Sur la route avec Pausanias – Le Trésor des Athéniens à Delphes

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La Périégèse de Pausanias se présente comme un vaste recueil de légendes, de récits historiques, d’exposés géographiques et de descriptions de monuments vus par l’auteur, ce qui en fait un premier guide touristique de l’Histoire, moins austère que ceux de Baedeker mais plus renseigné que nombre de guides d’aujourd’hui. Nous vous invitons chaque mois à une visite de vestiges actuels « Pausanias en main », avec des éclaircissements nécessaires pour se représenter convenablement les lieux et leur place dans la civilisation grecque.

Le visiteur qui arpente aujourd’hui, sur les flancs du Parnasse, le chemin serpentant au milieu du sanctuaire d’Apollon à Delphes ne peut manquer de s’arrêter devant un édifice qui, surplombant le premier tournant de la voie dite sacrée, attire le regard : il s’agit du Trésor des Athéniens, qui se distingue tout particulièrement au milieu des vestiges environnants dans la mesure où il est le seul bâtiment à avoir été intégralement reconstruit par les archéologues au début du XXe siècle – l’essentiel des pierres a été retrouvé sur place, seuls quelques ajouts ont été nécessaires.
 

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Le Trésor des Athéniens à Delphes
Crédit photo : D. Flores

Mais ce Trésor des Athéniens était loin d’être aussi isolé et unique qu’il nous paraît aujourd’hui. En effet, suivant au IIe s. ap. J.-C. le même trajet que celui que nous empruntons au XXIe siècle, le Périégète le mentionne parmi d’autres :

Πλησίον δὲ τοῦ ἀναθήματος τοῦ Ταραντίνων Σικυωνίων ἐστὶ θησαυρός. […] Ἐποιήθη δὲ καὶ ὑπὸ Σιφνίων ἐπὶ αἰτίᾳ τοιᾷδε θησαυρός […]. Οἱ δὲ θησαυροὶ Θηβαίων ἀπὸ ἔργου τῶν ἐς πόλεμον, καὶ Ἀθηναίων ἐστὶν ὡσαύτως · Κνιδίους δὲ οὐκ οἶδα εἰ ἐπὶ νίκῃ τινὶ ἢ ἐς ἐπίδειξιν εὐδαιμονίας ᾠκοδομήσαντο, ἐπεὶ Θηβαίοις γε ἀπὸ ἔργου τοῦ ἐν Λεύκτροις καὶ Ἀθηναίοις ἀπὸ τῶν ἐς Μαραθῶνα ἀποβάντων ὁμοῦ Δάτιδί εἰσιν οἱ θησαυροί […]. Ποτιδαιατῶν δὲ τῶν ἐν Θρᾴκῃ καὶ Συρακουσίων, τῶν μέν ἐστιν ὁ θησαυρὸς ἀπὸ τοῦ Ἀττικοῦ τοῦ μεγάλου πταίσματος, Ποτιδαιᾶται δὲ εὐσεβείας τῆς ἐς τὸν θεὸν ἐποίησαν.

Près de l’offrande des Tarentins se trouve un Trésor des Sicyoniens. […] Un Trésor fut également érigé par les Siphniens pour la raison que voici : […] Le Trésor des Thébains est consécutif à un exploit guerrier, et il en va de même de celui des Athéniens ; les Cnidiens, je ne sais si c’est pour une victoire ou pour faire montre de leur prospérité qu’ils en construisirent, puisque le Trésor des Thébains du moins est consécutif à leur exploit à Leuctres et celui des Athéniens au débarquement à Marathon [des soldats] qui accompagnaient Datis. […] Quant aux Potidéates de Thrace et aux Syracusains, le Trésor de ces derniers est consécutif à la grande défaite de l’Attique, et les Potidéates érigèrent [le leur] par piété envers le dieu.

Pausanias, Description de la Grèce, X, XI, 1-5,
ed. TLG, trad. Fabrice Robert

L’énumération de Pausanias montre bien qu’il existait tout un secteur du sanctuaire occupé par de tels édifices, ce qu’ont confirmé les fouilles du site qui ont mis au jour une trentaine de Trésors sur l’ensemble du sanctuaire, dont beaucoup se situent effectivement dans cette zone. Seules les fondations de quelques autres sont accessibles au visiteur moderne.

