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Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

 

Image : Fig. 1-2.- Couverture de l’album et affiche de la pièce de théâtre dont elle est l’adaptation © Éditions Paquet – Belg Prod.

Fig. 1-2. – Couverture de l’album et affiche de la pièce de théâtre dont elle est l’adaptation
© Éditions Paquet – Belg Prod.

Helvetius tome 1. Le Temps des menaces
de Dominique Ziegler, Félix Ruiz et Léa Chrétien,
(Éditions Paquet, 2024)

 

Dominique Ziegler a écrit une pièce de théâtre, Helvetius, qui a été jouée à l’automne 2020 à Carouge, près de Genève[1]. Comme la présentation sur le site du théâtre Alchimic l’indique clairement, il a voulu écrire un « péplum théâtral » autour de ses ancêtres, qui établisse des ponts entre impérialisme antique et monde actuel ; on a donc un double décentrement avec le point de vue adopté pour la pièce, qui est maintenu dans cette bande dessinée, annoncée comme un triptyque. Ainsi explique-t-il, dans la bande-annonce de l’album, son intérêt pour un épisode de l’histoire de ses ancêtres helvètes, souvent perçu comme un simple prologue à la guerre des Gaules : 

« […] c’était une histoire absolument violente, sanglante et surtout extrêmement intéressante à la lumière de ce qu'on est en train de vivre aujourd’hui ; et là je parle au niveau mondial, de ce qu’on vit en termes de géopolitique, en termes de stratégie impérialiste. Ce qu’ont vécu les Helvètes par rapport à Jules César et aux Romains est totalement emblématique de la manière dont une puissance impérialiste peut instrumentaliser de faux problèmes migratoires, de faux problèmes de “sécurité” pour asseoir son pouvoir. »

On voit aisément que le scénariste et l’éditeur (tous deux Suisses) ont opté pour une démarche de réappropriation de cette histoire des Helvètes au temps de la conquête romaine (en « ‑59 av. J. ‑C. », selon la première planche et la quatrième de couverture) : l’aigle de Rome, entouré par une couronne de lauriers, menace la migration des Helvètes à travers les montagnes (Fig. 1). Il est en outre intéressant de constater que cette adaptation en BD s’est donc faite à partir d’une œuvre source qui n’est pas un roman (cas le plus fréquent) et que c’est l’auteur de la pièce de théâtre qui a lui-même procédé à la réécriture de son œuvre pour en établir le scénario et tous les textes (Fig. 2). 

Pourquoi cette bascule vers la bande dessinée ? 

Tout d’abord, parce que le metteur en scène, Ziegler, ne pouvait qu’éprouver une grande frustration face à un projet ambitieux en partie avorté par la situation sanitaire de 2020 : les représentations dans le théâtre Alchimic ont été écourtées en raison de la pandémie de COVID et la tournée prévue n’a pu avoir lieu. 

Ensuite, parce que le changement de médium offrait d’autres possibilités, comme le dramaturge l’a expliqué à La Tribune de Genève : « Avec cette transposition en bande dessinée, je vais pouvoir donner à ce récit un souffle supplémentaire, faire du grand spectacle en BD. Sur scène, les moyens étaient forcément réduits : six, sept personnes pour raconter la confrontation entre deux peuples » (la distribution comptait en effet six comédiens pour jouer respectivement Jules César, Divico, Labiénus, Orgétorix, Crassus, le devin, et une comédienne qui incarnait les divers rôles féminins, dont celui de la druidesse, seul personnage fictif). 

Enfin, parce que le projet a été soutenu par une démarche de politique culturelle très spécifique, comme on peut le lire dans le dossier final de la BD : 

« Quelques mois plus tard [après la fermeture des théâtres pour COVID], la Confédération Suisse mit sur pied un Projet de Fonds de Transformation qui encourageait les praticien·ne·s des arts à convertir leur travail en une autre forme artistique. Notre compagnie de théâtre eut immédiatement l’intuition que ce péplum historique aurait tout à gagner à devenir une bande dessinée, en partant de l’esthétique du spectacle et du travail fourni par les corps de métiers. »

Félix Ruiz, dessinateur de Marvel et DC Comics proposé par l’éditeur Paquet, s’est donc directement inspiré du physique des comédien·ne·s pour donner corps aux personnages de la BD.

 

C’est dès le deuxième paragraphe de la Guerre des Gaules que l’on trouve mention par César de la migration des Helvètes, juste après qu’il a évoqué les grandes capacités guerrières de ce peuple en lutte constante contre les Germains : 

« Chez les Helvètes, le personnage de loin le plus en vue et le plus riche était Orgétorix. […] Notre homme, qui avait soif de pouvoir personnel, s’allia avec des aristocrates et réussit à convaincre ses compatriotes : une migration s’imposait, avec tout ce qu’ils possédaient. Ils allaient se rendre maîtres de la Gaule entière ! Rien de plus facile : question courage, personne ne leur arrivait à la cheville ! Il lui fut d’autant plus facile de les persuader que la situation géographique du pays en faisait un territoire complètement enclavé : ils étaient bloqués d’un côté par le Rhin, très large et très profond, qui sépare le territoire des Helvètes de celui des Germains, d’un autre côté par les très hautes montagnes du Jura, qui se dressent entre les Séquanes et les Helvètes, et sur un troisième côté par le lac Léman et le Rhône, qui marquent la frontière avec notre province. » (Gall., 2.1-3)[2].

