art consommé de se jeter des fleurs. Un vieil orateur, qui était déjà vieux au temps des grands-parents de ses contemporains, et si bavard, et si admiratif de lui-même… armé de ses deux lances, μέν et δέ, il vous empale d’une phrase aussi longue qu’une sarisse macédonienne, et encore, estimez-vous heureux quand elle n’est pas hérissée de subordonnées.
Mais qui a lu Isocrate ?
Nous regardons l’adolescent d’un peu plus près. Bon, il n’a peut-être pas inventé la céramique à figures rouges, mais il semble sincère et plein d’élan.
De qui Isocrate est-il le maître ?

L’adolescent nous conduit dans une maison cossue, à la décoration un peu chargée. Dans un grand vestibule s’affairent des esclaves, et quelques Athéniens en vue il y a vingt-quatre siècles discutent autour d’un plateau de gâteaux au miel. Ils portent des rouleaux sous le bras et ricanent en se glissant quelques mots à l’oreille.
— J’ai apporté le dernier discours de Lysias, il n’y a pas à dire, c’est du ciselé…
— Il est un peu… pittoresque, n’est-ce pas ?
— Pittoresque ? Oui, tu as raison, enfin, c’est un métèque…
— Comme dit le maître : Athènes est devenue l’école de la Grèce, et ceux qu’on appelle Athéniens sont moins les citoyens nés du sol d’Attique, que tous ceux qui s’y sont formés, ont appris à penser avec ses philosophes, à parler avec ses rhéteurs, à vivre avec ses théâtres. 
— Le maître… oui…
Ils s’échangent un sourire complice, le sarcasme pointe :
— Le vieux s’est remis à son discours, paraît-il.
— Sa comparaison-fleuve d’Athènes et Sparte ? Je croyais qu’il l’avait abandonné. On n’écrit plus, à son âge !
— Son âge ? Personne ne sait quel âge il a. Il devait être vieux du temps de Kékrops. Mais je t’assure, il s’est encore attelé au travail.
— Oui, oui, tout à la gloire d’Athènes, tout au détriment de Sparte ! C’est dépassé, tout ça, démodé, ça fait terriblement cinquième siècle avant J.-C. Et ce n’est pas la vérité historique qui l’étouffe…
— Bah ! On peut tout lire dans tous les sens. Ce n’est pas de l’histoire, c’est de la philosophie de l’histoire : l’art de raconter des histoires avec l’histoire, de créer des modèles, de…
— Moi, ce que j’en dis, c’est tout simple : l’avenir sera spartiate, ou ne sera pas. Ils viendront nous balayer tout ça, et la cité aura l’air bien plus propre, tu verras.
— Qui vivra, verra…

