Faut-il passer sous les fourches caudines ? Après une année d’échange à l’université de Princeton pour découvrir l’enseignement de l’Antiquité outre-Atlantique, René de Nicolay prépare l’agrégation de lettres classiques et nous raconte le destin parfois surprenant d’un agrégatif aujourd'hui.
Le thème grec et latin est un exercice si exotique que ceux qui ont le mérite d'y briller (l'auteur de ces lignes précise d'emblée qu'il n'est pas de ceux-là) voient leur louable vertu tournée en vice. Pour la plupart d'entre nous, l'expression « fort en thème » évoque spontanément l'adolescent au corps chétif, au visage ingrat et à l'arrogance pénible que notre nature trop humaine aime à détester.
Et pourtant. Souffrant depuis septembre sous la douce férule de mes professeurs de thème grec et latin, je ne pense pas devoir attribuer au syndrome de Stockholm l'attachement étrange que je vois germer en moi pour ces matières. Est-ce là l'idiosyncrasie morbide d'un esprit dérangé ? Ou bien le thème a-t-il effectivement quelque chose pour se recommander ?
J'ai appris sur le tas qu'il comportait des vertus insoupçonnés, et ne doute pas que les semaines qui nous séparent, mes camarades et moi, des épreuves (placées au début du mois de mars) lui permettra d'en révéler d'autres.
Tous ceux qui ont peiné dans l'apprentissage d'une langue vivante savent quel bond la pratique orale de celle-ci, de préférence en immersion complète, leur a fait faire. Et ce pour des raisons aisées à supposer. D'abord, lorsque nous sommes contraints de produire, dans une situation concrète, des phrases dans une langue étrangère (par opposition à ne faire qu'en lire), nous attachons les mots employés à une situation pragmatique, qui nous touche de près. Or les impératifs de l'action semblent bien graver le vocabulaire et la grammaire dans notre mémoire de façon bien plus profonde que des méthodes purement scolaires, comme l'apprentissage par coeur. S'être trouvé à court de mots dans un magasin ou un bureau administratif à l'étranger semble marquer en nous, et au fer rouge de la gêne, les termes que nous aurions voulu voir se présenter : une fois que, piteux de notre insuffisance, nous les avons appris, ils ne risquent certes plus de nous échapper. C'est, il me semble, la première raison de l'efficacité de l'immersion complète.
Une seconde réside je crois dans le fait suivant : lorsque nous devons construire nous-même une phrase en langue étrangère, la responsabilité nous revient tout entière ; chacun des mots, chacune des formes que nous employons doit être correcte et placée au bon endroit. À l'inverse, la lecture ne sollicite de nous qu'une faculté de deviner le sens des mots et des formes, sans avoir à en rendre compte. À ne faire que lire, on peut toujours croire qu'on sait : mais quand le moment de parler est venu, on se rend compte de l'excès d'indulgence qu'on a eu envers soi.
Or l'exercice de thème vise à inculquer, par ces deux biais, la connaissance des langues anciennes. La différence qui le distingue de la version est précisément sa qualité d'exercice actif. Le candidat à l'agrégation est censé rédiger, lors des épreuves écrites, deux textes, l'un en grec, l'autre en latin, à chaque fois à partir d'un modèle français (généralement un texte classique, écrit entre 1600 et 1900). Or je peux témoigner que le seul fait d'activer des connaissances lexicales et grammaticales restées jusqu'ici passives dans mon esprit a changé mon rapport au grec et au latin. Parce qu'il est censé enseigner ces deux langues, le candidat à l'agrégation doit pouvoir rendre compte des formes présentes dans les textes. Il ne peut plus lui suffire de savoir lire, il doit savoir expliquer. La version ne suffit pas à apprendre cette compétence, c'est le thème qui est la voie royale pour y parvenir, pour la seconde des raisons que j'ai proposées ci-dessus.
