Entretien idéal avec Monique Trédé

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photographie : source aibl.fr

A l'occasion de la parution de texte inédits de Jacqueline de Romilly regroupés dans Magie et rhétorique en Grèce ancienne, Laure de Chantal, éditrice de l'ouvrage, s'est entretenue avec Monique Trédé qui en a assuré la préface. 

Comment vous présenter ?

Comme helléniste et comme professeur d’abord. De 1966 à 2012 j’ai enseigné avec passion la langue et la littérature grecques, et ce en divers lieux – au lycée Marie Curie à Sceaux lors dustage d’agrégation, à la Sorbonne comme jeune agrégée, puisà Aix en Provence, à l’École normale supérieure de jeunes filles, à l’Université de Rouen, Rue d’Ulm dont j’ai longtemps dirigé le centre d’Études anciennes, à HEC, où j’ai donné durant 5 ou 6 annéesdes conférences et proposé des mémoires dans le cadre des « Fondements et perspectives de la pensée contemporaine »,à Sciences Po, où j’ai fait durant plusieurs années un séminaire sur la rhétorique. Et c’est toujours avec le même plaisir que je fais régulièrement des conférences sur les thèmes mis au programme des classes préparatoires ou que, dans lecadre des activités pédagogiques de l’Institut, je rencontredes lycéens de la région parisienne pour leur parler de la démocratie grecque, du rôle de la parole dans cette forme de démocratie directe, des rapportsde la liberté et de l’égalité dans la conception grecque de la démocratie, du rôle de la loi comme garant de la liberté, etc …

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Quelle a été votre formation intellectuelle ? Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre formation ?

Ma formation fut la formation classique d’un professeur de Lettres : classes préparatoires  à Paris, aux lycées Claude Monet et Fénelon où j’ai eu de merveilleux professeurs de lettres, souvent elles-mêmes sévriennes – Geneviève Bertière ( promo  1938)  Hélène Vincent Taillardat (promo 1937 ) Marthe Guément (promo 1928), impeccable helléniste qui nous faisait traduire Platon et Thucydide – c’est avec elle que j’ai eu mes premiers vrais contacts avec cette œuvre qui m’a immédiatement  éblouie par son intelligence . Admise à l’École normale supérieure de jeunes filles (Sèvres) j’ai découvert la linguistique historique à la Sorbonne, avec Pierre Chantraine qui préparait alors son dictionnaire étymologique de la langue grecque et donnait des cours aux Sévriennes ; cette discipline m’a passionnée et je regrette qu’on ait renoncé  après 1968 au certificat de philologie qu’incluait alors la licence de Lettres classiques. Cette étude précise de l’histoire des 3 langues – grec, latin, français – constituait, me semble-t-il, une formation irremplaçable. Pour le mémoire de recherche qui suit la licence, j’ai choisi de travailler sur Thucydide et c’est ce qui m’a valu très naturellement de rencontrer   Jacqueline de Romilly, la spécialiste de l’œuvre de cet historien génial qu’elle était alors en train d’éditer et traduire. Suivirent l’agrégation (1967) et, bien plus tard, la thèse d’État…

Vous avez été l’élève puis l’amie de Jacqueline de Romilly : à quelle occasion l’avez-vous rencontrée ? Quel souvenir en gardez-vous ?

J’ai donc connu Jacqueline de Romilly, alors professeur à la Sorbonne, quand elle a accepté de diriger mon mémoire sur Thucydide en juin 1965 ; elle éditait le livre IV de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse et m’a proposé d’en étudier la structure. Comme directeur de recherche, elle incarna pour moi la perfection. Précise, exigeante, ne supportant pas « l’à peu près », elle était toujours prête à suggérer une lecture, un séminaire à suivre — c’est elle qui me conseilla d’aller écouter Jean Pierre Vernant qui était alors directeur d’études à l’École pratique des hautes Études (VIe section) - et , très libérale, elle accordait à chacun de suivre son rythme et ses penchants.

Jacqueline de Romilly est, pour nombre d’hellénistes, un modèle intellectuel et la figure idéale de l’intellectuel, quelle influence a-t-elle eu sur vous ?

En cours, elle était la séduction même. Servie par une voix de tragédienne qui subjuguait l’amphi, elle joignait à la précision du discours scientifique et au souci d’efficacité un humour , qui pouvait être parfois redoutable, mais égayait la plupart de ses cours. On devinait qu’elle aimait rire, son sens de la répartie, son goût pour les anecdotes comiques transparaissaient dans son enseignement.