Qui vivra, verra.
Par-delà le vestibule encombré, un couloir mène à une chambre obscure où un homme est couché. Couché, non, pas tout à fait : appuyé sur des coussins, il dicte un texte à son esclave-secrétaire. La lumière tamisée du soleil éclaire un visage très ancien.
Isocrate : — Quatre-vingt-dix-sept-ans, annonce-t-il très fièrement. Je suis né quand Périclès était stratège, j’ai vécu au temps de la guerre du Péloponnèse, de l’hégémonie spartiate, de la tyrannie des Quatre Cents et des Trente, de Leuctres, du bataillon de Pélopidas, des guerres sacrées du territoire de Delphes, de la victoire de Conon à Cnide, et maintenant, au soir de ma vie, j’assiste à la puissance invincible de Philippe de Macédoine. Quatre-vingt-dix-sept ans, pas mal pour un homme de l’Antiquité, non ?
Retour vers le futur : — De l’Antiquité ? Mais, euh… vous êtes bien renseigné sur l’histoire mondiale.
Isocrate : — Je sais tout de même de quelle époque je suis.
RVLF : — Vos contemporains, sur l’agora et dans votre vestibule, n’ont pas l’air d’en savoir aussi long. Ils sont un peu, comment dire, collés à leur époque, c’est bien normal, quand on est mort c’est pour de bon…
Isocrate : — Tatatatata ! Mort, moi ? Jamais ! Un aussi grand génie est immortel. Pour moi, rien n’a de secret : le passé, le présent, le futur, tout est affaire de langage, d’analyse et de profondeur de vue. Bref, c’est tout moi. Qui a vécu, verra.
Il se met à sourire, presque espiègle :
— Ils peuvent bien persifler, en parlant du vieux qui s’acharne avec ses discours d’un autre temps, et avec les Spartiates qui viendront donner un coup de balai dans notre cité décadente. Je sais, moi, qu’ils se trompent du tout au tout : c’est Sparte qui appartient au passé, et il n’en restera pas une ruine. L’avenir est à nous !
Une ombre passe sur son visage, ses yeux se tournent vers la fenêtre dissimulée à demi par un rideau. Il murmure :
— Mais qui est nous, c’est toute la question…
RVLF : — Pardon d’être aussi terre-à-terre, mais comment diable avez-vous entendu cette conversation depuis votre chambre ?
Isocrate : — Bah ! Ils disent toujours la même chose. Mais surtout, j’ai mes petits secrets…
Il fait un geste à l’esclave, qui tire une tenture. Derrière la tenture, nous voyons apparaître une sorte de cornet en bronze raccordé à un long tuyau du même métal. Le tuyau serpente vers l’entrée de la pièce, puis disparaît dans un mur.
Isocrate : — Avec ce brillant système, j’entends tout ! On me croit gâteux, mais rien ne m’échappe de la rumeur d’Athènes. Je me tiens au courant, et même, comme disent les jeunes, au jus ! C’est avec ça que je vous ai octroyé une de mes remarques tantôt : bla, bla, bla. Ça vous épate, n’est-ce pas ? J’ai appelé cette époustouflante invention un isocratophone. Ou plutôt un Isocratophone, avec un I majuscule, car il est unique comme moi.
Le vieil orateur croise les bras d’un air satisfait, et se met à parler.
Que dit-il ? Mille généralités, des circonvolutions à n’en plus finir. Sa voix est faiblarde et aigre-douce, il fait du bout des doigts de petites esquisses maniérées. On ne sait pas où il vous mène, et tout d’un coup les doigts s’agitent pour exprimer l’horreur et l’enthousiasme. Il fait des pauses, mesure ses effets. Un orateur qui joue à l’orateur. Nous ne l’écoutons plus. Non, il ne parle pas pour qu’on l’écoute, pour faire à la manière des poètes éclore un sens de chacun de ses mots pleins de sève. Il construit. Vous ne voyez pas où il veut en venir, et soudain vous vous retournez : l’architecture est complète, construite parfois au mépris des plans, de la raison et du goût ; mais les murs ont triple épaisseur, et il faut marcher le long de ses longs corridors.
L’écouter ? Non, non, non, nous n’écrirons pas ce qu’il disait. Nous écrirons ce que nous avons vu, et ce qui vibrait secrètement dans les tuyaux de l’Isocratophone. Il ne viendra pas porter réclamation : quand on est mort, c’est pour de bon. Vous avez le droit de sauter des pages.
N’écoutez pas Isocrate : regardez-le.

Vieil orateur… non, orateur, il ne l’a jamais été. Démosthène aussi avait la voix qui flanche, et des années durant il a couru chaque jour tout le long des Longs murs pour forger son souffle, des années durant il a déclamé, enfermé dans sa cave, les cailloux plein la bouche pour se forcer à former les mots. Et après ces années, Démosthène est devenu le plus grand orateur du monde grec. Il a vu, depuis longtemps, poindre et s’élever la puissance des Macédoniens. Depuis longtemps, il a crié à l’envahisseur. Autour de lui, personne n’y croyait. Menaçant, le roi des Macédoniens ? Mais non, c’est un Grec comme les autres. Mais non, il gouverne une drôle de cité, une cité qui est un grand pays peuplé de Barbares. Vous savez bien que toute l’histoire de la Grèce est une pièce qui se joue avec un nombre limité de personnages : Athènes, Sparte, Thèbes, et le Grand Roi régnant sur l’empire perse.
Et puis, un jour, Philippe de Macédoine a pris Élatée.
C’était la dernière cité avant Thèbes. Les Macédoniens étaient descendus depuis le nord de la Grèce, et une à une, toutes les places étaient tombées.
La nouvelle a résonné dans toute la cité. Le soleil n’était pas encore levé que les citoyens, par milliers, s’étaient massés sur la Pnyx. La colline surplombait les maisons, la mer si tendre à l’automne et l’horizon qui paraissait s’embraser, car la vue se confondait désormais avec l’hallucination des cauchemars. L’atmosphère était celle des derniers jours de Troie. Ah, comme ils semblaient loin, le temps des mythes, la splendeur des fables, la beauté des poètes et l’antique art de la guerre…
Tous se taisaient. Comme s’ils n’avaient rien vécu, comme s’ils n’avaient rien vu. Et dans le silence un homme se leva.
Démosthène parlait.
Il parlait de la guerre, de la paix, des moyens humains et civiques pour sauver ce qui pouvait l’être. Les temps de son discours sont tous du futur proche, du futur simple. Organiser le présent immédiat, oublier les querelles du passé. Ne pas être rayés d’un trait de la carte de l’histoire. Démosthène proposait l’alliance avec la pire ennemie d’Athènes, la grande cité de Béotie : Thèbes.
Les Thébains, pendant les guerres médiques, avaient combattu aux côtés des envahisseurs perses. Thébains et Athéniens avaient contracté la longue habitude de se voir face à face sur les champs de bataille.
À Chéronée, ils furent côte à côte. Ensemble, pour être vaincus.
Ce fut la dernière bataille du temps des cités. La liste des personnages avait changé, et on joua ensuite la grande pièce de l’histoire sur d’autres théâtres : au Granique, à Issos, à Gaugamèles, à Hydaspe, et chaque fois le chorège fut Alexandre le Grand. Le temps des cités était fini. Qui a vécu, les a vues, mais qui vivra, ne les verra plus.

