Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.
Lore Olympus
de Rachel Smythe
6 tomes (publication française en cours)
(Hugo Publishing, 2022‑ )
Rachel Smythe est une jeune scénariste et dessinatrice néozélandaise qui a rencontré le succès sur la plateforme Webtoon en 2018, avec un récit d’abord publié en anglais, puis rapidement traduit dans de nombreuses langues. Quelques précisions éditoriales s’imposent en amont avant d’en venir plus longuement au lien que cette série, constituant un phénomène éditorial dont les chiffres donnent le tournis, entretient avec le mythe de Perséphone.
Lore Olympus est une BD numérique native : elle a été créée initialement pour une lecture sur écran, avec le principe d’un défilement vertical et a ensuite bénéficié (ce qui est une bascule à la marge dans ce sens) d’une publication papier dans de nombreux pays. Pourquoi ? Parce qu’avec 1,4 milliard de vues cumulées pour tous les épisodes et 6,5 millions de followers (données en date du 05/07/24), « la série phénomène n°1 sur Webtoon », comme l’annonce la première de couverture de l’édition française de chaque volume, laissait quand même espérer à son éditeur français la possibilité d’acquérir de nouveaux lecteurs, privilégiant un format plus traditionnel pour découvrir la série, ou à défaut des acheteurs qui la connaissent déjà. Sont donc sortis à quelques mois d’écart en 2022 les trois premiers tomes puis le quatrième et le cinquième en 2023 et le sixième en 2024 ; le septième est annoncé pour octobre. Ces volumes ont d’abord été édités en grand format (19,5 x 24,5 cm) avant de bénéficier (signe de leur succès) d’une sortie au Livre de Poche (en 14 x 19 cm) pour les trois premiers tomes (avec les mêmes couvertures), alors qu’on compte très peu de bandes dessinées chez cet éditeur (18 au total, avec ces trois volumes de Lore Olympus). Sous leur grand format d’origine, on a donc de beaux pavés constituant une pile de 20 cm de hauteur pour les six tomes parus, un poids cumulé de 7,1 kg et environ 3 000 pages, à 25 euros environ le volume donc un total déjà de 150 euros environ ; même avec un « poche » aux alentours de 15 euros, c’est un coût non négligeable, alors même que la BD numérique peut être lue encore maintenant gratuitement sur le site. L’éditeur – puisqu’il fait le choix de sortir les livres – considère pourtant qu’il n’y a pas concurrence entre les deux modalités de lecture et qu’il y a tout de même un double marché : celui des nouveaux lecteurs qui ne veulent pas lire de la BD en ligne, et celui des fans absolus de la série qui voudront avoir aussi la version papier pour que rien de « l’univers Lore Olympus » ne leur échappe. Mais pour les plus jeunes lecteurs et surtout lectrices de la série (le public visé est celui des adolescentes plutôt lycéennes et des young adults) qui ont l’habitude de lire des webtoons (c’est-à-dire des cartoons sur website, mot-valise) et de « consommer » du pur numérique gratuit, on peut douter qu’ils dépensent plus de 260 € pour s’acheter l’intégralité de la série. Toutefois, force est de constater que si l’éditeur français ne s’est pas arrêté au tome 1, c’est que les ventes de l’édition papier en VF ont suffisamment suivi pour que ce soit au minimum rentable voire tout à fait lucratif.
La matérialité de la série publiée amène donc des conditions de lecture différentes de ce qui se produisait avec une lecture sur téléphone ou tablette. Mais cela implique aussi une artificialité dans la reconstitution d’une unité de la page (fictive par rapport à la manière dont la série a été initialement pensée avec des images isolées comme unités). Le lecteur « traditionnel » d’une BD papier peut être gêné par ce montage artificiel s’il se focalise sur la planche. Aucun volume n’a de titre puisque dans la série le découpage se faisait originellement en épisodes à l’écran, avec une URL propre à chaque épisode, numéroté et bénéficiant d’un titre spécifique, un dispositif maintenu dans la version papier. Le tome 1 a commencé par l’épisode 1 « En solitaire » et le tome 6 s’est arrêté sur l’épisode 152 « Avoir la main verte », mis en ligne en avril 2021 sur le site. Il y a entre 24 et 25 épisodes regroupés dans chaque volume publié en français ; si le même principe est appliqué jusqu’à la fin, il y aurait ainsi encore 5 volumes à paraître puisque l’on peut voir sur Webtoon qu’a été mis en ligne début juin 2024 le dernier épisode de la série, « You’re welcome », le Series Finale, selon une terminologie qui reprend celle des séries télévisées. La série BD vient donc tout juste de se terminer, du moins dans sa publication originale sous forme numérique. Et ce sont ainsi au total 280 épisodes (hors bonus) qui ont été mis régulièrement sur le site, environ un par semaine, tenant les lecteurs assidus en haleine, selon là encore le principe initial des saisons des séries télévisées diffusées de manière hebdomadaire.
