Chroniques anachroniques - A l'école !

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

À l’heure où des millions d’élèves reprennent le chemin de l’école, notre société est passionnément agitée par la question de l’éducation en général et ses procédés. Quel idéal d’éducation se donner ? Y a-t-il un seul modèle ? Comment forger, dans le cadre de la cité, un individu tout en tenant compte de ses particularités naturelles et de ses aspirations spécifiques ? Quoi enseigner, d’utile ou non ? Notre conception de l’enseignement et de ses disciplines, mais aussi de la pédagogie trouve sa source dans l’Antiquité. C’est ainsi que le grand Isocrate, professeur de rhétorique à Athènes au IVe s. av. J.-C., imagine un plaidoyer pour défendre sa conception de l’enseignement.

ὁ μὲν οὖν τύπος τῆς φιλοσοφίας τοιοῦτός τίς ἐστιν: ἡγοῦμαι δ᾽ ὑμᾶς μᾶλλον ἂν ἔτι καταμαθεῖν τὴν δύναμιν αὐτῆς, εἰ διέλθοιμι τὰς ὑποσχέσεις ἃς ποιούμεθα πρὸς τοὺς πλησιάζειν ἡμῖν βουλομένους. λέγομεν γὰρ ὡς δεῖ τοὺς μέλλοντας διοίσειν ἢ περὶ τοὺς λόγους ἢ περὶ τὰς πράξεις ἢ περὶ τὰς ἄλλας ἐργασίας πρῶτον μὲν πρὸς τοῦτο πεφυκέναι καλῶς, πρὸς ὃ ἂν προῃρημένοι τυγχάνωσιν, ἔπειτα παιδευθῆναι καὶ λαβεῖν τὴν ἐπιστήμην, ἥτις ἂν ᾗ περὶ ἑκάστου, τρίτον ἐντριβεῖς γενέσθαι καὶ γυμνασθῆναι περὶ τὴν χρείαν καὶ τὴν ἐμπειρίαν αὐτῶν: ἐκ τούτων γὰρ ἐν ἁπάσαις ταῖς ἐργασίαις τελείους γίγνεσθαι καὶ πολὺ διαφέροντας τῶν ἄλλων. εἶναι δὲ τούτων προσῆκον ἑκατέροις, τοῖς τε διδάσκουσι καὶ τοῖς μανθάνουσιν, ἴδιον μὲν τοῖς μὲν εἰσενέγκασθαι τὴν φύσιν οἵαν δεῖ, τοῖς δὲ δύνασθαι παιδεῦσαι τοὺς τοιούτους, κοινὸν δ᾽ ἀμφοτέρων τὸ περὶ τὴν ἐμπειρίαν γυμνάσιον: δεῖν γὰρ τοὺς μὲν ἐπιμελῶς ἐπιστατῆσαι τοῖς παιδευομένοις, τοὺς δ᾽ ἐγκρατῶς ἐμμεῖναι τοῖς προσταττομένοις. ταῦτα μὲν οὖν ἐστιν ἃ κατὰ πασῶν λέγομεν τῶν τεχνῶν: εἰ δὲ δή τις ἀφέμενος τῶν ἄλλων ἔροιτό με τί τούτων μεγίστην ἔχει δύναμιν πρὸς τὴν τῶν λόγων παιδείαν, ἀποκριναίμην ἂν ὅτι τὸ τῆς φύσεως ἀνυπέρβλητόν ἐστι καὶ πολὺ πάντων διαφέρει: τὸν γὰρ ἔχοντα τὴν μὲν ψυχὴν εὑρεῖν καὶ μαθεῖν καὶ πονῆσαι καὶ μνημονεῦσαι δυναμένην, τὴν δὲ φωνὴν καὶ τὴν τοῦ στόματος σαφήνειαν τοιαύτην ὥστε μὴ μόνοις τοῖς λεγομένοις ἀλλὰ καὶ ταῖς τούτων εὐαρμοστίαις συμπείθειν τοὺς ἀκούοντας, ἔτι δὲ τὴν τόλμαν μὴ τὴν ἀναισχυντίας σημεῖον γιγνομένην, ἀλλὰ τὴν μετὰ σωφροσύνης οὕτω παρασκευάζουσαν τὴν ψυχὴν ὥστε μηδὲν ἧττον θαρρεῖν ἐν δὴ πᾶσι τοῖς πολίταις τοὺς λόγους ποιούμενον ἢ πρὸς αὑτὸν διανοούμενον, τίς οὐκ οἶδεν ὅτι τυχὼν ὁ τοιοῦτος παιδείας μὴ τῆς ἀπηκριβωμένης, ἀλλὰ τῆς ἐπιπολαίου καὶ πᾶσι κοινῆς, τοιοῦτος ἂν εἴη ῥήτωρ οἷος οὐκ οἶδ᾽ εἴ τις τῶν Ἑλλήνων γέγονεν; καὶ μὲν δὴ κἀκείνους ἴσμεν, τοὺς καταδεεστέραν μὲν τούτων τὴν φύσιν ἔχοντας, ταῖς δ᾽ ἐμπειρίαις καὶ ταῖς ἐπιμελείαις προέχοντας, ὅτι γίγνονται κρείττους οὐ μόνον αὑτῶν ἀλλὰ καὶ τῶν εὖ μὲν πεφυκότων λίαν δ᾽ αὑτῶν κατημεληκότων: ὥσθ᾽ ἑκάτερόν τε τούτων δεινὸν ἂν καὶ λέγειν καὶ πράττειν ποιήσειεν, ἀμφότερά τε γενόμενα περὶ τὸν αὐτὸν ἀνυπέρβλητον ἂν τοῖς ἄλλοις ἀποτελέσειεν.

