Albums – Quelques titres pour buller (II)

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Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maître de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Liste pour l’été 2019
Vous n’avez pas vu passer l’année scolaire ?
Ou au contraire elle vous a semblé sans fin ?
Dans les deux cas, vous rêvez de vous plonger enfin dans la lecture de BD liées à l’Antiquité ?
Alors voici dix conseils de lecture…

Image : Couverture d'Alix origines
Image : Couverture de Télémaque
Image : Couverture de Dédale et Icare
Image : Couverture des mésaventures de Midas
Image : Couverture de 50 nuances de Grecs
Image : Couverture de L'enquête gauloise
Image : Couverture de Le cœur des Amazones
Image : Couverture d'Atalante
Image : Couverture des voleurs de Carthage
Image : Couverture de Caligula

Et en BONUS… 

Image : Couverture de Florida
Image : Couverture de La Princesse de Clèves
Image : Couverture de Jazz

 

POUR LES PLUS JEUNES

I/ Marc Bourgne et Laurent Libessart, Alix origines, t. 1 L’Enfance d’un Gaulois, Casterman, 2019.

Un diptyque « préquel » pour Alix, puisqu’on remonte cette fois dans le temps jusqu’à l’enfance du héros, âgé ici d’une dizaine d’années. C’est l’occasion pour les auteurs de corriger quelques clichés véhiculés par les premiers tomes de la série créée par Jacques Martin, en s’appuyant sur des acquis historiques et archéologiques plus récents. Le tout début de l’album se situe en -61 puis on passe très vite en -58, après la mise en place du triumvirat entre César, Pompée et Crassus, et la lex Vatinia qui attribue au premier la Gaule et l’Illyrie pour 5 ans. On est donc dans les débuts de la présence romaine en Gaule et bien loin encore d’Alésia, qui correspondrait au 2e tome de la série-mère Alix (Le Sphinx d’or) où Alix rencontre César et devient son ami. Ce qui donne du temps au jeune Alix pour vivre quelques aventures purement gauloises.
Signalons que le dessinateur s’est fait connaître en dessinant les deux premiers tomes d’une autre série historique, Le Casque d’Agris (Assor BD, 2005 et 2008).

 

II/ Kid Toussaint et Kenny Ruiz, Télémaque, t. 1 À la recherche d’Ulysse, Dupuis, 2018.

Comme dans les premiers chants de l’Odyssée, cet album d’aventures humoristiques se concentre sur la figure de Télémaque et non sur celle d’Ulysse, qui est pourtant de loin la plus fréquente habituellement dans les œuvres qui s’inspirent de l’épopée homérique. Le jeune Télémaque, accompagné de la fille de Nestor, Polycaste, qui fuit un mariage forcé avec Néoptolème (qu’elle qualifie spontanément de psychopathe), part sur les traces de son père : non, Ulysse n’est pas mort, contrairement à tout ce qu’on lui raconte, Télémaque en est sûr ! Et « Poly » et « Mac », aidés dans leur quête par le petit dieu Zéphyr et Personne, le fils du cyclope Polyphème (qui, contrairement à son père, est passionné par les humains et toutes leurs inventions) sont prêts à parcourir les mers pour retrouver l’homme aux mille ruses… Le deuxième tome, Aux portes de l’enfer, est paru en début d’année.

 

TOUS PUBLICS

III/ Clotilde Bruneau et Giulia Pellegrini, Dédale et Icare, Glénat, coll. « La Sagesse des mythes », 2018.
IV/ Clotilde Bruneau, Stefano Garau et Giuseppe Baiguera, Les Mésaventures du Roi Midas, Glénat, coll. « La Sagesse des mythes », 2018.

