Chroniques anachroniques - La quadrature du cercle

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Vient de s’ouvrir ce 24 octobre dernier, au Louvre, l’exposition événement consacrée au génie de la Renaissance italienne, Léonard de Vinci. À cette occasion, les tractations diplomatiques, au plus haut sommet, ont entouré la venue du célèbre petit dessin, L’homme de Vitruve (fin du XVe s. , Venise, Gallerie dell’Accademia). Dans cette première tentative de conceptualisation, au Ier s. av. J.-C., le traité du De Architectura, qui fit longtemps autorité, recherche, dans le corps humain, une règle d’or et une définition mathématique de la beauté applicable à toute construction.

Aedium compositio constat ex symmetria, cuius rationem diligentissime architecti tenere debent. Ea autem paritur a proportione, quae graece ἀναλογία dicitur. Proportio est ratae partis membrorum in omni opere totiusque commodulatio, ex qua ratio efficitur symmetriarum. Namque non potest aedis ulla sine symmetria atque proportione rationem habere compositionis, nisi uti hominis bene figurati membrorum habuerit exactam rationem.     Corpus enim hominis ita natura composuit uti os capitis a mento ad frontem summam et radices imas capilli esset decimae partis, item manus pansa ab articulo ad extremum medium digitum tantundem ; caput a mento ad summum verticem octavae, cum cervicibus imis ab summo pectore ad imas radices capillorum sextae, a medio pectore ad summum verticem quartae. Ipsius autem oris altitudinis tertia est pars ab imo mento ad imas nares, nasum ab imis naribus ad finem medium superciliorum tantundem ; ab ea fine ad imas radices capilli frons efficitur item tertiae partis. Pes vero altitudinis corporis sextae, cubitus quartae, pectus item quartae. Reliqua quoque membra suas habent commensus proportiones, quibus etiam antiqui pictores et statuarii nobiles usi magnas et infinitas laudes sunt adsecuti.

            Similiter vero sacrarum aedium membra ad universam totius magnitudinis summam ex partibus singulis convenientissimum debent habere commensus responsum. Item corporis centrum medium naturaliter est umbilicus ; namque si homo conlocatus fuerit supinus manibus et pedibus pansis circinique conlocatum centrum in umbilico eius, circumagendo rotundationem utrarumque manuum et pedum digiti linea tangentur. Non minus quemadmodum schema rotundationis in corpore efficitur, item quadrata designatio in eo invenietur ; nam si a pedibus imis ad summum caput mensum erit eaque mensura relata fuerit ad manus pansas, invenietur eadem latitudo uti altitudo, quemadmodum areae, quae ad normam sunt quadratae.

            Ergo si ita natura composuit corpus hominis, uti proportionibus membra ad summam figurationem eius respondeant, cum causa constituisse videntur antiqui ut etiam in operum perfectionibus singulorum membrorum ad universam figurae speciem habeant commensus exactionem. Igitur, cum in omnibus operibus ordines traderent, maxime in aedibus deorum, quod eorum operum et laudes et culpae aeternae solent permanere.

            Nec minus mensurarum rationes, quae in omnibus operibus videntur necessariae esse, ex corporis membris collegerunt, uti digitum, palmum, pedem, cubitum, et eas distribuerunt in perfectum numerum, quem Graeci τέλεον dicunt. Perfectum autem antiqui instituerunt numerum qui decem dicitur ; namque ex manibus digitorum numero est inventus. Si autem in utrisque palmis ex articulis ab natura decem sunt perfecti, etiam Platoni placuit esse eum numerum ea re perfectum, quod ex singularibus rebus, quae μονάδες apud Graecos dicuntur, perficitur decusis. Quae simul autem undecim aut duodecim sunt factae, quod superaverint, non possunt esse perfectae, donec ad alterum decusim perveniant ; singulares enim res particulae sunt eius numeri.

            L’ordonnance des édifices religieux est fondée sur la « symétrie », dont les architectes doivent respecter le principe avec le plus grand soin. Celle-ci naît de la « proportion », qui se dit en grec ἀναλογία. La « proportion » consiste en la commensurabilité des composantes en toutes les parties d’un ouvrage et dans sa totalité, obtenue au moyen d’une unité déterminée qui permet le réglage des relations modulaires. Aucun temple ne peut effectivement présenter une ordonnance rationnelle sans la « symétrie » ni la « proportion », c’est-à-dire si ses composantes n’ont pas entre elles une relation précisément définie, comme les membres d’un homme correctement conformé.