Nous ne dévoilerons pas les détails de la fin, visible en ligne, pour les lecteurs qui attendent encore de lire l’histoire en version papier et en français, mais signalons que les dernières images vont dans le même sens d’une forte influence du format comme du contenu d’un teen drama dans lequel l’héroïne doit passer de l’adolescence à l’âge adulte (comme ses lecteurs et surtout lectrices en six ans, au fil de la publication depuis mars 2018) sur fond de comédie romantique. La classification de Lore Olympus sur le site de Webtoon est celle de « Romance » et elle est de très loin la série la plus « likée » (71,6 millions…) de sa catégorie qui comporte plus de 420 séries. La bande-annonce de la série insiste nettement sur l’histoire d’amour et sur le point de vue que Perséphone va apporter à son histoire puisque c’est une voix féminine que l’on entend :
« Ah… Hadès… le dieu des Enfers… Pour moi, Perséphone, la déesse du printemps, il est interdit de tomber amoureuse. Enfin… selon les conseils de ma mère, Déméter. Heureusement, sur le mont Olympe, tout peut arriver et je ne pense qu’à lui, qu’à Hadès, même si nous ne devrions pas être ensemble. » (0’24)
Il faut toutefois signaler que certains éléments narratifs sont très noirs (viol, manipulation, dépression…), amenant l’autrice à produire systématiquement en ouverture de volume une mise en garde (« ‘Lore Olympus’ aborde régulièrement des thèmes de maltraitance physique ou psychologique, de traumatisme sexuel et de relations toxiques. Quelques-unes des interactions de ce volume peuvent heurter certains lecteurs, qui poursuivront la lecture ou non, à leur discrétion. Demandez aide et soutien si vous en ressentez le besoin »). C’est là encore une mention que l’on peut parfois apercevoir et entendre en ouverture ou fermeture d’épisodes télévisuels, mais qui peut tout de même donner à certain.e.s lecteurs et lectrices (selon leur bagage culturel et émotionnel, leur âge…) l’impression d’un côté malsain qui se dégagerait de la série ; c’est aussi le problème qu’a pu poser une série télévisée comme 13 Reasons Why (2017-2020), qui abordait la question du suicide ou du harcèlement notamment. La série pourrait donc d’abord être classée en Dark Romance, un genre étonnamment à la mode à l’ère du « post #MeToo », mais le happy end de Lore Olympus altère la stricte catégorisation.
Sous des atours mythologiques modernisés (comme le montre la place des téléphones portables et des réseaux sociaux dans l’œuvre), c’est donc notre monde contemporain que raconte Lore Olympus, bien plus que celui du dictionnaire de la mythologie de Grimal. C’est bien ce qui peut plaire aussi à une partie du lectorat, l’impression qu’il y a une sorte d’universalité dans cette histoire et que « Perséphone, c’est un peu moi… ». C’est vrai aussi mais de manière moins flagrante dans Perséphone, le tourment d’Hadès [Persephone Hades Torment, Hiveworks, 2022 ; Akiléos, 2022, 165 p.] d’Allison Shaw, un comic book paru tout récemment, alors même que Lore Olympus était encore en cours de publication mais avec une publication initiale en ligne sur le site Patreon, qui affiche la mention « pour plus de 18 ans », cette BD ayant effectivement des séquences sexuelles plus explicites que Lore Olympus. Quant à la maison d’édition française de Lore Olympus, Hugo Publishing (mentionnée sous la forme Hugo et Cie sur la 4e de couverture du livre), elle exploite aussi une ligne nettement plus érotique du mythe en publiant dans son catalogue plusieurs sagas « New Romance » de l’autrice américaine Scarlett St. Clair autour du roi et de la reine des Enfers, Hadès & Perséphone d’abord (4 tomes, 2022-2024), puis son spin-off Hadès la saga (3 tomes, 2023), l’ensemble des trois titres se répartissant donc entre les départements « Hugo BD » et « Hugo Roman ». Donc apparemment, Perséphone et Hadès ne sont pas seulement les souverains des Enfers : ils sont aussi en ce moment les rois de l’édition, bien plus que Zeus et Héra[1].
Après ces considérations éditoriales indispensables pour remettre la série dans son contexte vraiment très particulier d’une abondance de publications à succès (surtout anglosaxonnes) sur le mythe de Perséphone, venons-en maintenant enfin au fond mythologique de la série Lore Olympus, à travers l’analyse de certains éléments qui ont retenu notre attention.
Dans Lore Olympus, Rachel Smythe réinvente la relation entre Hadès et Perséphone, fil conducteur d’un récit qui intègre également les autres histoires d’amour – et surtout de haine – des Olympiens. Il était une fois dans les plaines de Sicile… Il est maintenant, dans une fête sur l’Olympe, Hadès, et son cœur s’emballe pour Perséphone.