À la fin du triumvirat, César saisit toutes les occasions possibles pour se valoriser, au détriment de Pompée. Les Helvètes qui veulent migrer, pour gagner un territoire où ils pourront mieux se nourrir, lui en fournissent le prétexte. En refusant qu’ils empruntent le chemin qu’ils demandaient, il les oblige sciemment à faire un détour par les terres des Éduens. Cette traversée est alors présentée par César comme une attaque inadmissible contre des alliés de Rome, et justifiant de fait, par le droit d’ingérence, une intervention en Gaule. Le but de cette campagne en Gaule était de lui fournir suffisamment de richesses et de gloire pour qu’il puisse se lancer dans une guerre civile contre Pompée : 

« la guerre des Gaules s’explique avant tout par le désir qu’avait l’imperator d’égaler la gloire immense que les guerres d’Orient avaient value à son rival Pompée : pour cela il avait en effet besoin d’une guerre victorieuse, couronnée par la conquête de riches territoires ; mais, chargé seulement d’administrer la “province romaine” de Gaule, il ne pouvait se permettre d’attaquer ouvertement la Gaule indépendante ; il dut donc s’arranger pour intervenir dans ce pays en apparaissant non pas comme un agresseur mais comme un défenseur des Gaulois menacés par les Helvètes et les Germains, et s’ingérer dans les affaires de la Gaule indépendante sous prétexte de la protéger d’ingérences étrangères […]. Les Commentarii de bello Gallico sont conçus pour accréditer cette version des faits auprès de l’opinion publique romaine[3]. »

On peut alors résumer la situation ainsi :

Image : Le résumé de la situation en Gaule VS La situation présentée par César

 

Comme dans de très nombreux péplums ou dans des œuvres de science-fiction, le matériau antique est utilisé comme un filtre laissant entrevoir le monde même dans lequel vivent lecteurs ou spectateurs. Ziegler revendique cette approche dans le dossier final de la BD :

« L’utilisation par César de la question migratoire des Helvètes, les manœuvres et mensonges dont les Helvètes furent victimes au long de leur exode, la stratégie romaine visant à diviser les peuples celtes sont des procédés dont l’usage a ensuite été maintes fois reproduit. Cette histoire frappe par ses réminiscences avec l’histoire immédiate, la géopolitique actuelle, les stratégies coloniales toujours à l’œuvre sur la planète, les souffrances des peuples dominés. Enfin, pour la Suisse, devenue si riche mais en proie aux démons du repli sur soi, cette histoire doit nous rappeler que nos ancêtres furent victimes de la domination impérialiste et vécurent la souffrance de migrant·e·s traqué·e·s sans merci. »

Les explications politiques portant sur l’utilisation de la migration helvète comme prétexte par César se retrouvent généralement dans les quelques BD qui abordent ce point historique : c’était déjà le cas, par exemple, dans La Guerre des Gaules de Tarek et Pompetti[4]. Mais elles occupent dans la BD de Ziegler une plus grande place et ne sont pas réduites à quelques cases.

 

Il est intéressant de noter pour finir que, de façon inédite pour une BD tout public (ou du moins non érotique) mettant en scène César, sont intégrés visuellement deux épisodes très particuliers, qui sont généralement peu exploités (voire pas du tout pour celui de l’incipit).

En effet, le premier, en ouverture de l’album, raconte un rêve de César mais il ne repose délibérément sur aucun traitement graphique particulier, afin que ces trois planches produisent d’emblée un leurre sur les lecteurs. Puis le dernier bandeau de la page 5 (Fig. 3)les pousse à réinterpréter ce qu’ils avaient lu précédemment, non comme une réalité atroce se déroulant sous leurs yeux en temps réel, mais comme l’expression nocturne de l’inconscient de César. En effet, voici ce qu’écrivait Suétone dans La Vie des douze Césars :

« Et même, comme le songe de la nuit précédente le remplissait de confusion (pendant son sommeil, il avait rêvé qu’il violait sa mère nam uisus erat per quietemstuprum matri intulisse), les devins lui firent concevoir les plus vastes espérances, car, d’après eux, ceci lui présageait l’empire du monde, cette mère qu’il avait vue sous lui n’étant autre que la terre, qui passe pour avoir enfanté tous les hommes. » (Suet. Caes. VII, 2)[5].

Image : Fig. 3-4.- César rêve qu’il viole sa mère et convoque un devin pour interpréter ce rêve  (Helvetius 1. Le Temps des menaces, p. 5-6) © Éditions Paquet – Belg Prod.
Image : Fig. 3-4.- César rêve qu’il viole sa mère et convoque un devin pour interpréter ce rêve  (Helvetius 1. Le Temps des menaces, p. 5-6) © Éditions Paquet – Belg Prod.