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Plan du site archéologique de Delphes
Légende : 26 Trésor des Athéniens - 25 Trésor de Potidée - 24 Trésor des Béotiens - 23 Trésor des Thébains - 18 Trésor de Mégare - 19 Trésor de Syracuse - 20 Trésor de Cnide - 17 Trésor de Siphnos - 16 Trésor de Sicyone - 28 et 21 Trésors non identifiés
© M. Andronicos, Delphes, Athènes, 2005 (1re éd. 1976), p. 31

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Reconstitution de l’angle sud-ouest du sanctuaire de Delphes
© Éditions « KRÉNÉ », 2003, dépliant indépendant

D’extérieur, un Trésor ressemble à un temple en miniature : celui des Athéniens était par exemple pourvu d’un portique soutenu par deux colonnes in antis et il était décoré d’une frise de métopes séparées par des triglyphes.
 

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Frise du Trésor des Athéniens
Crédit photo : D. Flores

Toutefois, un Trésor n’avait aucune fonction cultuelle : il s’agissait, selon la définition donnée par le lexicographe Hésychius, d’une « maison destinée au dépôt de statues, de richesses et d’objets (con)sacrés » (εἰς ἀγαλμάτων καὶ χρημάτων καὶ ἱερῶν ἀπόθεσιν οἶκος). Autrement dit, l’unique pièce fermée d’un Trésor – ce en quoi il diffère bien d’un temple – abritait des offrandes précieuses consacrées par une cité, d’où le nom de « trésor » (θησαυρός), et l’édifice lui-même constituait une offrande au sanctuaire dans lequel il était érigé. Son entretien n’était pas dévolu au personnel de ce dernier mais à la cité donatrice, comme si ce bâtiment constituait une enclave de son territoire sur une terre sacrée étrangère. L’érection d’un Trésor avait une valeur hautement symbolique pour une cité, qui proclamait ainsi sa puissance et sa distinction. Quelle plus grande marque de gloire que d’avoir consacré un Trésor sur un sanctuaire panhellénique, qui plus est celui de Delphes qui était considéré comme le centre du monde ? C’est pourquoi des cités de l’ensemble du monde grec saisissaient cette occasion dès lors qu’elles le pouvaient.

Par ailleurs, Pausanias s’efforce d’indiquer, pour chacun des Trésors dont il fait mention, la raison de sa construction : dans nombre de cas, elle fit suite à une victoire militaire, dont il s’avérait dès lors particulièrement glorieux de pérenniser le souvenir dans un édifice commémoratif placé sous protection divine et visible de tous les visiteurs. À défaut de telles circonstances, le Périégète souligne qu’un Trésor était perçu comme une marque tout à la fois de prospérité (c’est une motivation possible et suffisante de l’érection du Trésor des Cnidiens ; c’est également ce qu’il indique, dans un passage non reproduit ci-dessus, pour le Trésor des Siphniens) et de piété (comme pour le Trésor des Potidéates).

Mais revenons maintenant au Trésor des Athéniens. Selon Pausanias, il fut construit suite à la victoire de Marathon en 490 av. J.-C. (lors de laquelle Datis était l’un des généraux désignés par Darius pour commander la flotte perse) ; l’hypothèse concurrente d’une construction célébrant l’instauration de la démocratie après les réformes de la fin du VIe siècle semble moins en faveur aujourd’hui. À l’intérieur était conservé le butin pris aux Perses lors de la bataille, lequel pouvait en certaines occasions être exposé sur la petite terrasse triangulaire longeant le flanc sud du Trésor, ainsi que l’indique l’inscription sur les assises de celle-ci que l’on reconstitue comme suit : ΑΘΕΝΑΙΟΙ ΤΟΙ ΑΠΟΛΛΟΝΙ ΑΠΟ ΜΕΔΟΝ ΑΚΡΟΘΙΝΙΑ ΤΕΣ ΜΑΡΑΘΟΝΙ ΜΑΧΕΣ, "Les Athéniens [consacrent] à Apollon les trophées de la bataille de Marathon pris aux Mèdes".
 