La réinvention du mythe éleusinien passe par la modernisation du monde et des personnages. L’Olympe et les Enfers sont désormais des mégalopoles dignes des cités étatsuniennes. Hadès, tout comme ses frères Zeus et Poséidon, apparaît sous les traits d’un homme assez jeune, même si un personnage lui fait remarquer qu’il est en réalité très âgé, surtout par rapport à celle qui est initialement nommée « Coré » (écrit « Kore » dans la VO) donc « Jeune fille » (et renommée ensuite Perséphone, la BD n’utilisant jamais son équivalent latin de Proserpine). Un tel portrait contraste avec la représentation traditionnelle des trois souverains, celle d’hommes d’âge mûr, à la barbe et à la chevelure fournies. Tous les dieux sont jeunes, au moins en apparence. Cette adaptation des personnages à l’âge du lectorat visé se manifeste aussi dans les dialogues. Le registre familier est omniprésent : la négation saute souvent dans un souci d’expressivité, le pronom personnel « tu » s’élide régulièrement et quand l’on parle de sexualité, le langage se fait volontiers imagé. Ainsi, il peut être déroutant de cerner les relations. Aphrodite et Éros, par exemple, mère et fils, ressemblent davantage à deux amis et parlent comme tels. Ce nivellement nous paraît dommageable : il a tendance à régulariser les registres et ne permet pas de créer un véritable écart entre les générations divines (Hadès et sa fratrie ont plus de 2 000 ans mais parlent de la même façon que leurs petits-enfants !) ; et cela crée parfois des confusions, à la lecture, pour savoir qui est qui dans cette histoire où beaucoup de dieux et de déesses, majeurs ou mineurs, interviennent, marqués visuellement parfois par peu d’éléments caractéristiques pouvant rappeler aux lecteurs à quel original mythologique ils renverraient. Autre élément perçu comme nécessaire à notre époque : les relations sont vidées de leur contenu incestueux. Si Zeus, Poséidon et Hadès sont toujours frères et fils de Cronos et de Rhéa, celles que l’on considère comme leurs sœurs depuis La Théogonie d’Hésiode ne possèdent désormais plus aucun lien de sang. Héra, Hestia et Déméter sont les enfants de Métis. Héra et Zeus ne sont donc plus frère et sœur, de même que Perséphone et Hadès ne sont plus nièce et oncle. Afin que le lecteur cerne mieux les personnages, Rachel Smythe choisit d’attribuer une couleur à chacun d’eux. Hadès est aux couleurs des Enfers : bleu et noir. L’Hadès du film des studios Disney Hercule [Hercules de John Musker et Ron Clements, 1997] aurait-il influencé la créatrice ? Sûrement. Nous pouvons également y voir une répartition genrée très stéréotypée des couleurs : Hadès est bleu comme Perséphone est rose car ce sont les protagonistes masculin et féminin principaux.
Modernisation oblige, Hadès se rend à une fête organisée par son frère sur l’Olympe, à l’occasion des 150e Panathénées. Si le nom est emprunté à l’Antiquité, il ne donne pas lieu à une quelconque explication et semble davantage servir à « faire antique » en associant un nom à consonance grecque à un événement du récit. Le char infernal devient une luxueuse voiture noire aux chevaux bien différents de ceux qu’évoque Ovide dans le livre V des Métamorphoses (v. 359‑361) :
« Craignant le pire, il sort du ténébreux palais,
Et, monté sur son char que de noirs coursiers traînent,
Scrute, attentif, les fondations de la Sicile »(trad. Olivier Sers, Les Belles Lettres, 2009)
Il est intéressant de constater que le récit de Rachel Smythe s’ouvre de la même façon que celui qu’offre Claudien dans le Rapt de Proserpine [De Raptu Proserpinae] en insistant sur la solitude d’Hadès : la nymphe Menthé vient de le rejeter et il souffre d’être le seul de la fratrie à ne pas avoir de reine. Quand il aperçoit Perséphone, c’est le coup de foudre. Le regard prédateur qu’il pose sur son corps fait craindre le pire…
Zeus servira de facilitateur à la rencontre. Il faut en effet distraire l’amie et protectrice de Perséphone, à savoir Artémis. Ovide – et Claudien dans son sillage – faisait de Diane, Minerve et Vénus les trois déesses visitant la fille choyée de Cérès dans son refuge sicilien. Dans Lore Olympus, Diane et Minerve semblent amalgamées : l’image ci-contre montre Artémis arborant les attributs traditionnels d’Athéna, l’armure et la lance. Afin de permettre l’enlèvement, Zeus éloigne Perséphone du groupe en suscitant des fleurs enchanteresses. Plus prosaïquement ici, il fait diversion en lançant un défi à Artémis. Symboliquement, même s’il n’est plus le père de Perséphone, Zeus reste le roi et accorde donc sa bénédiction à cette relation. Mais Perséphone a déjà disparu.
Dans un entretien disponible en anglais sur le site Antiquipop et sous sa version traduite intégrale (que nous citons ici) dans le catalogue d’exposition Qui es-tu, Apollon ? De l’Antiquité à la culture pop, Rachel Smythe évoque les sources anciennes dont elle s’est inspirée, en particulier Ovide :
[…] je me suis beaucoup inspirée des Métamorphoses et des Fastes d’Ovide, de l’Iliade et de l’Odyssée ou des hymnes homériques, mais je puise également mes idées dans les textes d’Hésiode (Les travaux et les jours, la Théogonie), de Nonnos (Dionysiaques) ou de Virgile (Énéide), ainsi que dans les pièces de théâtre (Eschyle, Sophocle, Euripide)[2].
L’adaptation qu’elle fait de sa source n’est à ce moment-là pas dénuée d’ironie. En effet, l’autrice prête à Hadès, emporté par la passion, une réaction malheureuse lorsqu’il s’exclame dans la BD « qu’Aphrodite fait pâle figure à côté d’elle [Perséphone]. » La déesse a entendu et se venge en ordonnant à Éros d’enivrer la jeune fille puis de l’enfermer dans la voiture d’Hadès. Le but est que la nouvelle venue, saoule, se ridiculise et que la réputation du roi des Enfers s’assombrisse. Ovide et Claudien font de Vénus l’agent des volontés de Jupiter : c’est elle qui livre Proserpine à son futur époux chez Claudien ; et chez Ovide, c’est la soif de puissance de Vénus qui la pousse à demander à Cupidon de susciter la passion subite d’Hadès car alors qu’elle règne déjà sur tous les domaines du cosmos, seul Dis lui résiste encore. Mais dans l’adaptation, le plan d’Aphrodite court-circuite celui de Zeus, alors que les deux ont le même but. Voici comment Ovide nous raconte la scène, dans ce même livre V des Métamorphoses, aux vers 363-384 :
[…] Vénus, de la montagne d’Éryx,
le voit qui erre ici et là, elle embrasse son fils-oiseau :
« mes armes, mes mains, mon fils, ma puissance, dit-elle,
prends ces traits avec lesquels tu bats tout le monde, Cupidon.