Ces deux titres sont issus de la même collection, qui a pour ambition depuis 2016 de faire découvrir par la BD les grands mythes antiques et certains textes littéraires qui les racontent. Clotilde Bruneau, qui a travaillé auparavant sur la série Ils ont fait l’Histoire et sur l’adaptation en plusieurs tomes du Petit Prince, scénarise l’ensemble de la collection, dont le philosophe Luc Ferry est le rédacteur en chef, Didier Poli le directeur artistique, et qui est illustrée par des dessinateurs différents, comme c’est de plus en plus le cas actuellement pour permettre une sortie rapprochée des titres.
Chaque album est suivi d’un dossier fourni, très intéressant, qui mêle rappel des textes antiques et reproductions artistiques antiques et modernes : si certaines œuvres très célèbres sont reproduites, c’est aussi l’occasion à chaque fois de découvrir des tableaux, statues ou mosaïques peu connus et cette diversité d’artistes, de techniques, de matériaux et de mouvements artistiques est très intéressante pour mieux percevoir, par l’histoire des arts, la permanence du mythe dont l’album se fait l’écho. Ainsi, dans l’album sur Dédale et Icare, par exemple, les textes, consacrés à l’apport au mythe des œuvres d’Apollodore et d’Ovide mais aussi sur les expressions « un dédale » ou « le fil d’Ariane », sont illustrés successivement par Dédale et Pasiphaé (fresque d’Herculanum, ier s.), par La Chute d’Icare de Saraceni (huile sur toile, xviie s.), Minos, roi de Crète de Doré (gravure, fin xixe s.), Pasiphaé et le Taureau de Moreau (aquarelle et gouache sur papier, fin xixe s.), Dédale et Icare de Van Dyck (huile sur toile, xviie s.), Thésée combattant le Minotaure dans le Labyrinthe (mosaïque, époque impériale), Ariane et Thésée à l’entrée du labyrinthe (fresque de Pompéi, ier s.), Ariane à Naxos de Watts (huile sur toile, fin xixe s.), Bacchus et Ariane du Titien (huile sur toile, xvie s.). L’album Dédale et Icare sera pour beaucoup l’occasion de découvrir pourquoi l’inventeur de génie s’est retrouvé à la cour du roi Minos. Quant à l’album consacré à Midas, il suit de près le texte des Métamorphoses : on trouve d’abord la première partie du mythe, à savoir la capture de Silène, sa libération par Midas, le don du toucher d’or qu’il obtint de Dionysos en remerciement, la joie de Midas puis sa désillusion le condamnant à supplier le dieu de lui enlever ce don maudit, qu’il avait si stupidement réclamé, son bain dans le fleuve Pactole le libérant de ce qui allait causer sa mort ; puis on découvre la deuxième partie, moins connue, qui concerne la nouvelle punition de Midas, condamné à porter des oreilles d’âne pour avoir préféré la musique de Pan à celle d’Apollon (ce qui permet de raconter l’invention de la lyre par Hermès, donnée ensuite à Apollon en échange du troupeau de vaches qu’il lui a volé), la tentative désespérée du roi pour dissimuler à ses sujets cet ajout disgracieux et les roseaux qui chanteront finalement à tout vent « Midas a des oreilles d’âne » après la confidence à la terre de son coiffeur bavard. Le dossier final permet de mieux comprendre le sens profond du mythe du toucher d’or, qui représente le danger d’un bouleversement cosmique en ce qu’il serait créateur de mort et non de vie.

 

POUR LES PLUS GRANDS

V/ Charles Pépin et Jul, 50 nuances de Grecs. Encyclopédie des mythes et des mythologies, t. 1, Dargaud, 2017.

Une version totalement décalée et humoristique de la mythologie, qui mélange références antiques et modernes. Si certaines planches sont vraiment tout public, d’autres sont réservées aux plus grands, par leurs clins d’œil à l’actualité. Par exemple, le gag « Coups courroux cocue » où Héra « la déesse la plus cocufiée de toute la mythologie gréco-latine » (p. 32) dézingue à tout-va ses rivales et finit par déclarer « Merci pour ce moment ». Ou encore celui intitulé « Pan-Pan cul-cul » (p. 4), qui voit le dieu Pan passer au tribunal pour une affaire de sexualité débridée avec le réseau d’escort-girls de « Dionysos-la-Saumure », après avoir été relaxé dans l’affaire du Sofitel de Mykonos. Toute ressemblance avec des personnages politiques actuels… et cetera ! Au programme de cette nouvelle vision de la mythologie : la lourde pension alimentaire de Zeus qui a multiplié les enfants au fil de ses conquêtes, Jason qui explique que « si à 40 ans t’as pas réussi à te payer une toison d’or, c’est que t’as raté ta vie, hein ! » (p. 9), Poséidon Corleone en Godfather de l’océan, Thésée qui appelle Ariane depuis le labyrinthe (mais le « sans fil » ne capte pas juste quand le Minotaure arrive…), le Grexit d’Ulysse écoutant les sirènes, la règle de Troie, Cronos comme héros d’un remake cinématographique intitulé Chérie, j’ai englouti les gosses, ou encore Narcisse changé en fond d’écran à force de faire des selfies, et bien d’autres réjouissances encore. L’adaptation en courts-métrages d’animation, dont on appréciera tout particulièrement le générique, est disponible gratuitement sur le site d’Arte.