La  célébrité de Jacqueline de Romilly, parfaitement méritée, tient certes à ses talents mais aussi , comme elle aimait à le souligner, à l’époque  qui fit d’elle une pionnière : prix de latin et de grec au concours général l’année même où ce concours s’ouvrait aux filles, première femme élue au Collège de France, première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, deuxième  femme élue à l’Académie française…Vous me demandez quelle influence  elle eut sur moi…Bien sûr sa manière de diriger les travaux de recherche, à la fois attentive et libérale, fut pour moi un modèle ;  mais,  pour le reste,  je ne sais s’il faut parler d’influence ou de rencontre heureuse de goûts et de caractère : mes travaux de recherche, qu’il serait  évidemment indécent de comparer aux siens,  portent principalement,  comme les siens,  sur les grands auteurs de l’époque classique et  je suis comme elle une  philologue « littéraire » , sensible à la beauté des grands textes,  et parfois  ironique face au goût normalien de « la glose sur la glose ». Par ailleurs nous partagions ensemble le plaisir du rire, de la nature, des  grandes promenades à pied, du whisky,  des romans de Trollope, de Wodehouse ou de Nancy Mitford…

Vous consacrez une partie très importante de votre temps à poursuivre et transmettre l’œuvre, multiforme, de Jacqueline de Romilly, qu’il s’agisse de l’association SEL mais aussi de ses livres : pourriez-nous brièvement nous les présenter ?

Je suis très heureuse de pouvoir continuer à travailler dans la voie qu’elle a tracée, voie qui correspond à mes propres convictions ; et je ne suis pas la seule de ses anciens « thésards » à le faire. Paul Demont a ainsi assumé la présidence de SEL durant plus de dix ans et y reste un très actif président d’honneur. Jacqueline de Romilly n’a pas fondé d’ « école » comme le fit , par exemple, son collègue au Collège de FranceJean Pierre Vernant — ce qui évita à ses anciens élèves tout conflit de « succession » ... Ces deux personnalités éminentes, qui d’ailleurs s’entendaient et s’estimaient, ont incarné pour notre génération la grande époque des études grecques en France. Quand nous contribuons à faire connaître à la jeune génération, par des traductions ou des rééditions, les travaux de Jacqueline de Romilly, nous poursuivons son œuvre de formation. Les textes sur la tragédie grecque publiés récemment aux éditions de Fallois, l’étude sur « Magie et rhétorique » que vous avez eu l’heureuse idée de nous faire traduire et qui vient de paraître aux Éditions Les Belles Lettres, ainsi que les ouvrages moins spécialisésrepris dans le récent volume de la Collection Bouquins — toutes ces études sont précieuses pour former nos jeunes hellénistes. Écrites dans une langue toujours claire, indifférente aux variations des modes critiques, elles ne méritent pas de tomber dans l’oubli.

Vous avez consacré une partie de votre carrière à l’enseignement, notamment en dirigeant l’École normale supérieure (Ulm), quelles leçons en tirez-vous ?

Quand j’ai rejoint l’École normale supérieure au milieu des années 90, je me suis efforcé de maintenir en ce lieu privilégié l’enseignement de la palette de disciplines propres à former des philologues dignes de ce nom. Car l’étude de l’Antiquité forme à mes yeux un tout et exige qu’on maitrise plusieurs disciplines ; elle exige non seulement une connaissance sûre de la langue, acquise par les versions et thèmes auxquels doit s’ajouter un enseignement approfondi de linguistique historique, mais aussi au moinsune initiation à d’autres disciplines : paléographie, épigraphie, sans oublier l’histoire et l’archéologie… Il a été possible ensuite d’ouvrir les études classiques aux langues de l’orient ancien — arménien, syriaque, copte, hébreu, égyptien ancien, persan, arabe — et d’élargir ainsi le champ des études classiques.

Aujourd’hui cette conviction qui reste mienne est indubitablement mise à mal ; on peut être archéologue sans s’intéresser aux textes, parfois même sans s’intéresser à l’histoire… Les sciences dites jadis « annexes » se sont émancipées, ont pris leur autonomie, ce que, pour ma part, je regrette car chaque branche du travail du philologue est un moyen, non une fin en soi, et le but ultime est de faire mieux connaître et apprécier ces civilisations anciennes dans leur complexité, leur totalité et leur beauté.

Quel est selon vous l’état de l’enseignement du grec aujourd’hui ?

Vous m’interrogez sur l’enseignement du grec aujourd’hui. Il est miraculeux qu’il existe encore ! Nombre de pédagogues y voyant un signe élitiste d’appartenance sociale et donc un moyen de sélection injuste ont tout fait pour le tuer. Mais cet argument contre les études classiques n’a plus aucune réalité aujourd’hui. Si l’on veut remédier aux inégalités créées par les différences de statut social, il faut que l’école offre la plus riche palette d’enseignements possibles. Sinon on accroît la différence entre ceux qui sont soutenus par leur famille et ceux qui n’ont que l’école.

On assiste à un sursaut aujourd’hui, et il faut le saluer et s’en réjouir, mais la « renaissance » sera longue et difficile car on commence à manquer de professeurs suffisamment formés.

