Chroniques anachroniques - Mai 68 !

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Nous célébrons les 50 ans de cette fameuse crise sociale profonde de mai 1968 et des bouleversements politiques qu’elle a entraînés, en France et en Europe. Il y en eut un autre, bien fameux dans l’histoire romaine,  qui ouvrit une boîte de Pandore (tôt refermée par Vespasien) : la première guerre civile depuis le règne d’Auguste, une crise qui prit naissance dans les provinces de l’Empire à la différence des guerres civiles républicaines qui ont vu s’affronter les chefs de file des partis politique de la Ville ; la fin du règne controversé de Néron, partant des Julio-Claudien, avant l’année turbulente des quatre empereurs, qui précèdera l’avènement de la dynastie des Flaviens. En l’absence de lois de succession sous le principat, la fin d’un règne (2 empereurs sur 3 ne sont pas morts de mort naturelle) est souvent chaotique et fait trembler la terre habitée, dans une conflagration générale. Notre mai 68 a, de même, fait craindre le pire. Reflétant l’idéologie sénatoriale, Suétone ne se prive pas de narrer les événements de ce moment.

Tunc uno quoque hinc inde instante ut quam primum se impendentibus contumeliis eriperet, scrobem coram fieri imperauit dimensus ad corporis sui modulum, componique simul, si qua inuenirentur, frustra marmoris et aquam simul ac ligna conferri curando mox cadaueri, flens ad singula atque identidem dictitans: « Qualis artifex pereo! » Inter moras perlatos a cursore Phaonti codicillos praeripuit legitque se hostem a senatu iudicatum et quaeri, ut puniatur more maiorum, interrogauitque, quale id genus esset poenae; et cum comperisset nudi hominis ceruicem inseri furcae, corpus uirgis ad necem caedi, conterritus duos pugiones, quos secum extulerat, arripuit temptataque utriusque acie rursus condidit, causatus nondum adesse fatalem horam. Ac modo Sporum hortabatur, ut lamentari ac plangere inciperet, modo orabat, ut se aliquis ad mortem capessendam exemplo iuuaret; interdum segnitiem suam his uerbis increpabat: "Viuo deformiter, turpiter" – « οὐ πρέπει Νέρωνι, οὐ πρέπει—νήφειν δεῖ ἐν τοῖς τοιούτοις— ἄγε ἔγειρε σεαυτόν ».  Iamque equites appropinquabant, quibus praeceptum erat, ut uiuum eum adtraherent. Quod ut sensit, trepidanter effatus: « ἵππων μ᾽ ὠκυπόδων ἀμφὶ κτύπος οὔατα βάλλει »,ferrum iugulo adegit iuuante Epaphrodito a libellis. Semianimisque adhuc irrumpenti centurioni et paenula ad uulnus adposita in auxilium se uenisse simulanti non aliud respondit quam "Sero" et « Haec est fides ».  Atque in ea uoce defecit, exstantibus rigentibusque oculis usque ad horrorem formidinemque uisentium. Nihil prius aut magis a comitibus exegerat quam ne potestas cuiquam capitis sui fieret, sed ut quoquo modo totus cremaretur.Permisit hoc Icelus, Galbae libertus, non multo ante uinculis exsolutus, in quae primo tumultu coniectus fuerat.