Isocrate était vieux. Comme toujours. Il se vantait beaucoup, entre mille autres choses, de l’excellente vue qu’il avait à son âge. Il attribuait sa longue vue à sa longue vie : qui a beaucoup vécu, a beaucoup vu, et voit loin.
Il n’avait jamais couru le long des Longs Murs, il n’avait jamais forcé sa bouche à frayer aux mots un chemin à travers les cailloux. Il n’avait jamais prononcé ses discours en public. Il avait autour de lui un petit cercle de disciples, son école, auxquels il enseignait une philosophie de son cru : une philosophie au mépris des philosophes, qui méprisait la théorie et les grandes idées. Seuls comptaient la vie pratique, l’art de se gouverner soi-même et sa cité. L’art d’écrire des discours qui ne se contentaient pas de jouer avec les mots, mais tiraient de l’opinion publique ce qu’elle avait de plus juste, pour en faire de la politique.
Il s’était trompé toute sa vie.
Il avait écrit des discours à la gloire d’Athènes, quand Athènes épuisée par les guerres ne pouvait plus tenir son rang. Il avait écrit des discours contre Sparte, quand Sparte aurait offert à Athènes une alliance des plus précieuse. Il avait écrit des lettres à des personnages importants pour leur demander de réconcilier la Grèce, de la guider dans la paix et la guerre, et ces personnages importants n’avaient eu d’autre désir que d’être des rois.
Toute sa politique tenait en une phrase : la concorde entre les Grecs, la guerre contre les Barbares. Comme, bien des siècles plus tard, les Français furent les Barbares de Bismarck, aux yeux d’Isocrate l’un n’allait pas sans l’autre. Pour s’unir, rien de tel qu’un ennemi commun, le danger héréditaire, celui d’autrefois et donc de demain : l’empire perse. Xerxès renaissait sous les traits de ses descendants.
Il n’avait rien vu de l’impérialisme macédonien. Quand Philippe rusait, concluait des paix fallacieuses avec les Athéniens, quand Démosthène tempêtait et criait en vain au danger, Isocrate n’avait pas compris que le monde avait changé. Il avait écrit à Philippe une lettre étonnante, pleine de flatteries et d’anxiété, lui demandant de prendre la tête de toute la Grèce.
Il n’était pas sur les champs de Chéronée. Il était si vieux, qu’il attendait simplement l’issue de la bataille pour mourir. Il ne vit rien des Athéniens et des Thébains côte à côte, d’un bataillon sacré où les ennemis de tant d’années étaient, le temps d’un éclat d’armes, devenus les amants de la Grèce.
Beaucoup ont cru qu’après la défaite, Isocrate comprit qu’il s’était trompé et se laissa mourir de faim.
Mais l’Isocratophone ne ment pas. La voix qui chuchote n’a pas de regrets de s’être trompée, ne s’est pas laissée mourir de faim. Il se murmure encore dans les invisibles connexions de la machine les échos d’une lettre terrible, le dernier texte du plus vieux des orateurs, du Grec à la longue vie qui vit Périclès et la chute d’Athènes.
Quand Philippe eut vaincu, Isocrate lui écrivit cette lettre. Cette lettre était une lettre de félicitations.
— Non, non, dit Isocrate en décrivant un petit cercle aérien du bout des doigts, ce n’est pas un faux. Pourquoi rougirais-je de ce que j’ai écrit ?
Tant de rides sur ce visage et pas une seule ride de remords ! Il hésite pourtant, il regarde dans le vague. On se rappelle la phrase à mi-voix. Mais qui est nous ?
— Non, dit-il avec son regard orgueilleux, je ne suis pas un traître, ne prétendez pas un instant que j’ai collaboré avec l’occupant. D’ailleurs, Philippe a dû m’entendre, il a rasé Thèbes, mais il n’a pas rasé Athènes, il a épargné le cœur battant de la Grèce, car lui aussi était un Grec, il avait besoin de nous. Et son fils Alexandre, qu’a-t-il réalisé sinon la concorde entre les Grecs, la guerre contre les Barbares ?
RVLF : — Mais à quel prix ? Le temps des cités était fini. Et jamais vous n’avez imaginé une entreprise aussi démesurée que les conquêtes d’Alexandre. L’histoire s’est écrite sans vous. Vous, vous êtes celui qui s’est trompé, qui n’a rien vu venir. Vous avez trop vécu, trop vu. Vous n’avez rien su concevoir de nouveau.
Une ombre passe sur le visage du vieil homme. L’esclave-secrétaire serre un poing menaçant autour de son roseau d’écriture. Mais un instant plus tard, les traits d’Isocrate se détendent comme si la critique ne l’atteignait pas.