 

VI/ Jean-Louis Brunaux et Nicoby, L’Enquête gauloise. De Massilia à Jules César, La Revue dessinée / La Découverte, 2017.

Comme tous les titres de la collection « L’Histoire dessinée de la France », dirigée par Sylvain Venayre, ce deuxième tome repose sur la collaboration entre un historien (un spécialiste des Gaulois pour ce volume) et un dessinateur. Tous deux sont mis en scène à plusieurs reprises, Brunaux racontant à Nicoby (qui joue le rôle du candide) une partie de l’histoire de ceux que les Grecs nommaient Celtes, et les Romains Gaulois (p. 5). Voici quelques-unes des premières questions intégrées à la narration : quelle valeur accorder à la série Astérix ? Pourquoi notre principale source littéraire de connaissance des Gaulois est-elle César, quel crédit lui accorder et qui était ce Poseidonios d’Apamée, dont le dictateur se serait largement inspiré un siècle plus tard pour écrire ses Commentaires ? Le chapitre où Brunaux puis Poséidonios interrompent César en pleine conférence-dédicace pour vendre sa Guerre des Gaules est savoureux ; la dispute finale entre César et l’historien grec, sous les yeux de Cicéron et Diviciac, conduit ces deux derniers personnages à prendre à leur tour la parole dans le chapitre suivant. Entre chaque chapitre s’intercale un petit dossier d’une dizaine de pages qui fait un point scientifique très précis sur les problématiques soulevées par les planches de BD précédentes. Ainsi le chap. 1 « Gaulois, qui êtes-vous vraiment ? » est complété par le dossier « Révélations sur les Gaulois. Pour en finir avec les caricatures », le chap. 2 « Une certaine idée de la Gaule » par « Guerres et Pax. Six siècles d’histoire », le chap. 3 « Des âmes et des dieux » par « Artistes maudits. Des chefs-d’œuvre à redécouvrir », le chap. 4 « Combattants sans frontières » par « Autorité, inégalités, festivités. Le vivre-ensemble à la gauloise », le chap. 5 « Made in Gaule » par « Précieux vestiges. L’archéologie au service de l’histoire », le chap. 6 « Au nom de la loi » par « Les secrets des sources. Qui parle des Gaulois et comment ». Quant au chap. 7 « La guerre des Gaules n’a pas eu lieu », il clôt le volume en rassemblant les narrateurs-personnages autour de la statue de Vercingétorix, la narration de l’ensemble du volume étant tantôt prise en charge par Brunaux et Nicoby (chap.1-2, 5 et 7), tantôt par Cicéron et Diviciac (chap. 3-4, 6).
Pour mieux apprécier les enjeux du projet, sa déconstruction du « roman national » par l’historiographie récente, mieux vaut lire aussi le premier tome, La Balade nationale. Les origines de Sylvain Venayre et Étienne Davodeau (2017). Et l’on pourra prolonger la lecture de L’Enquête gauloise en passant à la période suivante avec le tome 3, Pax Romana. D’Auguste à Attila (2018).

 

VII/ Christian Rossi et Géraldine Bindi, Le Cœur des Amazones, Casterman, 2018.

« Autrefois, quand les hommes étaient encore là… Pas dans ce village reculé, mais dans un autre qui semblait plus civilisé… les femmes devaient s’agenouiller et se laisser monter sans jamais exister. Un soir de grande colère, elles prièrent Artémis ardemment, lui promettant de la servir comme jamais, si elle les sauvait. La déesse, séduite, leur fournit sans tarder des armes tranchantes, désigna leur prêtresse et celle qui prendrait la tête des femmes libérées. Vint alors cette fameuse nuit sanglante où elles massacrèrent tous les hommes et jeunes garçons de leur cité, et la grande chasseresse guida ses nouvelles filles dans sa forêt sacrée… À moins que tout cela ne fût inventé… […] Plus jamais depuis la rébellion qui avait fait d’elles des femmes libres, plus jamais elles ne se soumettraient à l’homme. Elles l’avaient juré. Ainsi les amazones sont-elles nées. Ainsi devinrent-elles un peuple fier et inflexible, dévoué à celle qui l’avait sauvé. » (p. 37-38) Cet album raconte une partie du mythe des Amazones, au moment de la guerre de Troie, et tout particulièrement le destin de leur reine Penthésilée qui va s’éprendre de son ennemi Achille.