Ensuite, comme chacun de ses compagnons tour à tour l’invitait à se dérober sans retard aux outrages qui l’attendaient, il ordonna de creuser devant lui une fosse à ses mesures, de disposer autour d’elle quelques morceaux de marbre, si l’on en trouvait, puis d’apporter de l’eau et du bois, pour rendre bientôt les derniers honneurs à son cadavre ; à chacun de ses préparatifs, il pleurait et répétait à tout instant : « quel artiste va périr avec moi ! » Tandis qu’il s’attardait ainsi, un coureur apporta un billet à Phaon : le lui arrachant des mains, Néron lut que le sénat l’avait déclaré ennemi public et qu’on le recherchait pour le punir suivant la coutume des ancêtres ; il demanda quel était ce genre de supplice ; lorsqu’on lui apprit qu’on dépouillait le condamné, qu’on lui passait la tête dans une fourche et qu’on le battait de verges jusqu’à la mort, épouvanté, il saisit deux poignards qu’il avait emportés avec lui, en essaya successivement les pointes, puis les remit dans leur gaine, en prétextant « que l’heure marquée par le destin n’était point encore venue ». Tantôt il invitait Sporus à commencer les lamentations et les plaintes, tantôt il suppliait que quelqu’un l’encourageât par son exemple à se donner la mort ; parfois il se reprochait sa lâcheté en ces termes : Ma conduite est ignoble, déshonorante.- C’est indigne de Néron, oui, indigne.-Il faut du sang-froid dans de pareils moments. -Allons, réveille-toi ! » Déjà s’approchaient les cavaliers qui avaient pour mission de le ramener vivant. Lorsqu’il les entendit, il dit en tremblant :

Le galop des chevaux aux pieds rapides frappe mes oreilles,

puis il s’enfonça le fer dans la gorge, avec l’aide d’Épaphrodite, son maître des requêtes. Il respirait encore, lorsqu’un centurion arriva précipitamment, et feignant d’être venu à son secours, appliqua son manteau sur la blessure ; Néron lui dit simplement : « c’est trop tard » et « Voilà bien la fidélité ! » Sur ces mots, il expira, et ses yeux sortant de sa tête prirent une telle fixité qu’ils inspiraient l’horreur et l’épouvante à ceux qui les virent. La première et la principale promesse qu’il avait exigée de ses compagnons était de ne laisser personne disposer de sa tête, mais de le brûler tout entier, de quelque manière que ce fût. Cette permission leur fut accordée par Icelus, affranchi de Galba, qui avait été jeté dans les fers au début de l’insurrection et venait d’être délivré.

Suétone, Néron, 49

Texte établi et traduit par Henri Ailloud

Ce printemps 68 voit la révolte gronder contre Néron. En effet, Julius Vindex, gouverneur de la province de Gaule lyonnaise se révolte contre l’empereur en menant  à sa suite l’agitation des provinces occidentales, la Gaule, la Germanie, l’Espagne, le Portugal, l’Afrique : le légat Lucius Clodius Macer, gouverneur romain de la province d’Afrique, se soulève lui aussi contre Néron, de concert avec Galba, gouverneur de la Tarraconaise, et Othon de Lusitanie. Malgré la victoire des troupes de Lucius Verginius Rufus le 15 mai 68 sur les troupes de Vindex à Besançon, octroyant par là même un sursis à Néron, Galba se fait acclamer empereur par ses troupes, obtient le soutien des Prétoriens, alors que le sénat vote la déchéance de Néron et sa damnatio memoriae. En 68-69, ce sont les armées qui deviennent des agents de soulèvement, les légionnaires se posant en maîtres du destin de Rome. Sous la dynastie Julio-claudienne, les intrigues et complots de palais conduisaient au pouvoir tel ou tel membre de la famille. Néron quitte sa Domus aurea et se suicide grâce à l’aide de son secrétaire Épaphrodite, et meurt « en artiste ».  Après un siècle de principat, l’inertie surprenante de la plupart des personnalités en vue de Rome explique, fait déconcertant, que personne n’a véritablement tenté de remplacer le tyran, ou de se faire nommer empereur par les cohortes prétoriennes. L’enchaînement des faits de l’année 68-69 connaîtra une accélération et des soubresauts en cascade. Pendant l’intronisation de Galba, Othon s’apprête déjà à le renverser, alors que le général Vitellius est poussé vers le pouvoir par ses propres légions de Germanie, et que, lorsque ce dernier fait son entrée officielle à Rome, les armées d’Orient acclame Vespasien empereur. Quel joli mois de mai !

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