Mais ce n'est pas seulement à ses éventuels futurs élèves, c'est également à l'agrégatif lui-même que profite la pratique du thème. Le rapport aux textes devient nettement plus familier quand, même pour rares fois, l'on a fait du grec ou du latin sa langue : or c'est bien l'expérience qu'on réalise en composant des thèmes. L'on est immergé, pour quelques heures, dans un pays mental où les langues anciennes sont les seules officielles. Fini les devinettes : il s'agit de produire soi-même un texte, d'être actif, et cette exigence semble mobiliser notre cerveau bien plus que la simple lecture.
La difficulté que nous avons à nous astreindre aux rigueurs de cet exercice témoigne assez de la distance qui nous sépare de la maîtrise effective des langues anciennes. S'il faut en passer par la solution somme toute radicale que constitue le thème, c'est que nous sommes malheureusement loin de manier le grec et le latin comme des langues actives, ce que seule leur pratique orale régulière garantirait. La distance qui nous sépare d'une telle maîtrise est grande : y a-t-il des méthodes particulières pour la franchir ?
Un professeur répondrait bien mieux que moi à la question, et je ne peux ici me prévaloir que de ma toute récente expérience. J'en extrais toutefois les conseils suivants, à prendre avec la précaution qu'il convient.
À mon sens, la meilleure préparation au thème consiste en la pratique conjointe de la grammaire et du petit grec ou petit latin. Lire et relire sa grammaire dans chacune des deux langues est évidemment essentiel pour s'assurer la connaissance de leurs éléments. C'est là que des professeurs blanchis sous le harnais ont versé le nectar de leur expérience, et répondu aux questions qu'ils savent tarauder les étudiants.
À l'usage, toutefois, j'ai senti combien la connaissance des règles devait s'accompagner de la confrontation régulière (quotidienne, dans l'idéal) avec les textes. De toute façon, on recommande chaudement à l'agrégatif de lire les oeuvres au programme plusieurs fois dans l'année. Or, rien de tel que de les fréquenter chaque jour pour s'en imbiber, et se préparer ainsi autant à l'oral qu'aux épreuves de thème et de version de l'écrit.
Mais les oeuvres au programme ne sont pas toujours des modèles d'orthodoxie linguistique. En thème grec, la grammaire admise est celle qu'emploient Thucydide, Xénophon et les orateurs attiques ; Démosthène et Platon sentent déjà le soufre. Pour le vocabulaire, toute ce qu'on trouve dans la prose attique classique est accepté. Quant au latin, le canon est constitué des seuls Cicéron et César. Il est donc profitable de lire ces auteurs régulièrement pour se rendre familier avec les formes correctes.
Les vertus de ces exercices de petit grec et le petit latin sont connues : ils sollicitent très efficacement notre connaissance des règles apprises dans les grammaires. C'est alors un va-et-vient continuel entre textes et manuels, qui nous profite doublement : il associe les préceptes à des exemples concrets, et nous pousse à replacer les occurrences dans le système de la langue.
Autre conseil : les exercices sont faits pour se tromper, et c'est par l'erreur qu'on apprend (πάθει μάθος, comme dit Eschyle). Il peut même être stratégique de prendre des risques, d'employer des formules et des formes dont la justesse nous paraît douteuse, afin d'avoir là-dessus l'avis du professeur. Ensuite, rien de tel pour progresser que de tenir un registre de ses fautes, qu'on enrichit à chaque nouvelle correction. La dizaine d'exercices de thèmes qui tiennent dans une année d'agrégation permet de couvrir la plupart des pièges et autres finesses des langues anciennes.
Qu'on prenne bien les lignes qui précèdent pour ce qu'elles sont : non pas l'avis autorisé d'un professeur, mais l'expérience à chaud d'un candidat au concours. Ce dont je peux témoigner sans crainte d'induire les lecteurs en erreur, c'est que des exercices à la réputation sulfureuse, qui effraient par l'aura qui les entourent, se laissent très progressivement dompter par la répétition des tentatives, une méthode de travail efficace et le talent des professeurs. Qu'on se réjouisse : labor omnia vincit improbus.