Fig. 3-4. – César rêve qu’il viole sa mère et convoque un devin pour interpréter ce rêve 
(Helvetius 1. Le Temps des menaces, p. 5-6) © Éditions Paquet – Belg Prod.

Dans la BD Helvetius, César fait venir un devin (Fig. 4) qui va fournir la même interprétation : « Ce n’est pas ta mère que tu as violée, mais la terre ! La terre qui attend que tu la possèdes ! Ce rêve est porteur de grandes espérances. Ton destin va s’accomplir. » (p. 7). Dans les répliques suivantes de cette même troisième planche, un lien est fait avec ce que Suétone racontait juste avant ce passage, à savoir le dépit de César devant la statue d’Alexandre le Grand à Gadès, parce qu’il n’avait pas encore accompli les exploits du Macédonien au même âge. Dans la BD, c’est par ce biais que le devin annonce à César sa destinée : il ne sera pas l’égal d’Alexandre, il le surpassera.

Le deuxième épisode au traitement original concerne la liaison supposée avec le roi Nicomède, au point que César était parfois surnommé, selon Suétone, « la reine de Bithynie » ou même « l’étable de Nicomède »[6]. Si quelques rares bandes dessinées[7] mentionnent les lazzis de la foule à son encontre, Ziegler va plus loin dans Helvetius puisqu’il consacre trois planches à l’épisode, en mettant en scène la rencontre de César et du roi avec une planche (p. 37) qui se clôt sur deux cases montrant les deux hommes en train de s’embrasser puis enlacés dans le lit royal (Fig. 5). Puis tous regagnent finalement le navire pour s’en retourner à Rome. Mais au marin qui se moque familièrement avec un camarade (« Notre jeune ambassadeur a payé cette alliance de sa rondelle ! »), le général de répondre, tout en commençant à l’étrangler de colère : « Je suis l’enfant de Vénus, déesse de la guerre et du plaisir. J’ai forgé mon corps pour ces deux superbes. Mon corps est une arme politique. Seule compte la victoire. » (p. 38)[8]. Le côté pragmatique de César est toutefois nuancé par le fait que l’auteur met dans la bouche de César, juste avant d’introduire ce flashback, une réplique qui laisse à penser qu’il a pu avoir des sentiments réels pour le roi, par-delà la simple utilisation politique de la situation. Ainsi répond-il à sa mère, qui lui demande à quoi il pense : « Aux amours perdus[9], mère… Aux amours impossibles. » (p. 36).

Image : Fig. 5.- César amant de Nicomède (Helvetius 1. Le Temps des menaces, p. 37) © Éditions Paquet – Belg Prod.

Fig. 5. – César amant de Nicomède (Helvetius 1. Le Temps des menaces, p. 37)
© Éditions Paquet – Belg Prod.

On voit avec ces quelques répliques combien le personnage de César, entre ombre et lumière, fascine encore les auteurs de fiction historique, même lorsqu’ils choisissent d’adopter le point de vue de ses adversaires.


 


[1] Le texte de la pièce de théâtre Helvetius est disponible chez Payot Genève (édition Le Chamois Rouge, collection « Théâtre » n° 5).

[2] La traduction retenue est celle de l’intégrale récente : César, Guerres. Guerres des Gaules. Guerre civile, Jean-Pierre De Giorgio (éd.), Paris, Les Belles lettres, coll. « Editio minor », 2021, p. 16-17.

[3] René Martin et Jacques Gaillard, Les Genres littéraires à Rome, Paris, Nathan/Scodel, 1990, p. 117-118.

[4] Tarek et Vincent Pompetti, La Guerre des Gaules livre I. Caius Julius Caesar, Cachan, Tartamudo 2012 ; livre II. Vercingétorix, Cachan, Tartamudo, 2013 ; intégrale, Tartamudo, 2016 ; intégrale (sous le titre La Guerre des Gaules : la véritable histoire), Paris, Nouveau monde éditions, 2023.

[5] Traduction d’Henri Ailloud (CUF, 1931).

[6] Suet., Caes., XLIX, 2-8. L’intégralité du chapitre (soit presque une page et demie du Budé) est consacrée aux divers surnoms attribués à César à la suite de son séjour en Asie mineure. Dans Helvetius, la première expression est mise dans la bouche de deux marins de César (p. 38) revenu sur le navire pour quitter le lieu, puis, à son retour, dans celle de Caton (p. 40), lors d’un affrontement à la Curie.

[7] Didier Convard, Pierre Boisserie, Gilles Chaillet, Éric Adam et Annabel, Roma t. 3. Tuer César, Grenoble, Glénat, 2016, p. 19.

[8] Vénus, dont la gens Iulia se réclamait, se voit attribuer un domaine qui est normalement celui de Minerve et de Mars, comme si guerre et plaisir ne pouvaient être envisagés séparément.

[9] Le mot est accordé au masculin dans la bulle.

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