Isocrate : — C’est toujours la même histoire, vous savez : les critiques sont les crapauds, et moi, la blanche colombe. Que n’a-t-on pas dit sur moi ! Un traître à sa cité ? Parce que j’ai félicité Philippe de Macédoine d’avoir vaincu Athènes ? Pfff ! L’important, c’est la Grèce. Un vieillard confus, plein de contradictions, parce que mon dernier discours est ambigu et qu’on ne sait comment prendre mon éloge d’Athènes, mon attaque contre Sparte ? Pfff ! Il faut apprendre à lire entre les lignes. De toute manière, je n’ai pas à m’expliquer.
Il fait un signe à l’esclave-secrétaire. L’entrevue est terminée.
Pendant que nous quittons la pièce, dans une atmosphère un peu refroidie, nous entendons le bourdonnement de sa voix qui reprend. Il dicte, et l’esclave écrit. Le dernier discours d’Isocrate se poursuit, s’allonge, prend des chemins tortueux. Jamais fini, jamais fini… répéter, redire, recommencer. L’histoire ne ressert pas les mêmes plats, dit le proverbe. Ou bien, elle les ressert réchauffés, le goût atrophié. D’abord la tragédie, ensuite la farce. La longue vie d’Isocrate l’a rendu myope. Il a voulu lire l’avenir avec les modèles du passé. La guerre contre les Perses, la démocratie modérée d’autrefois — le bon vieux temps, quand le petit peuple ne prétendait pas encore faire de la politique. Il méprisait les philosophes sur leur nuage, il se croyait en prise avec la réalité, et il n’a pas su voir que la réalité était mouvante et que se créaient dans l’ombre des configurations nouvelles.
Un sifflement interrompt le fil de notre pensée. Qu’est-ce que c’est ? Dans le mur luit une ligne de bronze. L’Isocratophone ! Nous nous approchons, nous tendons l’oreille… On distingue de loin le bourdonnement de la voix.
Inlassablement, Isocrate dicte. Sa phrase s’allonge comme le Styx. Qu’a-t-il à dire, ce maître qui n’est pas le nôtre ? Qu’y a-t-il à lire, chez celui qui n’a pas de place dans notre cœur, celui dans lequel on ne veut pas reconnaître un contemporain, un camarade, une voix qui s’entrelace à notre voix intérieure ?
D’autres l’aiment et l’aimeront. Qu’ils nous fixent rendez-vous par un cartel : cela vaut la peine, de se battre par enthousiasme et pour ses affinités électives. Pour une fois, voyageurs des enfers, intervieweurs de l’au-delà, parce que nous avons couru tant de risques pour vous transmettre ces ondes venues des ombres, osons dire qui nous n’aimons pas. Car nous n’aimons pas tous ceux qui peuplent les enfers. Il y a ceux qui ont tort, il y a ceux qui ont raison, mais avec lesquels on ne peut pas vivre. Il y a les criminels et les traîtres, les nôtres et les autres. Parfois, les voyageurs infernaux eux-mêmes s’égarent. Ils prennent à droite et se perdent dans le champ d’asphodèles, ils méprisent ou encensent injustement. Tant est tourbillonnant le parfum des asphodèles…
Qu’il ne soit donc de notre confrérie. Mais, cet homme si ancien, et qui a tant vécu, nous entendons sa voix qui bourdonne, son inlassable désir de continuer la phrase, même si le futur le dépasse, même si l’évolution du monde le contredit. Le temps des cités n’est plus, mais Isocrate est. Il dicte. Il s’est trompé ? Peut-être. Il a trahi ? Peut-être. Et peut-être était-il fidèle à ce qui n’existait pas encore : une certaine idée d’un pays, grand comme la Macédoine ou plus grand, qui n’était ni une cité, ni un empire, ni cette Grèce en archipel qui se réunissait aux Jeux olympiques. Le temps des cités n’était pas encore le temps des États-nations, des guerres d’indépendance, des drapeaux flottant au-delà des murs de la ville natale. Et s’il y a d’autres formes, d’autres idées, oubliées, naissantes, en lutte ou à venir, et s’il n’avait rien pressenti, faudra-t-il aussi le lui reprocher ? Mais peut-être voyait-on plus loin dans l’avenir, du haut des nuages philosophiques d’où Isocrate voulait faire descendre la pensée jusque sur le plancher des vaches. Peut-être pouvait-on y trouver, en surplombant son époque, des mots et des concepts qui n’étaient pas encore de son temps. À condition, pour les repérer parmi les nuages, d’avoir comme Isocrate une longue-vue. Et qui y voit, y verra.