Ces jours-ci paraissent trois livres, trois rééditions et un inédit, de Jacqueline de Romilly : pourquoi à votre avis ce nouvel engouement ? Vous avez participé à deux de ces livres, pourriez-vous nous les présenter ?

Souhaitons que les rééditions d’écrits de Jacqueline de Romilly récemment publiées contribuent à ce sursaut ; elles l’accompagnent, en tout cas et je m’en félicite. Le petit livre publié par les éditions Tallandier est la réédition de son dernier ouvrage sur « la grandeur de l’homme au siècle de Périclès ». C’est comme un dernier appel, une ultime profession de foi, livre émouvant à plus d’un titre. Les travaux regroupés dans le volume de la collection Bouquins sous le titre « Émerveillements » sont majoritairement des écrits tardifs — Hector, Alcibiade, la Grèce antique à la découverte de la liberté —, destinés à faire connaître et apprécier les textes grecs à un large public. Seules les deux études précédemment publiées aux Éditions Les Belles Lettres – La douceur dans la pensée grecque et Patience mon cœur – respectivement parues en 1979 et 1984, relèvent de ses travaux proprement scientifiques, fondés sur des études précises de vocabulaire, une analyse obstinée de la lettre des textes. La même méthode et la même précision se constatent dans l’étude sur L’évolution du pathétique d’Eschyle à Euripide, qui est reprise dans le volume de Réflexions sur la tragédie grecque paru en décembre 2018 aux Éditions de Fallois et dans le petit volume intitulé Magie et Rhétorique, traduction de 4 conférences prononcées à Harvard en 1974 qui vient de paraître à votre initiative aux Belles Lettres.

Quelles leçons en tirer pour notre époque ?

Il n’est évidemment pas question de nier les différences profondes qui opposent notre vision du monde à celle des Grecs ; énorme est la distance qui sépare la Grèce des cités de notre époque de mondialisation. Et certains se sont plu, en scrutant les aspects les plus étranges des mythes, à voir en la Grèce un monde archaïque et primitif. Les mises en scène contemporaines de la tragédie grecque aiment souvent àaccentuer cette « supposée sauvagerie ». Mais l’altérité entre les Grecs et nous ne doit pas, selon moi, être surestimée.

Un point reste frappant :les textes de la littérature grecque examinent des problèmes qui sont toujours les nôtres ; ils se posent les questions que nous nous posons encore aujourd’hui: comment créer l’harmonie dans la cité ? comment concevoir en démocratie la notion d’égalité ? Quelle est la différence entre démocratie et démagogie ? Y a-t-il des « lois non écrites » qui l’emportent sur les lois de la cité ? La véritable éloquence doit-elle privilégier la démonstration ou la séduction ? le plaisir est-il le bien ? et tant d’autres… Il est certes difficile d’imaginer une transposition directe des acquis intellectuels de la civilisation grecque à notre temps ; c’est pourquoi la question serait plutôt selon moi : pourquoi lire encore les classiques grecs aujourd’hui ? pourquoi ce perpétuel retour aux textes de l’Antiquité ? Nous avons tenté, Jacqueline de Romilly et moi-même d’ébaucher une réponse dans le petit livre intitulé Petites leçons sur le grec ancien en suggérant que la subtilité nuancée de la langue, ses progrès au cours des Ve et IVe siècles avant J.-C. peuvent expliquer les réussites intellectuelles et artistiques des œuvres du « siècle de Périclès ». Dans leur manière si ramassée de dire les choses, une forme de dépouillement, d’abstraction que favorise une langue à la fois dense et souple, une violence souvent, mais toujours maîtrisée, une cruauté nue parfois, cris de désespoir ou cris de haine, ces œuvres livrent l’essence de l’espèce humaine…Prenons l’exemple de l’Odyssée, premier récit d’aventure du monde occidental. On y découvre une société d’une élégance pleine de dignité : Pénélope qui n’est jamais physiquement décrite, se lève, traverse la grande salle, Télémaque prépare sondépart, Nausicaa fait la lessive, Ulysse pleure mais résiste aux tempêtes,tous évoluentavec un naturel confondant ; ils sont aussi conscients que nousde la brutalité du destin, acceptent la tristesse, la violence même mais restent sensibles à la vibration de la lumière, au bruit de la mer,sans qu’aucun sentimentalisme déplacé, aucune vulgarité vienne déparer la noblesse du récit qui met partout en lumière ce qu’il y a d’émouvant et de stimulant dans la vie humaine. Malgré « l’altérité » le contact s’établit aussitôt entre ce texte et nous alors que près de trente siècles nous en séparent.

S’il fallait retenir un enseignement de Jacqueline de Romilly ce serait lequel ?

Un enseignement de Jacqueline de Romilly, c’est chose facile. Vous en aurez trois:1. la persévérance dans l’effort ; 2. Le courage de la gaieté ; 3. L’indifférence aux modes.

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