Faut-il passer sous les fourches caudines ? Après une année d’échange à l’université de Princeton pour découvrir l’enseignement de l’Antiquité outre-Atlantique, René de Nicolay prépare l’agrégation de lettres classiques et nous raconte le destin parfois surprenant d’un agrégatif aujourd'hui.
L'agrégatif de lettres classiques est censé être, depuis le début de ses études, un philologue. La plupart des brochures qui présentent les cursus universitaires en lettres classiques font de la philologie le coeur de la formation dispensée. Mais qu'est-ce qu'un philologue ? Attesté dans la langue française depuis la Renaissance, le terme de « philologie » désigne communément la discipline spécialisée dans l'étude des documents textuels. Son étymologie, toutefois, suggère une acception plus large : celle d'une accointance familière et enjouée avec les paroles des générations précédentes, telles qu'elles ont été confiées aux textes. Le philologue s'enthousiasme non seulement pour le contenu de ces textes, pour la pensée de leurs auteurs, mais pour la façon concrète dont elle a été transmise : ses compétences incluent donc l'explicitation des passages difficiles, l'analyse stylistique, l'étude de la tradition manuscrite, pour ne mentionner que les plus solides des cordes de son arc.
Or la préparation de l'agrégation permet au candidat de réaliser des progrès immenses dans ce domaine. Sans mentionner le travail requis pour bien connaître les oeuvres françaises, la présence au programme d'une liste de huit oeuvres anciennes, jointe à la nature des épreuves orales, exige une grande familiarité avec elles : la fréquentation intensive, pendant une année entière, de ces quelques textes ne laisse certainement pas indifférent.
À l'oral, le candidat a deux occasions de plancher sur une des oeuvres anciennes de son programme. Tout d'abord, lors d'une des deux épreuves dites « d'explication » : l'une porte nécessairement sur un texte latin, l'autre sur un texte grec, et un tirage au sort détermine laquelle traite d'un passage d'une oeuvre au programme. Autrement dit, le candidat fournit une explication « sur programme », une autre « hors-programme » : si la première est en grec, l'autre est en latin, et inversement.
L'explication consiste en la traduction et le commentaire d'un texte ancien. Le candidat se voit allouer deux heures de préparation pour mener l'affaire à bien, généralement réparties en une heure pour la traduction, et une heure pour le commentaire. Le temps imparti peut paraître large, d'autant plus que le candidat dispose de dictionnaires de langues anciennes pour vérifier la précision de sa traduction, et de différents usuels pour nourrir son commentaire.
Cependant le jury ne pardonne pas la moindre erreur de traduction d'un texte au programme. Après un an de fréquentation de l'oeuvre, il attend du candidat qu'il ait pénétré toutes ses subtilités, et pris son parti sur les solutions à apporter aux cruces qui émaillent le texte.
Comment parvenir à une telle maîtrise ? Une seule méthode s'impose : lire et relire les oeuvres. Si possible, une première lecture à l'été rend confiant et serein pour le reste de l'année. Cette première prise de contact consiste surtout à défricher et déchiffrer le texte : à même l'édition papier ou bien par ordinateur, ad libitum, il est utile de noter les mots de vocabulaire encore inconnus et les tournures grammaticales un peu déconcertantes. On observe alors combien l'apprentissage du vocabulaire et de la grammaire en contexte fixent dans l'esprit les nouveaux acquis.
Dans la suite de l'année, deux relectures assurent une bonne connaissance du texte. La pratique d'exercices comme l'étude littéraire, mais surtout la leçon, font parvenir au stade de la maîtrise. C'est en effet lors de l'épreuve de leçon (constituée de deux types d'exercices, la leçon proprement dite et l'étude littéraire) que le candidat a une seconde chance de travailler sur une des oeuvres anciennes de son programme. Le corpus sur lequel il peut être interrogé rassemble en effet la totalité du programme, les huit oeuvres anciennes et les quelque six oeuvres françaises. Interrogé par exemple sur « le corps dans le Gorgias », le candidat doit être capable de se reporter rapidement, dans le texte grec, aux passages les plus pertinents pour traiter le sujet, pour les intégrer à son exposé en en proposant une traduction. Là encore, le temps peut paraître jouer en sa faveur : six heures de préparation semblent suffisantes pour venir à bout de la tâche. Mais l'expérience fait avouer que, sans une fréquentation répétée des textes en question, il est absolument impossible de produire un travail informé. Un texte comme le Gorgias est long, le troisième plus long des dialogues de Platon. Une thématique précise comme celle du corps convoque à la fois l'ensemble du texte et des passages circonscrits. L'exercice de la leçon suppose des commentaires méticuleux de certaines tournures, de certaines expressions, et seule une connaissance solide de la traduction en garantit la mobilisation efficace. D'où la nécessité de lire et relire le texte au cours de l'année.
Ce qui peut d'ailleurs sembler un pensum se révèle être tout le contraire. On se rend compte, en préparant l'agrégation, combien notre mode de fréquentation habituel des textes est superficiel. Il y a bien longtemps que nous n'apprenons plus par coeur, que nous pensons pouvoir ranger une oeuvre dans un recoin de bibliothèque quand, la première lecture achevée, nous estimons en avoir extrait et intégré la substantifique moëlle. Or des relectures réitérées d'une même oeuvre, ajoutées à l'exercice ingrat de l'apprentissage par coeur (de citations pour les oeuvres françaises, en vue de la dissertation, de vocabulaire pour les oeuvres anciennes, en prévision de l'explication et de la leçon), fait entrer dans un tout autre rapport aux textes. On passe au stade de l'incorporation, si essentiel dans l'éducation rhétorique et littéraire ancienne : on se rapproche alors non seulement des productions des Anciens, mais de leur mode de culture de soi. Des passages entiers peuvent ensuite nous revenir à l'esprit, quand nous sommes confrontés à une situation qu'ils évoquent : les livres cessent d'être de simples supports de réflexion, et deviennent partie de nous-même.
Du point de vue strictement scolaire, ce mode nouveau de commerce avec les textes procure d'immenses bienfaits. Connaître par coeur le vocabulaire d'un grand dialogue de Platon, c'est presque déjà connaître celui de tous les autres ; et cela vaut aussi pour une tragédie de Sophocle, un chant de Lucrèce et un livre de Tacite. Mais plus profondément, on constate en travaillant sur les moindres détails d'un texte combien chacun a son importance, à la fois en soi et pour l'économie générale de l'oeuvre. Chaque nouvelle phrase apporte une nuance nouvelle, et l'analyse méticuleuse des sinuosités de cette progression offre une leçon d'argumentation autant que de style. Pour ma part, je peux assurer que je ne ferai plus de la recherche de la même manière après être passé par les fourches caudines de l'agrégation. J'ai appris que le commentaire des chefs-d'oeuvres était oeuvre noble et utile, parce qu'ils recèlent en eux des richesses inépuisables ; que lire cinq ou six fois une oeuvre nous en apprend plus sur elle que de parcourir des bibliographies extensives de littérature critique ; qu'enfin et surtout, une telle insistance était le seul moyen d'intégrer ces textes à sa propre vie, d'entamer avec eux un dialogue intime. L'agrégation, donc, est bien un apprentissage de la φιλολογία.