Dans la poitrine du dieu, plonge tes flèches vives,
le sort lui a donné ce qu’il a de pire dans le triple royaume.
Toi, les dieux d’en haut, Jupiter lui-même, les divinités de l’eau
tu les vaincs, tu les domptes – et celui qui dirige les divinités de l’eau
Pourquoi pas le Tartare ? Pourquoi ne pas révéler le pouvoir de ta mère
et le tien ? Il s’agit de la troisième partie du monde !
Même dans le ciel, quelle est ma patience,
on nous méprise et avec moi diminuent les forces d’amour.
Pallas, tu ne vois pas ? Et la lanceuse de flèches, Diane ?
Comme elles s’éloignent de moi ! La fille de Cérès aussi restera
vierge si nous le supportons ! C'est ce qu’elle espère.
Toi, pour notre règne commun, si cela t'est cher,
unis la déesse à son oncle », dit Vénus. Cupidon ouvre
le carquois ; pour plaire à sa mère entre mille flèches
il en choisit une, aucune n’est plus vive,
aucune moins incertaine, celle qui obéit le mieux à l'arc.
Contre son genou il courbe l'arc flexible,
en plein cœur il frappe, du roseau crochu, Pluton.(trad. Marie Cosnay, Le Livre de Poche, 2017)
Et voici celle de Claudien, aux vers 11-14 du livre II du Rapt de Proserpine :
Se réjouissant de sa ruse et complice d’un si grand vœu,
Vénus va la première et elle mesure en son cœur le rapt à venir,
déjà prête à fléchir le rigide chaos, déjà prêtre à soumettre Pluton
et à mener les Mânes esclaves dans un triomphe grandiose.(traduction modifiée d’après celle de Jean-Louis Charlet, CUF)
L’enlèvement devient désormais quiproquo. Hadès est le premier à paniquer quand il découvre Perséphone dans sa voiture. Mais il est trop tard : ils sont déjà revenus aux Enfers. Perséphone étant ivre morte, il ne sert à rien de parler. Le discours du souverain ne figure donc pas dans l’œuvre dessinée. La version de L’Hymne homérique à Déméter, recomposée et augmentée par Claudien mais absente chez Ovide, figure à la place en citation, dans une traduction libre de droits de Leconte de Lisle, de 1868 :
Quand tu reviendras ici, tu domineras sur tout ce qui vit et se meut, et tu jouiras des plus grands honneurs parmi les immortels ; et le châtiment des hommes iniques sera éternel, s’ils n’apaisent point ton esprit par des victimes, en te sacrifiant selon le rite et en te faisant de légitimes présents.
Elle bénéficie d’un placement stratégique dans le volume 1 exclusivement : au seuil de l’œuvre, juste avant le début du premier épisode, elle attire immédiatement l’attention du lecteur. Claudien, toujours au livre II, accorde pour sa part longuement la parole à Hadès (v. 277-306), qui doit convaincre Perséphone/Proserpine que son enlèvement est la meilleure chose qui pouvait lui arriver :
Cesse de persécuter ton âme, Proserpine, avec de funestes soucis
et des peurs vaines : un sceptre plus puissant te sera donné
Et tu ne supporteras pas les feux d’un mari indigne.
Moi, je suis fils de Saturne à qui la machine du monde
obéit et mon pouvoir s’étend à travers l’immensité du vide.
Ne crois pas le jour perdu : nous avons d’autres astres,
nous avons d’autres orbes, et tu verras une lumière plus pure,
tu admireras plus le soleil des Champs-Élysées
et ses habitants vertueux. Là réside l’âge le plus précieux,
la race d’or et nous conservons toujours ce que ceux d’en-haut
n’ont mérité qu’une fois. Et les douces prairies
ne manquent pas pour toi. Là-bas, sous de meilleurs Zéphyrs,
embaument des fleurs éternelles que n’a pas produites ton Etna.
Sous des lumières opaques, il y a même un arbre très opulent
qui courbe ses brillants rameaux de métal vert.
Je te donne cet arbre consacré, tu obtiendras un automne riche,
et tu t’enrichiras toujours de ses fruits fauves.
Mais c’est là dire peu de choses : tout ce qu’embrasse l’air liquide,
tout ce que la terre nourrit, tout ce que la plaine de la mer balaie,
ce que les fleuves ont roulé, ce que les marais ont nourri,
absolument tous les êtres vivants céderont de la même manière à ta souveraineté,
soumis à la sphère lunaire, ce septième cercle qui entoure les airs
et sépare les choses mortelles des astres éternels.
Sous tes pieds viendront les rois vêtus de pourpre,
dépouillés de leur luxe, mêlés à la foule misérable
(la mort égalise tout). Toi, tu condamneras les coupables,
tu porteras le repos aux justes ; toi juge,
les criminels seront forcés d’avouer les fautes commises en leur vie.
