Au mois d’avril dernier s’éteignait, dans le nord de l’Italie, la doyenne de l’humanité, Emma Morano, à l’âge de 117 ans. C’était l’une des dernières personnes nées au XIXe siècle et dont la longévité avait ainsi couvert trois siècles, bien qu’elle n’ait pas atteint l’âge record de la légendaire Jeanne Calment, décédée à 122 ans, il y a vingt ans.
Face à notre époque éprise de jeunisme, quelle était la vision, les attentes, les espoirs, la philosophie à l’égard de la vieillesse et du grand âge en un temps de forte mortalité ? En matière d’âge, s’agit-il de maturité, de décadence ou de métamorphose ? Laissons parler Ovide.
Dans les Métamorphoses précisément, livre XIV, Énée se rend aux Enfers, guidé par la Sibylle de Cumes, qui lui évoque son destin singulier.
Has ubi praeteriit et Parthenopeia dextra Moenia deseruit, laeua de parte canori Aeolidae tumulum et, loca feta palustribus uluis, Litora Cumarum uiuacisque antra Sibyllae Intrat et, ut manes adeat per Auerna paternos Orat ; at illa diu uultum tellure moratum Erexit tandemque deo furibunda recepto : « Magna petis, » dixit, « uir factis maxime, cuius Dextera per ferrum, pietas spectata per ignes. Pone tamen, Troiane, metum : potiere petitis Elysiasque domos et regna nouissima mundi Me duce cognosces simulacraque cara parentis ; Inuia uirtuti nulla est uia. » dixit et auro Fulgentem ramum in silua Iunonis Auernae Monstrauit iussitque suo diuellere trunco. Paruit Aeneas et formidabilis Orci Vidit opes atauosque suos umbramque senilem Magnanimi Anchisae ; didicit quoque iura locorum, Quaeque nouis essent adeunda pericula bellis. Inde ferens lassos auerso tramite passus, Cum duce Cumaea mollit sermone laborem. Dumque iter horrendum per opaca crepuscula carpit : « Seu dea tu praesens, seu dis gratissima, » dixit, « Numinis instar eris semper mihi, meque fatebor Muneris esse tui, quae me loca mortis adire, Quae loca me uisae uoluisti euadere mortis ; Pro quibus aerias meritis euectus ad auras Templa tibi statuam, tribuam tibi turis honores. » Respicit hunc uates et suspiratibus haustis : « Nec dea sum, » dixit « nec sacri turis honore Humanum dignare caput ; neu nescius erres, Lux aeterna mihi carituraque fine dabatur, Si mea uirginitas Phoebo patuisset amanti. Dum tamen hanc sperat, dum praecorrumpere donis Me cupit, « elige, » ait « uirgo Cumaea, quid optes ; Optatis potiere tuis. » Ego pulueris hausti Ostendi cumulum ; quot haberet corpora puluis, Tot mihi natales contingere uana rogaui ; Excidit, ut peterem iuuenes quoque protinus annos. Hos tamen ille mihi dabat aeternamque iuuentam, Si Venerem paterer ; contempto munere Phoebi Innuba permaneo ; sed iam felicior aetas Terga dedit, tremuloque gradu uenit aegra senectus, Quae patienda diu est ; nam iam mihi saecula septem Acta uides ; superest, numeros ut pulueris aequem, Ter centum messes, ter centum musta uidere. Tempus erit, cum de tanto me corpore paruam Longa dies faciet, consumptaque membra senecta Ad minimum redigentur onus ; nec amata uidebor Nec placuisse deo, Phoebus quoque forsitan ipse Vel non cognoscet, uel dilexisse negabit ; Vsque adeo mutata ferar ; nullique uidenda, Voce tamen noscar ; uocem mihi fata relinquent. » |
L’île aux singes doublée, Énée, laissant à droite Parthénope, à bâbord le tombeau de Misène, Trompette fils d’Éole, et d’infects marécages, À Cumes va prier la Sibylle en sa grotte De le laisser franchir l’Averne et visiter Les mânes de son père. Elle fixe longtemps La terre, en lève l’œil, en transe, et lui répond : C’est un grand bienfait, grand héros dont la guerre A illustré le bras, l’incendie la piété, Mais n’aie crainte, Troyen, je t’exauce et t’emmène Dans les Champs Élysées, règne ultime du monde, De ton père chéri rencontrer le fantôme. À cœur vaillant tout chemin s’ouvre ! Et lui montrant Dans le bois consacré à Junon d’En-Bas Un rameau d’or brillant, elle veut qu’il le cueille. Il obéit, et voit du terrifique Orcus Les biens, voit ses aïeux, l’ombre de son vieux père Le magnanime Anchise, apprend les lois d’En-Bas, Les périls qu’il courra dans les guerres futures, Puis, épuisé, repart, guidé dans le sentier Par elle, et, lui parlant, trompe sa