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Inscription visible sur le flanc du Trésor des Athéniens
Crédit photo : D. Flores

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Reconstitution graphique du Trésor des Athéniens avec exposition des offrandes sur la terrasse du flanc sud
© M. Andronicos, op. cit., p. 27

Entièrement construit en marbre de Paros – y compris le toit, anciennement peint en rouge, qui n’a pas été reconstitué –, le Trésor des Athéniens, de style dorique, mesure 9,65 x 6,57 m. Ses métopes représentaient les exploits d’Héraclès et de Thésée, deux héros caractérisés par leur action civilisatrice dont Athènes revendiquait ainsi la filiation. Admirons deux de ces sculptures du début du Ve siècle :
 

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Métope du Trésor des Athéniens :
Héraclès poursuivant la biche de Cérynie

Crédit photo : F. Robert

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Métope du Trésor des Athéniens :
Thésée contre le Minotaure

Crédit photo : F. Robert

Mais l’élément le plus singulier du Trésor réside dans certaines pierres de sa façade sud. Celle-ci est entièrement gravée d’inscriptions (sanctification solennelle de privilèges accordés à certaines personnes ou certains groupes, affranchissements, etc.) qui se sont accumulées au fil des siècles, comme c’est le cas de nombre d’autres bâtiments du sanctuaire ; quelques pierres, en revanche, nous apportent un témoignage unique, dans la mesure où y est inscrit le texte de deux hymnes à Apollon – composés par des Athéniens dans le troisième quart du IIe s. av. J.-C. – accompagné de notations musicales (vocales ou instrumentales : lettres isolées placées au-dessus des lignes du texte) : il s’agit donc des plus anciennes partitions du monde grec qui nous soient parvenues ! C’est pourquoi elles revêtent une importance fondamentale aux yeux des spécialistes de la musique grecque, qui en ont proposé plusieurs enregistrements.
 

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Inscriptions musicales sur la façade sud du Trésor des Athéniens de Delphes, exposées au Musée archéologique de Delphes
Crédit photo : D. Flores

Écouter un enregistrement du 1er hymne delphique à Apollon, d’Athénaïos, c. 138 av. J-C., par l’ensemble Kérylos.

Écouter un enregistrement du 2e hymne delphique à Apollon, de Liménios, c. 128 av. J-C., par l’ensemble Kérylos.

Même si l’anastylose[1] du Trésor des Athéniens est impressionnante, l’imagination reste néanmoins de mise pour se représenter l’éclat que devait avoir cet édifice à l’époque où il était peint et entouré de multiples offrandes.
 

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Reconstitution de la façade nord du Trésor des Athéniens de Delphes par A. Tournaire
Crédit photo : D. Flores

Quant aux offrandes précieuses qu’il renfermait, peut‑être trouvera-t-on une certaine consolation – maigre et toute relative, certes – dans le fait que Pausanias, déjà, ne pouvait plus les admirer : c’est ce dont il nous avertit d’emblée à propos de tous les Trésors aussitôt après sa mention de celui des Sicyoniens, sans que l’on puisse savoir ni à quelle date ni pour quelle raison ont disparu des objets consacrés qui ne devaient normalement pas quitter le sanctuaire…

χρήματα δὲ οὔτε ἐνταῦθα ἴδοις ἂν οὔτε ἐν ἄλλῳ τῶν θησαυρῶν,
« Mais les biens précieux, on ne peut les voir ni dans celui-ci ni dans un autre Trésor. » (ibid.)

Malgré tout, la lecture de Pausanias nous permet de constater que les trésors tels que nous pouvons les voir aujourd’hui, à défaut de regorger de biens précieux à contempler, sont de véritables biens intellectuels qui ont permis aux modernes de mieux comprendre le fonctionnement des sanctuaires et leur importance dans l’exercice de la religion grecque, faisant des trésors, comme celui des Athéniens, des κτήματα ἐς αἰεί.

Mais Delphes n’était pas le seul sanctuaire à comporter en son sein de tels édifices : les archéologues en ont, en effet, retrouvé des vestiges du côté d’Olympie, d’époques archaïque et classique et tous regroupés au nord du sanctuaire, au pied du Mont Cronion ; ou encore au sein du sanctuaire d’Apollon sur l’île de Délos. Tous n’ont pas encore révélé leurs secrets, et la chasse continue…

Fabrice Robert et Dorian Flores


[1] En archéologie, une anastylose est la « reconstruction d'un édifice ruiné, exécutée, en majeure partie, avec les éléments retrouvés sur place et selon les principes architecturaux en vigueur lors de son érection, sans négliger une éventuelle consolidation visible avec des matériaux modernes. » (Larousse.fr)

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