Reçois avec le torrent du Léthé les Parques comme servantes :
que le destin soit tout ce que tu veux. »(traduction modifiée d’après celle de Jean-Louis Charlet)
Dans toutes les versions antérieures, le discours du souverain des Enfers sert à convaincre Perséphone des bienfaits de son enlèvement. Il insiste bien sur la légitimité de leur union, validée par la bénédiction du père de la jeune fille, sur la grandeur de son lignage et sur la nouvelle puissance qu’elle obtiendra : de déesse mineure, elle deviendra reine ! Dans la perspective grecque, elle tirera sa puissance de la position de son mari dans la société. La promesse est simple : aime-moi et je t’offre le pouvoir. Rachel Smythe s’écarte de ce principe en supprimant les discours et en présentant Hadès comme un homme à qui l’amour fait perdre sa faconde et qui est plus agacé qu’enchanté par la situation. Il ne cherche en effet nullement à profiter de l’état de Perséphone : il la dépose dans une chambre, la borde et lui promet de la ramener chez elle le lendemain (on sent poindre la représentation de « l’homme idéal » : il a le pouvoir, la force et l’occasion de profiter d’une jeune fille mais il ne le fait pas, et c’est à mettre en relation avec la présentation de la « famille idéale » à la fin de la série). Le réveil de Proserpine/Perséphone prend à nouveau le contre-pied de la représentation traditionnelle. Si Ovide et Claudien évoquent l’effroi de la déesse lors de son rapt, ils ne traitent pas de ses sentiments une fois qu’elle est faite prisonnière des Enfers. Cela est flagrant dans le De Raptu : Proserpine n’apparaît caractérisée que par les actions qu’elle subit en tant que « récompense » pour Hadès, jamais par ce qu’elle ressent alors même que la nuit de noces approche, qu’elle est le centre des festivités et qu’une cour inconnue se presse autour d’elle. En revanche, dans Lore Olympus, Rachel Smythe s’éloigne de ce point de vue masculin et s’attache aux sentiments et aux réactions de son héroïne. Ainsi, dans la maison luxueuse d’Hadès, Perséphone n’a pas peur ; tout au contraire, elle est véritablement fascinée par la richesse et la beauté des lieux. Elle erre symboliquement dans les ténèbres mais apprécie l’obscurité. Ce qui pourrait s’avérer un grave accident survient alors : Cerbère, chien de garde des Enfers et de la maison de son maître, la menace. Hadès intervient en toute hâte. C’est inutile : Perséphone a dompté la bête avec une facilité déconcertante.
La personnalité de la déesse transparaît ici. Elle le dit elle-même : « je suis naïve mais pas stupide ». Naïve car ayant grandi en marge de la société, uniquement aux côtés de sa mère, elle ne maîtrise pas tous les codes sociaux qui régissent l’Olympe. Elle a effectivement vécu loin des dieux, dans le monde des mortels. Mais elle n’est certainement pas stupide : elle sait comment réagir en cas de danger et mieux, sait utiliser à profit cette image d’ingénue pour manipuler si besoin plus puissant qu’elle. Ainsi dupe-t-elle Hadès dans le deuxième tome (épisode 43 : « le pari ») lors d’une partie d’échecs, en faisant croire qu’elle est une débutante : elle le distrait en parlant de sa relation avec sa mère (« Ma mère dit que je dois apprendre à me débrouiller. Et elle a raison. Qu’on soit d’accord, je l’aime beaucoup. Et c’est terrifiant de vivre loin d’elle. Mais j’ai hâte d’exister par moi-même. Je ne veux pas être connue que comme la fille de Déméter. Je veux être Perséphone. », texte réparti sur 5 cases) ; et l’autrice elle-même dupe les lecteurs par l’alternance de gros plans sur la main tenant une pièce du jeu et sur le visage angélique de la jeune fille (accentué graphiquement par des éclats lumineux, un code graphique traditionnel mais détourné ici pour montrer qu’elle joue un rôle, celui de la jeune fille amourachée et naïve), empêchant ainsi de visualiser l’ensemble du plateau et, en réalité, la domination progressive du jeu par Coré/Perséphone. Aussi bien Hadès que les lecteurs sont stupéfaits par la rapidité d’enchaînement entre l’affirmation de sa volonté d’existence et sa victoire sans appel sur son adversaire : « Je veux être Perséphone. Échec et mat. » (2 cases successives). Après deux cases montrant la sidération d’Hadès qui en bredouille sa réplique, Perséphone peut aussi faire « échec et mat » par les mots : « Ça t’apprendra à me sous-estimer !!! » Certes, a posteriori on comprend que, deux planches avant, juste après avoir répondu à Hadès qu’elle n’avait pas besoin qu’il lui explique les règles, le gros plan sur le bas du visage de Proserpine avec un sourire malicieux était déjà l’indice que ce serait elle la maîtresse du jeu… et qu’elle avait bien l’intention de donner une leçon à cet homme trop sûr de lui parce qu’il « joue souvent ». Cet épisode parmi d’autres montre que Perséphone ne correspond clairement pas à l’archétype de « la demoiselle en détresse » ni à celui de « l’offrande » des textes antiques.