lassitude. Suivant l’affreux chemin dans un noir crépuscule, Il lui dit : Vraie déesse ou simple aimée des dieux, Je te tiens pour divine et narrerai toujours Quel présent tu me fis en daignant me conduire Voir le pays des morts et en m’en ramenant. Pour de si grands bienfaits, revenu à l’air libre, Je bâtirai un temple et t’y encenserai ! Se retournant, elle soupire et lui répond : Je suis une mortelle et non une déesse, Indigne de l’encens sacré. Connais-moi mieux. J’eusse vécu sans fin et pour l’éternité, En m’offrant, vierge encor, aux désirs de Phébus. L’espérant, et voulant par des dons me corrompre, Vierge de Cumes, me dit-il, choisis ton vœu, Il sera exaucé. Sottement, je ramasse Une poignée de sable et lui demande à vivre Autant d’années qu’elle contient de grains de sable, Mais oublie d’ajouter : des années de jeunesse. La jeunesse éternelle, il la propose en plus, Si nous faisons l’amour. Je décline son offre, Et reste vierge. Hélas, aujourd’hui l’âge heureux M’a fuie, d’un pas tremblant me vint l’aigre vieillesse, Et j’en ai pour longtemps. Telle que tu me vois, J’ai sept siècles de vie, et j’ai, en grains de sable, Encor à voir trois cents moissons, trois cents vendanges ! À vivre si longtemps, ma haute taille un jour Raccourcira, mon corps rongé par la vieillesse Ne pèsera plus rien, et qui croira qu’un dieu M’aima, que je lui plus ? Qui sait, Phébus lui-même M’ignorera, ou bien niera m’avoir chérie, Tant que je serai changée, puis nul ne me verra, Vouée par des destins à n’être plus qu’une voix. |
Ovide, Métamorphoses, 14, v101-153
Texte établi par G. Lafaye, traduit par O. Sers
Nous autres humains avons non seulement le fantasme de l’immortalité, qui n’est que le prolongement indéfini du développement temporel. Si la Sibylle, aimée d’Apollon, avait reçu en hommage à sa beauté le don d’immortalité, elle avait omis de demander une jeunesse perpétuelle, de sorte que, desséchée et ratatinée par le poids des siècles, elle devint une cigale, conservée pieusement dans le temple d’Apollon à Cumes. Aux enfants qui lui demandaient ce qu’elle voulait, elle répondait, raconte-t-on, « je veux mourir, je veux mourir ». Justement, Michel Ange l’a représentée sous les traits d’une très vieille femme, dans la chapelle Sixtine (sa laideur est lourdeur, et non amenuisement).
Les cosmétiques de pointe, les régimes alimentaires sourcilleux, les liftings inavoués, les promesses de la génétique actuelle par remplacement de cellules, que pourront-ils face à l’insurmontable ennui et à la lassitude de vivre ? Seul l’éternel nous affranchirait de la servitude du temps en nous transportant dans la béatitude d’un perpétuel présent. L’Antiquité nous a livré un autre récit sur l’enfer de l’immortalité. D’une grande beauté, Tithon, frère aîné de Priam, chéri d’Aurore, fut gratifié par Zeus de l’immortalité, en oubliant, lui aussi, la garantie jeunesse éternelle. Aurore demeurait identique à elle-même, mais Tithon se ratatina au point qu’il fallût le mettre dans une corbeille d’osier avant qu’Aurore ne le transformât également en cigale. Alors que les femmes sont réputées être mortelles plus longtemps, ces deux mythes rétablissent la parité homme-femme dans l’insupportable immortalité.
Passons du muthos au logos. Qu’en est-il du grand âge actuellement et dans l’Antiquité ? En 2016, l’espérance de vie s’établissait autour de 80 ans et nous recensons 21000 centenaires en France, soit 0,33% de la population. Bien qu’il soit difficile d’estimer l’importance des tranches d’âges dans l’Antiquité, selon les inscriptions, on peut fragilement extrapoler, en Grèce classique : 1,75% de la population aurait atteint l’âge de 80-90 ans, 0,55% la tranche d’âge 90-100 et 0,15%, la tranche d’âge 100-110. À Rome, à l’époque classique, les personnages âgées de 60 ans et plus représenteraient 5 à 6% de la population (25% en 2016 en France). Quelques illustres vieillards : Sophocle serait mort à 90 ans, Isocrate à 98 ans, son maître Gorgias à 107 ans, Caton l’Ancien à 85 ans, Scribonia, première femme d’Auguste, à 96 ans.
Jane Fonda a encore de beaux jours de publicité devant elle !
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