Pour lire la grande comparaison d’Athènes et de Sparte : « Le Panathénaïque » in Isocrate, Discours. Tome IV: Philippe - Panathénaïque - Lettres - Fragments, éd. et trad. Emile Brémond et Georges Mathieu, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1962.

Image :
Bélisaire, gravure d’Auguste Desnoyers (1810)
d’après le tableau de François Gérard présenté au Salon de 1795.
Paris, Bibliothèque Nationale de France.


[1] voir la chronique n°13, « Les Enfers à l’antenne : Le drame, c'est l'interprétation ». Pour goûter ladite limonade, c’est très simple : gardez le Pyriphlégéthon à main droite, avancez sur la rive en évitant de glisser sur une grenouille (elles hantent les berges par bandes et coassent de longs commentaires sur Eschyle et Euripide depuis le passage en barque d’un certain Aristophane, individu très suspect et recherché par Interstyx), ignorez les ombres qui errent en se tordant les bras à la recherche du temps perdu, ne vous perdez pas dans les champs d’asphodèles, sautez à cloche-pied puis faites sept fois la roue et vous arriverez devant la tente de Calchas, où il a installé un petit stand de limonade artisanale dont vous nous direz des nouvelles.

[2] L’événement faisait la une de l’Écho du Péloponnèse, du Courrier de Corinthe, du Béotien illustré en 490 avant un certain J.-C. (un archonte, probablement), et a fait l’objet d’une enquête-fleuve du grand reporter Hérodote publiée dans les Lettres athéniennes.

[3] À la bataille de Leuctres (371 avant l’archontat de J.-C.), les Thébains convainquirent les Spartiates que l’air de la Béotie était décidément très malsain pour eux, et que leur hégémonie sur le Péloponnèse et au-delà, comme toutes les bonnes choses, devait avoir une fin. Côté spartiate, le choix de la guerre comme activité centrale de l’existence humaine s’accompagnait d’une diminution effrayante du nombre de citoyens (alias « oliganthropie »), qu’aucune politique nataliste ne parvenait à enrayer. Coïncidence ? Peut-être pas…

[4] Une invention brevetée de Pélopidas, bras droit d’Épaminondas, l’artisan du réveil thébain contre l’hégémonie spartiate (relire la note juste au-dessus si vous avez été distraits par une invasion barbare). Le bataillon sacré était aussi invincible que Milon de Crotone ou que la Pythie au jeu des devinettes, car il était composé de cent cinquante couples d’amants prêts à tout pour se couvrir de gloire sous les yeux de l’être aimé.

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