La première véritable rencontre se produit donc à l’épisode 7 (« Un gentil toutou », le titre désignant ici Cerbère). Pour la première fois, ils discutent et il ne s’agit pas d’une passion à sens unique. Chacun est attiré par l’autre, attirance expliquée car chacun comprend « la mélancolie » de l’autre. Cette mélancolie se traduit chez Perséphone par l’étouffement qu’elle ressent ; chez Hadès, par sa dépression et sa faible estime de soi (alimentée par les traumatismes que lui a infligés Cronos, en partie par la jalousie de Zeus et par la relation toxique qu’il entretient avec la nymphe Menthé). Le jour se lève et ainsi prend fin « l’enlèvement ». Hadès raccompagne Perséphone chez elle et mieux encore, c’est elle qui conduit cette fois-ci le « char infernal ».
La dimension socio-historique du mythe a donc été entièrement remplacée par une norme moderne. Il ne reflète plus le mariage forcé d’une jeune fille offerte par son père et qui n’a pas son mot à dire. C’est désormais l’histoire d’une femme et d’un homme qui vont apprendre à s’aimer en comprenant leurs blessures respectives. Les relations hommes-femmes sont le cœur de cette réécriture. Comment les sexes peuvent-ils et doivent-ils interagir ? Quels sont les dangers posés par certains individus ? Comment les éviter ? Comment construire une relation équilibrée et saine ? Cette dernière question nous semble centrale dans le deuxième tome de Lore Olympus où Hadès, comprenant la différence d’âge majeure (« 2 000 ans et quelques » pour lui mais « 19 ans » pour Perséphone) et son statut hiérarchiquement supérieur, refuse de pousser plus loin le flirt léger qu’ils ont entamé. Comment être sûr, en effet, que son autorité ne fasse pas pression sur Perséphone et sur son consentement ? Les paroles de Héra le hantent : « Elle est jeune, elle n’osera pas dire non. » Dernier argument pour interdire leur relation : il se persuade qu’elle ne peut pas s’intéresser à lui. Il préfère couper court à leur relation et se contenter de la protéger en secret afin qu’elle reste libre de trouver sa voie. Ainsi torture-t-il le paparazzi qui a pris une photo d’eux et les a mis à la une des journaux people. Cet événement mérite d’ailleurs l’attention car, comme le souligne Hécate, l’interprétation qu’on en fait est à deux niveaux : « Ça ne t’affecte pas de la même façon, toi… Au pire, on te félicitera à la machine à café. Mais Perséphone pourrait perdre sa bourse… » ; on reconnaît ici, par l’ironique « au pire… on te félicitera » une situation dénoncée par les féministes : Hécate rappelle un discours longtemps valorisant pour le « bourreau des cœurs » qui a du succès auprès de la gent féminine, et au contraire un discours éminemment dépréciatif pour la femme qui aurait un amant (voire plusieurs), alors perçue comme une dévergondée au minimum voire une prostituée. Coré, puisque tel est le nom premier de Perséphone/Proserpine, qui définit aussi le statut qu’elle doit conserver (celui de « jeune fille »), a effectivement reçu une bourse de la fondation « Déesses de la Virginité Éternelle », présidée par Hestia. Le titre du tabloïd qui a mis en une le couple (qui n’en est pas encore un) prouve que tout peut basculer vers le drame pour la jeune fille : « Elle couche pour réussir ! » et le sous-titre n’est pas en reste : « Qui est la coquine qui fricote pour intriguer auprès de la famille royale ? »
Héra est l’une des voix féministes de cette réécriture. Elle s’oppose à son mari, supposément « corrompu » d’après Déméter, assurément patriarcal d’après nous. Quand Zeus se montre favorable à une relation entre Hadès et Perséphone car son frère mérite bien « une jolie chose en récompense », Héra intervient en utilisant les mots de son mari : « Elle n’est pas ‘une jolie chose’, c’est une femme. Elle n’est pas née pour servir de jouet à ton frère. » (épisode 20 : « La récompense »). Cette conversation se termine d’ailleurs par une menace physique qui n’est pas sans rappeler certains passages des textes antiques où le roi des dieux conseille à sa femme de ne pas abuser de sa liberté de parole, comme au chant XV de l’Iliade (v. 14 24). Héra n’est cependant pas fermée à la possibilité d’une telle relation. Elle veut seulement que cela repose sur des bases saines. Elle intrigue donc pour envoyer Perséphone « en stage » aux Enfers et tester le comportement d’Hadès.
Les relations hommes-femmes sont marquées par le parcours en chiasme d’Hadès et d’Apollon autour de Perséphone. Du côté d’Hadès, tant les circonstances de la rencontre que sa mauvaise réputation sont propices à un viol mais le dieu se montre respectueux et bienveillant, rien ne se passe. Du côté d’Apollon, tant les circonstances de la rencontre (l’environnement sécurisant de la maison de Perséphone, le fait qu’Apollon soit le frère de son amie) que sa bonne réputation (il est beau, solaire, aimé de tous) laissent imaginer une bonne entente. Ce chiasme souligne le danger des apparences. L’autrice de Lore Olympus revendique le fait d’avoir associé le viol de Perséphone non à Hadès mais à Apollon :
Apollon est considéré comme l’enfant chéri de la mythologie grecque. […] Ses qualités sont davantage mises en lumière au détriment de la complexité et de la profondeur du personnage. Quand j’ai commencé l’écriture de Lore Olympus, je voulais montrer que les agresseurs – et les agressions – ne sont pas toujours là où on les attend. Il existe des gens dans notre monde qui, tel Apollon, sont perçus comme des êtres d’exception, mais se révèlent néanmoins auteurs de violences[3].