 

VIII/ Crisse, Atalante, Soleil, 2000-, 10 tomes parus.

« Qu’est-ce qu’un oracle face à la colère des dieux ?!? » (I, 2) : à sa naissance, Atalante échappe de peu à la mort que lui destinait son père, le bébé reçoit alors, telle la belle Aurore dans son berceau, des dons de trois divinités protectrices (Hécate, Artémis et Aphrodite) et une sorte de maléfice de conte de fées décidé par une Héra jalouse qui s’est invitée à la cérémonie. Ainsi, cette enfant exceptionnelle possèdera vivacité et robustesse, beauté et séduction… mais « si un être vivant, quel qu’il soit, venait un jour à la posséder, tous deux encourraient les foudres divines » (I, p. 10). Pour essayer de contrecarrer cette malédiction, Hécate la dote « d’une grande vitesse de course… et d’un caractère qui découragera tout prétendant » (id.), et ajoute dans son berceau, posé sur les eaux, un poignard forgé par Héphaïstos, capable de retourner toujours à son fourreau. Quant à l’intelligence, « c’est une petite femelle, elle en est pourvue naturellement » (I, p. 11). Si l’on peut regretter le graphisme hypersexualisé des femmes de la série, il est indéniable qu’elles ont, dès le début, le plus beau rôle dans Atalante, tout particulièrement l’héroïne, qui décide du tour que prendra sa vie dès le premier tome en rejoignant les Argonautes en quête de la toison d’or.
Cette série d’aventures humoristiques, très dynamique, entrelace de nombreux mythes, notamment celui d’Hercule, qui est l’un des compagnons de route d’Atalante (quand il ne préfère pas s’arrêter dans son harem d’Amazones…). Le 11e tome est annoncé pour août 2019 et le 12e pour 2020.

 

IX/ Appollo et Hervé Tanquerelle, Les Voleurs de Carthage, t. 1 Le Serment du Tophet, t. 2 La Nuit de Baal-Moloch, Dargaud, 2013 et 2014.

Ce très bon diptyque se déroule au moment de la chute de Carthage et de sa destruction lors de la 3e guerre punique (149-146) par Scipion Émilien. Il met en scène les aventures d’un trio de voleurs, le Gaulois Horodamus, le Numide Berkan et Tara, une jeune femme qu’ils rencontrent par hasard : elle travaille pour la guilde des voleurs de la ville d’Utique et doit rentrer comme Vestale dans le temple de la déesse Tanit-face-de-Baal, afin de voler le trésor sacré discrètement, au moment du chaos qu’entraînera inévitablement la prise de la ville par les Romains. Le premier tome commence sur un magistral « Je m’emmerde », suivi des bulles : « Je m’emmerde, je m’emmerde. Tu connais l’histoire du Grec et du type des Baléares ? Elle est drôle celle-là. C’est un Grec qui me l’a racontée d’ailleurs. » (I, p. 3). Ce n’est pourtant pas une histoire drôle que vont nous faire vivre ces étonnants de « voleurs de Carthage », rejoints par le philosophe lubrique Antigone Monophtalmos. Byrsa va tomber et Scipion va vaincre. Le plan pour récupérer le trésor a-t-il fonctionné et quel sort attend les vaincus ? « Ils sont tous là, ceux qui ont survécu, qui ont fui à temps. Regarde-les, les derniers princes puniques, les sénateurs autrefois arrogants, les grands patriciens enrichis par le commerce maritime, les marchands ventrus qui ont fait la puissance de Carthage. Et là, le petit peuple qui a trouvé refuge dans la citadelle, les artisans, les petits commerçants, les caravaniers, les maîtres d’école, les travailleurs de peine, les soldats de la phalange ou du bataillon sacré. Ici encore, les oubliés de Carthage : mendiants qui n’avaient pourtant rien à perdre, putains puniques qui ne veulent pas être violées par des soudards, affranchis – ou esclaves qui se disent affranchis – misérables traîne-savates, éclopés, traîtres et transfuges romains pour qui tout espoir a disparu, mercenaires de Carthage qui n’ont pas su rentrer chez eux à temps. Et nous voilà, nous quatre naufragés de la tragédie de l’Histoire, deux mercenaires-déserteurs, une fausse prêtresse de Tanit, et un philosophe grec – quand la philosophie ne nous est plus d’aucune aide » (p. 37). Tel est le bilan tragique dressé par Antigone lorsque Scipion est devant les remparts. Une œuvre originale, tant dans son scénario et des dialogues que ses dessins, à découvrir absolument.

