Antiquité et imaginaire — Un péplum lovecraftien

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Que se passe-t-il lorsque l’on tente de greffer une intrigue à la Lovecraft sur le récit du nostos d’une légion romaine perdue dans les déserts glacés et rocailleux de l’Orient parthe ? C’est ce qu’a essayé d’imaginer Tristan Lhomme dans sa novellaRevoir Rome.

Tout commence par un événement historique que racontent tous les manuels d’histoire romaine : la défaite humiliante de Crassus en 53 avant J.-C. face aux Parthes. L’introduction de la novella va droit au but : « Les Parthes exécutent Crassus, mais épargnent ses soldats, à condition qu’ils acceptent de servir aux confins orientaux de leur empire. Quelques mois plus tard, une partie de ces troupes se mutine et entreprend de rejoindre Rome, via l’Inde… »

C’est sur ces mots que commence le récit à la troisième personne qui embrasse le point de vue d’un légionnaire nommé Decimus. Il est entouré d’amis : Quintus, le campagnard pourvu d’un solide esprit pratique, Tullius, le petit maigrichon qui sait se dissimuler dans l’ombre quand il le faut et Marcus Servius, le prêtre flamine aristocrate athée qui trouve la foi dans l’épreuve du voyage. Dirigée par un reliquat d’état-major, le tribun Pomponius et le centurion Statius, la légion — ou plutôt ce qu’il en reste — est affamée et risque à très court terme de mourir d’épuisement si elle ne trouve pas de quoi s’abriter et se restaurer. C’est alors que les éclaireurs trouvent un village où Marcus et Decimus apprennent que la troupe peut emprunter deux chemins : un chemin long et très probablement mortel car les soldats n’atteindront pas l’Inde par là avant l’hiver, et un autre chemin, bien plus court, mais qui passe par « le pays des Morts », morts avec lesquels il faudra négocier pour passer sains et saufs. Le tribun Pomponius choisit la voie la plus courte et refuse de négocier avec un étrange homme voilé et vêtu de noir qui se nomme Charon. La légion s’enfonce au pays des Morts et commence une longue descente aux enfers digne d’un cauchemar lovecraftien…

En effet, l’originalité de ce récit réside dans la greffe, particulièrement horrifique, entre l’univers impitoyable de l’armée romaine et l’horreur du mythe de Cthulhu. Le lecteur est d’abord entraîné dans un quotidien très dur, fait de marches forcées, de réquisitions, de massacres et de conditions de vie alliant faim, froid, maladies et blessures. Mais ce quotidien déjà très violent glisse peu à peu dans un cauchemar où s’enchaînent les paysages désolés, les charniers, une ville cyclopéenne aux bâtiments mystérieux couverts d’inscriptions étranges, des créatures horrifiques et des cultistes impitoyables rongés par la folie. Or ce glissement s’effectue assez lentement, dans un enchaînement tragique de circonstances où il n’existe aucune bonne solution.

Cette habileté dans l’art du récit n’a rien d’étonnant : Tristan Lhomme est un auteur de jeu de rôle prolifique et il exerce ses talents de traduction dans de nombreux domaines. Il est entre autres connu pour avoir écrit de très nombreux scénarios de jeu se déroulant dans l’univers de L’Appel de Cthulhu, le jeu de rôle tiré des œuvres de H. P. Lovecraft. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il est également féru d’histoire, et notamment d’histoire romaine. Ainsi, sa peinture de l’armée romaine sonne très juste, toute servie qu’elle est par un style qui va droit au but, vif, parfois soldatesque lorsque les personnages dialoguent et, pour tout dire, naturel. On se prend avec lui à rêver à ce que ne mentionnent pas les traités d’histoire romaine : le prestige de l’armée romaine mais aussi ses pratiques moins avouables comme les réquisitions de vivres dans les contrées traversées, les conditions de vie terribles des légionnaires en déroute, le rôle central des langues dans la rencontre avec l’altérité et notamment du grec en tant que langue internationale de communication en Orient. Tous ces détails servent une intrigue fluide qui nous entraîne insensiblement de la rêverie antique au cauchemar lovecraftien. À consommer, donc… sans modération.

I. P.

Revoir Rome, de Tristan Lhomme (Le Carnoplaste), 44 pages, 7,50 euros

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