Plus intéressant encore est le déni dont peuvent faire preuve les gens qui entourent ces personnages charismatiques. Par exemple, Artémis, pourtant présentée comme féministe, ne semble pas remarquer le comportement problématique de son frère avec sa colocataire. Si elle réagit à certaines remarques, notamment une réplique machiste d’Apollon qui lui ordonne de se couvrir plus parce qu’il voit son nombril, elle ne semble pas mettre en lien ce genre d’interventions avec le système de pensées qu’elle laisse deviner. Apollon fait d’emblée mauvaise impression à Perséphone, malgré le bien que l’on dit de lui. Il multiplie les contacts entre eux et les occasions de la voir seule à seul. Dans une page effrayante où la case s’étend sur toute la page, il la rejoint dans sa chambre quand tout le monde dort pour parvenir à ses fins. La planche, par sa composition, son jeu sur les couleurs et sur la perspective, annonce déjà la « pénétration » du personnage masculin sombre (paradoxalement Apollon) dans l’interstice lumineux (tout aussi paradoxal pour la future reine des Enfers). Apollon a parfaitement compris les failles de Perséphone et si celle-ci accepte dans un premier temps de coucher avec lui car elle souhaite faire un choix par elle-même pour s’émanciper de sa mère, elle comprend vite que la sexualité qu’il lui propose n’est pas du tout ce qu’elle croyait et lui demande d’arrêter. Apollon ne l’écoutera pas et pire encore, ne comprendra même pas ce qu’il a fait de mal. Étape ultime dans la réification de sa partenaire, il prend des photos d’elle dénudée, ce qui permettra de dénoncer par des éléments narratifs ultérieurs la situation ultracontemporaine, que des lectrices pourraient subir, du chantage à la sextape sur des réseaux sociaux. Perséphone, en état de choc, ne reprendra ses esprits que progressivement, après son départ. Durant le viol, elle aura été tétanisée et le dessin représente symboliquement cette paralysie en montrant Perséphone enfermée dans son corps, enfermée dans une orangerie d’où elle ne peut que regarder le monde. La réplique finale du dieu enfonce le clou : « Et n’oublie pas, ça reste entre toi et moi. T’es à moi, ok ? ». Ignorant tout de la sexualité à cause de son éducation étouffante, elle ignore aussi si ce qu’elle a vécu est normal ou non. Elle n’osera en parler à personne mais se tournera vers la seule personne en qui elle a confiance, Hadès, pour ne pas sombrer, après le drame. Il s’agit de l’épisode 26 où les personnages vont se comprendre et se réconforter mutuellement. Le chiasme se poursuit dans le deuxième tome : si Hadès fait tout pour l’éviter et qu’elle s’émancipe (ce qui constitue une preuve de respect), Apollon la harcèle et fait tout pour l’enfermer.
L’intérêt de la réécriture consiste donc à inverser les rôles traditionnels : Hadès repousse Perséphone, Perséphone fait à chaque fois le premier pas. Il devient une figure masculine positive, nullement responsable du rapt, qui n’est d’ailleurs plus réellement un enlèvement. Perséphone devient une figure féminine beaucoup plus forte. Une question demeure : pourquoi sublimer Hadès et ne pas en faire l’un des personnages odieux de la mythologie ? Pourquoi « romantiser » une histoire d’enlèvement et de mariage forcé ? Son comportement envers Perséphone n’est finalement pas si différent de celui des autres dieux. Alors, pourquoi, quand les agissements des divinités sont dénoncés par des réécritures féministes, Hadès reste-t-il un personnage positif, comme il l’était à l’époque antique, bien que pour des raisons différentes ? S’agit-il d’un attrait pour un personnage incompris ? D’empathie en raison de ses motivations : généralement le poids de la solitude plutôt qu’un désir libidineux ? D’une perception erronée qui ferait d’Hadès le « moins pire » des dieux car il n’accumule pas les adultères ? D’ironie malicieuse : le dieu le plus redouté serait en fin de compte le moins dangereux ? Si cette dernière raison nous paraît valable pour Lore Olympus, orienté vers le genre de la Romance, sa présence dans d’autres œuvres nous semble plus problématique. Dans la réécriture de Scarlett St Clair, A touch of darkness, qu’Émilie Druilhe analyse dans un article de la REA, on retrouve une mythologie modernisée mais avec Hadès qui enlève véritablement Perséphone et entre deux élans de tendresse, qui se montre possessif et agressif envers elle. Et pourtant, elle tombe tout de même amoureuse de lui… Certaines réécritures proposent donc une vision problématique des relations hommes-femmes et ce sont généralement celles appartenant pleinement au genre de la Dark Romance[4]. Ce que n’est pas le cas de Lore Olympus : Romance certes mais plus Pink and blue.