Voilà donc à peu près l’esquisse de l’éducation intellectuelle. Mais je pense que vous pourrez mieux encore comprendre sa puissance, si je vous expose le programme que nous présentons à ceux qui veulent nous fréquenter. Nous leur disons que ceux qui excelleront plus tard, soit dans les discours, soit dans l’action, soit dans tout autre genre d’occupation, doivent tout d’abord être heureusement doués pour le travail qu’ils ont choisi, puis avoir reçu l’instruction et la science qui conviennent à cet objet, en troisième lieu être rompus et familiarisés à leur usage et à leur pratique ; car c’est par ces moyens qu’en tout genre d’activité on arrive à être parfait et à surpasser de beaucoup les autres. De tout cela, ce qui convient aux professeurs et aux élèves, c’est en particulier pour ces derniers d’apporter à l’étude les qualités naturelles nécessaires, pour les autres d’être capables d’instruire ces élèves bien doués, et en commun pour tous c’est l’exercice qui mène à l’application pratique ; car il faut que les uns dirigent attentivement leurs disciples et que ceux-ci observent avec un soin énergique les conseils qu’on leur donne. Voilà donc ce que nous disons pour toutes les professions. Mais si quelqu’un laissait de côté le reste pour me demander ce qui est le plus indispensable à l’éducation oratoire, je lui répondrais que les qualités naturelles ne peuvent être surpassées et l’emportent de beaucoup sur les autres. Car, si quelqu’un possède un esprit capable d’invention, d’instruction, de labeur et de mémoire, une voix et une netteté de diction telles que non seulement ses paroles, mais leur heureuse disposition puisse contribuer à convaincre ses auditeurs, s’il a en outre de la hardiesse, non pas celle qui témoigne de l’impudence, mais celle qui s’accompagne de réserve et dispose l’âme à ne pas avoir moins de confiance en parlant même devant tous les citoyens qu’en réfléchissant à part soi qui ne sait pas qu’un tel homme, recevant une éducation, je ne dis pas achevée, mais superficielle comme tout le monde peut l’avoir, deviendrait un orateur comme je ne sais s’il y en eut jamais en Grèce ? D’ailleurs ceux aussi, nous le savons, dont la nature est inférieure à celle des précédents, mais qui l’emportent en pratique et en exercices, dépassent, non seulement leur niveau originel, mais celui même des gens bien doués qui se sont trop négligés. Ainsi chacun de ces deux ordres de qualités peut rendre un homme habile à parler et à agir, et tous deux réunis en un seul individu peuvent faire que nul ne le dépassera.

Isocrate, Sur l’échange, 186-191, Discours, tome 4, texte établi et traduit par G. Mathieu et E. Bremond, Les Belles Lettres, 2003

            L’enjeu est grave, lorsqu’il est question d’éducation, plus largement de paideia. Si le terme est communément traduit par « éducation », la notion renvoie expressément à la culture grecque, et à des valeurs communes identitaires, propres à chaque cité : la paideia d’Athènes (Thucydide, Guerre du Péloponnèse, II, 41,1) n’est pas celle de Sparte (Thucydide, Guerre du Péloponnèse, I, 84, 3-4). La paideia comprend l’idée de formation, mais surtout de perfectionnement et d’émulation.

            À Athènes, le jeune homme, c’est-à-dire le futur citoyen, et non la fille, reçoit ainsi à la fois une éducation fortement physique (en effet, un des lieux majeurs de la paideia est le gymnase), oratoire, voire philosophique. La rhétorique est la matière noble par excellence qui permet de participer pleinement à la vie démocratique. Les Anciens estimaient, à juste titre, qu’en apprenant à parler, on apprenait tout : parler, c’est l’acribie des mots, la culture, la psychologie de la communication, le raisonnement, la pensée et les valeurs politiques.

La Grèce n’a pas manqué de développer une pensée théorique sur l’éducation : dans les Lois, son dernier ouvrage, le philosophe athénien Platon expose une théorie de l’éducation fondée sur trois principes : des écoles d’état, un enseignement obligatoire, égalité entre l’éducation des garçons et des filles (la première pierre était posée). Aristote, dans son dialogue Politiques, prône pour les hommes une éducation diversifiée. Il ne faut pas limiter aux seuls exercices du gymnase (sic !) et à l’apprentissage de la guerre, comme le fait Sparte. L’indispensable doit englober (Livre VIII) les quatre matières de l’enseignement idéal : la grammaire (lire et écrire), la gymnastique, la musique (jouer d’un instrument) et le dessin. Pour le Stagirite qu’il était, comme pour l’Athénien Platon, l’éducation doit être à la charge de la cité toute entière. Cet idéal sera présent à l’esprit de certains hommes politiques de nos Républiques.  À une époque où l’on déplore que certains grands sportifs ne soient pas considérés à l’égal de nos grands esprits, ne serait-il pas judicieux de redécouvrir la pertinence de cet idéal ancien qui institutionnalise la nécessité d’une éducation entière de l’individu (culture physique et arts), sans vouloir à tout prix « faire ce que tu voudras » ?

Dans la même chronique

Dernières chroniques