Chroniques anachroniques – Dura lex, sed lex

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À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

L’hommage national du mercredi 14 février 2024 place Vendôme rendu à Robert Badinter a rappelé de l’avocat et de l’ancien ministre les qualités, rares, d’intransigeance, de rectitude et de combativité, qui convergent vers un idéal de la cité. Comment ne pas rapprocher ce grand homme de la figure incontournable de Cicéron (106-43 av. notre ère) totalement voué à ses fonctions et ses devoirs ?

Μάλιστα γὰρ οὗτος ὁ ἀνὴρ ἐπέδειξε Ῥωμαίοις, ὅσον ἡδονῆς λόγος τῷ καλῷ προστίθησι, καὶ ὅτι τὸ δίκαιον ἀήττητόν ἐστιν, ἂν ὀρθῶς λέγηται, καὶ δεῖ τὸν ἐμμελῶς πολιτευόμενον ἀεὶ τῷ μὲν ἔργῳ τὸ καλὸν ἀντὶ τοῦ κολακεύοντος αἱρεῖσθαι, τῷ δὲ λόγῳ τὸ λυποῦν ἀφαιρεῖν τοῦ συμφέροντος. δεῖγμα δ´ αὐτοῦ τῆς περὶ τὸν λόγον χάριτος καὶ τὸ παρὰ τὰς θέας ἐν τῇ ὑπατείᾳ γενόμενον. τῶν γὰρ ἱππικῶν πρότερον ἐν τοῖς θεάτροις ἀναμεμειγμένων τοῖς πολλοῖς καὶ μετὰ τοῦ δήμου θεωμένων ὡς ἔτυχε, πρῶτος διέκρινεν ἐπὶ τιμῇ τοὺς ἱππέας ἀπὸ τῶν ἄλλων πολιτῶν Μᾶρκος Ὄθων στρατηγῶν, καὶ κατένειμεν ἰδίαν ἐκείνοις θέαν, ἣν ἔτι καὶ νῦν ἐξαίρετον ἔχουσι. τοῦτο πρὸς ἀτιμίαν ὁ δῆμος ἔλαβε, καὶ φανέντος ἐν τῷ θεάτρῳ τοῦ Ὄθωνος ἐφυβρίζων ἐσύριττεν, οἱ δ´ ἱππεῖς ὑπέλαβον κρότῳ τὸν ἄνδρα λαμπρῶς? αὖθις δ´ ὁ δῆμος ἐπέτεινε τὸν συριγμόν, εἶτ´ ἐκεῖνοι τὸν κρότον. ἐκ δὲ τούτου τραπόμενοι πρὸς ἀλλήλους ἐχρῶντο λοιδορίαις, καὶ τὸ θέατρον ἀκοσμία κατεῖχεν. ἐπεὶ δ´ ὁ Κικέρων ἧκε πυθόμενος, καὶ τὸν δῆμον ἐκκαλέσας πρὸς τὸ τῆς Ἐνυοῦς ἱερὸν ἐπετίμησε καὶ παρῄνεσεν, ἀπελθόντες εἰς τὸ θέατρον αὖθις ἐκρότουν τὸν Ὄθωνα λαμπρῶς, καὶ πρὸς τοὺς ἱππέας ἅμιλλαν ἐποιοῦντο περὶ τιμῶν καὶ δόξης τοῦ ἀνδρός.

Nul autre que Cicéron ne fit mieux sentir aux Romains combien l’éloquence ajoute d’attrait à ce qui est moralement beau, et ne leur montra que la justice est invincible quand elle trouve un exact interprète et que, pour gouverner droitement, il faut toujours dans ses actes préférer ce qui est beau à ce qui flatte, mais dans ses discours écarter ce que l’utile peut avoir de désagréable. Une autre preuve de la séduction de son éloquence est celle qu’il donna sous son consulat à propos des spectacles. Jusqu’alors les chevaliers, au théâtre, avaient été mêlés à la foule et prenaient place au hasard dans les rangs du peuple pour assister aux représentations. Le premier, Marcus Otho, étant préteur, sépara de la masse des citoyens les chevaliers pour leur faire honneur, et leur assigna une place particulière, qu’on leur réserve encore aujourd’hui. Le peuple considéra cette mesure comme un affront, et, quand Otho parut au théâtre, il fut injurié et sifflé. Les chevaliers au contraire l’accueillirent et l’applaudirent avec enthousiasme. Le peuple siffla de plus belle ; les chevaliers, de leur côté, redoublèrent leurs applaudissements. Puis, se tournant les uns contre les autres, ils s’insultèrent mutuellement et le théâtre fut en proie au désordre. Cicéron, informé de l’incident, arriva ; il appela le peuple à le suivre au sanctuaire de Bellone, où il le réprimanda et l’admonesta. Après quoi, le peuple, retournant au théâtre, applaudit bruyamment Otho et rivalisa avec les chevaliers pour lui marquer estime et honneur.

Plutarque, Vies, tome XII, Cicéron, 13,
texte établi et traduit par R. Flacelière et É. Chambry,
Paris, les Belles Lettres, 1976

La production abondante et variée conservée par la tradition ainsi que le paradigme de langue classique qu’il incarne depuis l’Antiquité ont occulté la haute valeur morale et le sens civique profond de l’orateur Cicéron. Il nous suffira d’en relater quelques exemples particulièrement marquants. En 70 av. notre ère, l’homme d’Arpinum s’est fait connaître à 36 ans dans le fameux procès contre Verrès : ce dernier accusé de concussion, de prévarication et de vol dans l’exercice même de ses fonctions de propréteur, Cicéron s’est livré à un véritable travail de juriste méticuleux, rigoureux et acharné, d’une façon exemplaire. Lors de son consulat de 63, Cicéron n’a pas reculé devant les audaces ambitieuses de Catilina qui voulait renverser la République. Il déjoue et réprime dans le sang cette conjuration, sauvant la patrie (d’où son titre de Pater Patriae). Au titre des lois, citons la Lex Tullia de Ambitu la même année : dans un monde politique romain qui tient plutôt de la mafia, il fait passer une loi contre les candidats corrupteurs et leurs agents, au prix de sa vie qui l’oblige, pour présider les comices, à porter une cuirasse sous sa toge. Dans les écrits théoriques, Cicéron a pris position, parmi les différents régimes politiques qu’il passe méthodiquement en revue, pour un régime mixte avec un équilibre entre les trois formes de gouvernements, solution qui rend moins faciles les dérives qui apparaissent lorsque l’on s’affranchit des limites fixées par les lois. C’est un texte fondamental qui a abondamment inspiré toutes les réflexions de philosophie politique du XVIIIe s., notamment Montesquieu. Et jusqu’à la fin de sa vie, alors que le vieux sénateur comprend que la République de ses rêves est morte, il s’attaque violemment à Marc-Antoine, qu’il considère comme un danger pour l’État. Son engagement sans compromis lui coûta la vie.

Notre République est plus reconnaissante envers les Grands Hommes.

 

Christelle Laizé et Philippe Guisard

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