Si certains lecteurs sont peut-être peu sensibles à l’histoire d’amour adolescente et agacés par le rythme très lent du scénario ou par l’organisation de la planche dans sa transposition papier, d’autres apprécient la diversité des figures mythologiques qui traversent les volumes et les nombreux récits mythologiques, tantôt développés sur plusieurs planches, tantôt limités à une allusion textuelle ou graphique ; pour d’autres lecteurs ou lectrices encore, c’est le graphisme original et le jeu sur les couleurs qui ont généré une adhésion à l’œuvre dans son intégralité, voire la forme même de lecture verticale perçue comme très dynamique du webtoon. Citons plus précisément, parmi les passages mêlant univers antique et monde contemporain qui sont particulièrement réussis, les huit planches racontant une réunion en visioconférence des Olympiens, initiée par Zeus, dans l’épisode 135 « Micro coupé ». On y retrouve l’intégration de détails bien connus des lecteurs : la participante (ici Artémis) qui a son micro qui ne marche pas (« Tu as regardé dans les préférences », lui conseille Zeus, « Ou dans les réglages ? », d’ajouter Aphrodite), celui dont on se demande s’il a bien enfilé un pantalon et non juste un haut en jouant sur le cadrage de sa caméra (Poséidon), celui qui a un fond d’écran pour se faire remarquer (Hermès, avec un énorme chat) ou celle qui fait passer un message très clair à son mari (Héra, avec son tee-shirt où est ostensiblement écrit « I’m with STUPID ») ou le participant qui a choisi un pseudo peu subtil mais bien visible à côté de l’icône du micro (à savoir Arès, en costume de général, qui a donc opté pour « Gros Missile »…), la participante qui ne peut pas se séparer de son animal de compagnie (Athéna et sa chouette sur l’épaule) ou encore l’adepte du « multi-écrans » (à savoir Aphrodite), qui fait ostensiblement autre chose sur son portable pendant la réunion.
Le format feuilletonnant du webtoon sous sa forme numérique native n’est pas tenu par la contrainte historique du coût du papier qui peut amener l’éditeur à poser une limite, mais repose sur l’objectif actuel de générer le plus de « vues » et de « likes » possibles. Cela amène une dilution regrettable de l’intrigue sur des années (et des pages et des pages dans la version papier…), comme un soap opera télévisuel qui aurait gagné à s’en tenir à une ou deux saisons sans aller jusqu’à la vingtième en tirant au maximum le fil. Toutefois, outre les éléments mentionnés plus haut, on peut aussi apprécier quelques partis pris originaux, comme la représentation d’Héra, qui a un vrai rôle ne se limitant pas à celui de la mégère trompée… et son personnage est d’ailleurs plus intéressant que celui de Zeus ! On pourra apprécier aussi l’effort qui est fait, dans l’épisode 40 intitulé « Cache-cache », pour intégrer du grec ancien, avec accents (certes parfois aigus à tort en fin de mot) et esprits, et non par facilité du grec moderne, comme on le trouve assez souvent. C’est d’abord le cas lorsque Hadès, en tant que roi des Enfers, appelle près de lui les âmes du Tartare qui attaquent Perséphone, par le biais de l’impératif Συγκαλεῖσθε (du verbe signifiant « appeler en même temps ; convoquer »), ce qui montre son grand pouvoir (il est celui qui parle une « autre langue » pour les lecteurs) ; puis lorsqu’il s’adresse à la jeune fille après l’avoir sauvée, en s’excusant de l’avoir mise en danger parce qu’il serait un roi qui porte malheur (« Εἰμί βασιλεύς ἀπαίσιος »), avec l’adjectif ἀπαίσιος, -ος, ον signifiant « sous de funestes auspices », selon le Bailly. Il y a alors comme une vérité supérieure dans la confession du personnage et de son mal-être par le biais de son expression en grec.
Pour cette chronique, nous avons collaboré avec Maxime Avril, étudiant de M1 recherche LiLAC à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour en 2023-2024, qui a rédigé un mémoire de recherche sur Les Emprunts du latin au grec dans le livre II du poème De Raptu Proserpinae de Claudien (2024). Les traductions modifiées et les recherches intertextuelles sur le corpus d’Ovide et de Claudien sont entièrement le fruit de son travail, ainsi que la majeure partie du reste du texte analysant les liens entre la BD et les œuvres antiques.
Pour les illustrations en anglais : Rachel Smythe, Lore Olympus © Lore Olympus © Rachel Smythe and WEBTOON Entertainment Inc. All rights reserved.
[1] Cette même maison d’édition a lancé depuis fin juin 2024, en version papier et numérique, un magazine au titre très clair sur son contenu, New Romance, avec des nouvelles relevant du genre éponyme et une cible bien identifiée, les femmes de moins de 35 ans, pour un marché jugé porteur, même pour la presse papier pourtant à la peine depuis quelques années ; le doublement des ventes des romans de ce type en 2023 n’y est pas pour rien, de même que le succès phénoménal et mondial de Lore Olympus.
[2] Tiphaine A. Besnard et al., Qui es-tu, Apollon ? De l’Antiquité à la culture pop, Oissel-sur-Seine, Octopus éditions, 2023, p. 252.
[3] Tiphaine A. Besnard et al., Qui es-tu, Apollon ? De l’Antiquité à la culture pop, op. cit., p. 251.
[4] Une romance mettant en avant des thématiques moralement ambiguës comme l’enlèvement, la séquestration et le viol. Ce genre a connu un essor phénoménal grâce aux réseaux sociaux. Il pose deux problèmes. Le premier réside dans son contenu : la représentation régressive de la femme entièrement soumise au désir masculin et qui apprécie cette situation et la glorification de comportements illégaux. Le second tient au lectorat : en raison du succès numérique, les éditeurs publient de plus en plus ce type d’œuvres sans tenir compte de l’âge du lectorat. Les réseaux sociaux et la politique d’édition font donc des adolescents et adolescentes les principaux lecteurs et ceux-ci, en l’absence d’autres modèles, peuvent prendre exemple sur ces comportements : les commettre, les subir et les intérioriser comme normaux dans le cadre d’une relation.