 

X/ Bernard Swysen et Fredman, Caligula, Dupuis, coll. « Les méchants de l’Histoire », 2018.

Cet album est présenté par Pierre Renucci comme une « bande dessinée instructive et amusante sur un personnage célèbre et pourtant très mal connu » (p. 3). L’historien de préciser son propos dans la préface : on considère généralement l’empereur Gaius Julius Caesar Germanicus, surnommé Caligula, comme un impie, un meurtrier lubrique, dépravé et cruel, qui écrasait les citoyens d’impôts, tout en passant ses jours et ses nuits à boire et à manger avec démesure. Mais, comme pour Néron, « faut-il croire tout ce que racontent les sources écrites ? […] Et si les sources mentaient ? Ou plutôt, avons-nous su les lire, les interpréter, les comprendre ? » (p. 4). On sait maintenant qu’il faut faire preuve de prudence et ne pas prendre au pied de la lettre ce qu’on lit chez Tacite ou Suétone : « d’une part, ces textes sont le plus souvent écrits par des gens de la classe sénatoriale ; d’autre part, l’Empire romain est l’histoire d’une lutte incessante entre l’empereur et le sénat. Conséquence logique, le « bon empereur » est celui qui s’entend bien avec le sénat et les familles qui en fournissent les membres. Le « mauvais » est un fou pervers qui malmène les sénateurs, en tue quelques-uns, avant d’être lui-même occis afin de débarrasser le monde d’un dangereux déséquilibré. » (id.). S’ajoute à cela la différence fondamentale dans la conception de l’Histoire pour les historiens antiques et modernes : elle n’est science que depuis peu. De larges extraits de la Vie de Caligula sont présents dans le dossier final et permettent aux lecteurs de comprendre l’origine de certaines anecdotes présentes dans l’album, qu’ils pourraient croire inventées : l’origine du surnom « Caligula », le pressentiment de Tibère qui voyait Gaius comme « une hydre pour le peuple romain et un Phaéton pour l’univers » (p. 76) ou encore les circonstances de sa mort (p. 78). Faire rire avec le personnage de Caligula était un pari osé mais il est réussi dès la première planche, très amusante, où l’on voit Auguste « fai[re] ses comptes », c’est-à-dire essayer d’évaluer qui pourra prendre la tête de l’empire après lui : « Je retiens un successeur, j’en reporte trois… RAAH NON ! ÇA NE VA PAS ! Par Vesta, déesse de la famille, je plains ceux qui devront étudier tout ça plus tard ! C’est d’un compliqué ! Bon, je recommence… Alors… Tibère a un fils, Drusus II… […] J’ai adopté Tibère et mon petit-fils Postumus, qui est tellement con qu’il faudra le liquider à ma mort, ce qui évitera une guerre de succession… » (p. 9). Le ton est donné, ne vous privez pas de lire la suite !

 

BONUS pour les amateurs de littérature française

* Jean Dytar, Florida, Delcourt, 2018.