            La nature a en effet ordonné le corps humain selon les normes suivantes : le visage, depuis le menton jusqu’au sommet du front et à la racine des cheveux, vaut le dixième de sa hauteur, de même que la main ouverte, depuis l’articulation du poignet jusqu’à l’extrémité du majeur ; la tête, depuis le menton jusqu’au sommet du crâne, un quart. Quant au visage, le tiers de sa hauteur se mesure de la base du menton à la base du nez ; le nez, de la base des narines jusqu’au milieu de la ligne des sourcils, en vaut autant ; de cette limite jusqu’à la racine des cheveux on définit le front, qui constitue ainsi le troisième tiers. Le pied correspond à un sixième de la hauteur du corps, l’avant-bras à un quart, ainsi que la poitrine. Les autres membres ont également des proportions spécifiques, qui les rendent commensurables entre eux. C’est en y recourant que les peintres et sculpteurs illustres d’autrefois ont eux aussi acquis à jamais une immense renommée.

            De la même façon, les composantes des édifices sacrés doivent présenter dans chacun de leurs détails une concordance proportionnelle parfaitement adéquate à la somme générale de leurs mensurations globales. Le centre du corps humain est en outre par nature le nombril ; de fait, si l’on couche un homme sur le dos, mains et jambes écartées, et qu’on pointe un compas sur son nombril, on touchera tangentiellement, en décrivant un cercle, l’extrémité des doigts de ses deux mains et de ses orteils. Mais ce n’est pas tout : de même que la figure de la circonférence se réalise dans le corps, de même on y découvrira le schéma du carré. Si en effet mesure est prise d’un homme depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête et qu’on reporte cette mesure sur la ligne définie par ses mains tendues, la largeur se trouvera être égale à la hauteur, comme sur les aires carrées à l’équerre.

            Si donc la nature a ordonné le corps humain de telle sorte que, par le jeu des proportions, ses membres fussent en accord avec sa forme envisagée dans sa totalité, c’est avec raison, semble-t-il, que les Anciens ont établi le principe suivant : dans les ouvrages accomplis, il faut également qu’existe une parfaite correspondance modulaire entre les composantes prises individuellement et la configuration de l’ensemble. Bien qu’ils nous transmettent ainsi des règles destinées à tous les genres d’édifices, c’est surtout aux temples des dieux qu’elles sont applicables, car les mérites et les défauts de ces constructions perdurent en général à travers les siècles.

            De surcroît, le système des mesures dont la nécessité se manifeste en toute œuvre, ils l’ont emprunté aux membres du corps humain : c’est le cas du doigt, de la palme, du pied, de la coudée, et ces unités ils les ont subdivisées selon le nombre parfait, que les Grecs appellent τέλεος. Les Anciens ont établi que le nombre parfait était celui qu’on désigne par dix ; c’est un fait qu’il a été défini à partir des mains et du nombre de leurs doigts. Mais si la perfection de dix est un phénomène naturel, dû aux articulations des deux mains, Platon a pensé aussi que ce nombre était parfait parce que la dizaine s’obtient à partir de la somme des unités que les Grecs appellent μονάδες. Une fois que celles-ci sont devenues onze ou douze, dix ayant été dépassé, elles ne peuvent plus appartenir à un nombre parfait, jusqu’à ce qu’elles parviennent à la seconde dizaine ; les unités constituent en effet les petites fractions de ce nombre.

           Vitruve, De Architectura, III, 1, 1-5, Texte établi et traduit par P. Gros, Paris, Les Belles Lettres, 2003

              Redonnant sa place centrale à la culture classique, la Renaissance a trouvé un irremplaçable paradigme pour exprimer les idéaux de beauté et d’harmonie dans le texte vitruvien, qui n’est pas sans rappeler l’aphorisme du sophiste Protagoras, «  de toute chose, la mesure c’est l’homme » (in Théétète) ou la pierre de Salamine (surprenante table de conversion exposée au Musée du Pirée). L’idée de beauté se définit dans le cadre d’une relation symétrie et proportion, que ce soit en anatomie ou architecture. Cette théorie, référence essentielle pour l’Humanisme, fut une obsession pour de nombreux artistes de l’Occident moderne. La génialité du dessin de Léonard de Vinci, tout en déployant les unités de mesures physiques (pied, paume, coudée…), réside dans cette image unique et cohérente des deux paradigmes proportionnels, l’homo ad quadratum et l’homo ad circulum. Le premier a pour centre le pubis, le second le nombril, et donc la combinaison de ces deux figures géométriques est par antonomase l’expression même de la perfection, « la quadrature du cercle ». De cette figure parfaite, peuvent se déduire toutes les proportions de l’architecture et les mesures idéales. Inutile donc de choisir entre une tête ronde et une tête au carré !

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