Cet album magnifique rappellera des souvenirs à tous les lecteurs marqués par l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil autrement dite Amérique de Jean de Léry, par La Cosmographie universelle d’André Thevet (auxquels le seiziémiste Franck Lestringant – qui assure d’ailleurs la postface de l’album Florida – a consacré de nombreux travaux passionnants), par les Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss ou par le Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin (Goncourt, 2001). Auteur du Sourire des Marionnettes (sur les miniatures persanes), de La Vision de Bacchus (sur la peinture du quattrocento) et plus récemment des Tableaux de l’ombre (sur des personnages de tableaux au Louvre qui s’animent une fois les visiteurs partis), Jean Dytar s’inscrit ici dans les pas du cartographe Jacques Le Moyne de Morgues, qui fit réellement partie dans sa jeunesse de l’une des premières expéditions de Huguenots en Floride à la fin du xvie s., alors que les guerres de religion déchiraient la France. Marqué à vie par les drames vécus en Amérique, il tenta d’oublier un passé traumatique, entouré de sa famille, en délaissant totalement le travail sur les cartes pour se concentrer sur le dessin plus paisible des fleurs, fruits, petits oiseaux et autres insectes. Nous connaissons actuellement ses travaux (faits au Brésil ou après son retour) par les gravures de Théodore de Bry en 1591 (qui devient comme Thevet un personnage du roman graphique), issues des dessins et des notes que la veuve de Jacques le Moyne confia à de Bry. Et c’est bien le texte latin de Le Moygne et les gravures qui sont les principales sources de la bande dessinée. Le récit est intitulé Brevis narratio eorum quae in Florida Americae provincia Gallis acciderunt et s’inspire en partie du texte français L’Histoire notable de la Floride située ès Indes Occidentales du capitaine René de Goulaine de Laudonnière (également présent comme personnage dans Florida avec Jean Ribault, l’autre chef de l’expédition dont faisait partie Le Moyne). Voici quelques exemples de titres latins des gravures reproduites dans le dossier final de l’album ou sur le site de Jean Dytar : « Galli locum condendae arci aptum deligunt » (IX), « Arcis Carolinae delineatio » (X), « Ceremoniae a Saturioua in expeditionem adversus hostes profecturo, observatae » (XI), « Outinae milites ut caesis hostibus utantur » (XV), « Mulierum extinctos maritos lugentium ceremoniae » (XIX), « Oppidorum apud Floridenses structura » (XXX). Franck Lestringant a fait une traduction récente des textes de Le Moyne.
Pour les plus curieux qui voudraient, après la lecture de l’album, en savoir plus sur le projet littéraire et artistique de Jean Dytar, nous renvoyons à son site, très fourni, et plus particulièrement aux sections Florida et Notes sur Florida.

 

* Claire Bouilhac et Catel Muller, La Princesse de Clèves, Dargaud, 2019.

Il s’agit ici de l’adaptation à quatre mains (pour le dessin et le scénario) du roman de Mme de La Fayette, mise elle-même en scène sur quelques planches dans le prologue où elle discute en 1672 de son œuvre future avec l’écrivain François de La Rochefoucauld, et dans l’épilogue placé en 1680 où Mme de Sévigné témoigne d’abord de l’impact qu’a eu la publication du roman de son amie. Est insérée, dans les trois dernières pages, une lettre datée de 1688, adressée par Mme de Lafayette à Mme de Sévigné et l’informant de son dernier projet littéraire, Mémoires de la Cour de France. La partie centrale, de presque 200 planches, est l’adaptation à proprement parler du roman et est divisée, comme l’œuvre originelle, en 4 parties (« la rencontre », « la lettre », « la confession », « l’absence »).

 

* Serge Scotto, Éric Stoffel et A. Dan, Jazz, Bamboo, Grand angle, coll. « Marcel Pagnol », 2017.

Dans cette adaptation d’une pièce assez peu connue de Marcel Pagnol, le personnage principal, Blaise, est un jeune agrégé (de Lettres Classiques vraisemblablement) qui a découvert un palimpseste auquel il va vouer désormais sa vie : ce texte retrouvé, que l’on croyait perdu jusque-là, serait le fameux Phæton de Platon (Pagnol avait d’abord intitulé sa pièce ainsi, lors de sa première publication en 1937) mais le texte grec aurait été effacé à la pierre ponce pour pouvoir écrire à sa place, sur le manuscrit, le texte latin de L’Évangile selon saint Jean. Blaise explique à un ancien camarade – pour qui Platon est juste « le petit ami de celui de la ciguë, aux drôles de mœurs » (p. 7) – tout le travail nécessaire pour établir le texte masqué : « il a fallu compléter les mots inutiles, deviner les lettres détruites, les phrases effacées… comme un grand rébus, si tu veux ! Un rébus dont la solution a rendu à l’humanité la plus belle œuvre de Platon » (p. 15) Mais alors que, trente ans plus tard, il s’apprête à accéder enfin à une chaire en Sorbonne, un rival vient mettre à mal ses thèses et ruiner ses espoirs : et si ce fameux texte n’était qu’un pastiche plus récent ?

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