À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Ce satané virus qui empoisonne nos corps et nos existences, depuis un an déjà, heurte notre penchant méditerranéen à la convivialité entre proches, amis, voisins, connaissances, au point que le discours sanitaire des autorités dissuade de partager ces moments en commun autour de mets. Au-delà de la simple privation d’un plaisir partagé, cet impératif inouï ne va pas sans frustrer profondément notre modèle identitaire français, mais pas seulement…Car, ce qui est en jeu, ce sont nos valeurs grecques héritées de la polis ainsi qu’un insoutenable paradoxe : manger n’est pas seulement un acte alimentaire, c’est une pratique sociale et surtout un acte d’appartenance politique. À travers le repas, le politique s’en prend à rien d’autre qu’à la politique.
ἀλλ´ ὅρα τὸ τῆς παραινέσεως, εἰ μὴ μόνον ἔχει δεξιῶς πρὸς ἀγορὰν ἀλλὰ καὶ πρὸς συμπόσιον· ὥστε δεῖν μὴ πρότερον ἀναλύειν ἢ κτήσασθαί τινα τῶν συγκατακειμένων καὶ παρόντων εὔνουν ἑαυτῷ καὶ φίλον. εἰς ἀγορὰν μὲν γὰρ ἐμβάλλουσι πραγμάτων εἵνεκεν καὶ χρειῶν ἑτέρων, εἰς δὲ συμπόσιον οἵ γε νοῦν ἔχοντες ἀφικνοῦνται κτησόμενοι φίλους οὐχ ἧττον ἢ τοὺς ὄντας εὐφρανοῦντες. διότι τῶν μὲν ἄλλων ζητεῖν ἐκφορὰν ἀνελεύθερον ἂν εἴη καὶ φορτικόν, τὸ δὲ φίλων πλέον ἔχοντας ἀπιέναι καὶ ἡδὺ καὶ σεμνόν ἐστιν. καὶ τοὐναντίον ὁ τούτου παραμελῶν ἄχαριν αὑτῷ καὶ ἀτελῆ τὴν συνουσίαν ποιεῖ καὶ ἄπεισι τῇ γαστρὶ σύνδειπνος οὐ τῇ ψυχῇ γεγονώς· ὁ γὰρ σύνδειπνος οὐκ ὄψου καὶ οἴνου καὶ τραγημάτων μόνον, ἀλλὰ καὶ λόγων κοινωνὸς ἥκει καὶ παιδιᾶς καὶ φιλοφροσύνης εἰς εὔνοιαν τελευτώσης.
Cependant, pour ce qui est de la recommandation de Polybe, vois si elle ne vaut pas aussi bien pour les banquets que pour la place publique ; et si l’on ne peut pas dire de la même façon qu’il ne faut pas sortir de table avant d’avoir acquis la sympathie et l’amitié de l’un des convives présents. Car on se rend au forum pour s’occuper de ses affaires ou pour d’autres obligations, mais on vient aux banquets, quand on a du jugement, pour se faire de nouveaux amis tout autant que pour réjouir les anciens : ce serait vil et grossier de chercher à emporter quelque autre chose, mais il est aussi méritoire qu’agréable de s’en aller en ayant davantage d’amis. Celui qui, au contraire, néglige ce soin se prive de charme et du fruit de la réunion et s’en va comme un convive qui ne le fut que par le ventre et non par le cœur ; le convive, en effet, ne vient pas seulement partager les plats, le vins, les desserts, mais aussi la conversation, les divertissements, et cette atmosphère de prévenance qui s’achève en sympathie.
Plutarque, Propos de table, IV, 660 a-b, dans Œuvres morales, Propos de table, texte établi et traduit par F. Fuhrmann, F. Frazier et J. Sirinelli, Paris, Les Belles Lettres, 1972-1996
S’alimenter est un fait social total. Les rites alimentaires sont toujours codifiés et significatifs sur un plan social. Il n’y a pas de mangeur isolé, puisque, dans de nombreuses sociétés, la production et la consommation de nourriture constituent la principale occupation quotidienne, d’où découlent les autres activités sociales (les croyances, les mythes, les rites et les relations politiques). Appartenir à une société suppose le partage de mêmes valeurs, normes, rites et aliments. Ainsi, la participation commune à un repas est un fait éminemment culturel. Dès la Grèce archaïque, manger ensemble cimente la normalisation des échanges, les liens de réciprocité, les principes d’alliances et d’entraide entre pairs, hetairoi. Dans ce cadre, l’amitié, si haut placée par les Anciens, est primordiale car elle investit tous les champs publics comme privés. Le véritable ami est celui avec qui l’on partage. Et comme dit Plutarque, la table « fait les amis », car c’est une occasion où tout est mis en commun (vin, chants, discours…), à telle point que la solidarité des commensaux est un topos récurrent de la littérature grecque. Le repas crée un cercle de convivialité socialement uniforme. Il n’est pas inutile de rappeler que, en Grèce, le banquet a été public autant que privé, et qu’il était marqueur de citoyenneté (à Sparte également, l’institutionnalisation du repas quotidien collectif incluait et excluait). À ce titre, le banquet sacrificiel (dès lors qu’il n’était pas un holocauste) distribue aux assistants une part de la viande rôtie, avec une valeur religieuse qui scelle une union de la communauté vis-à-vis de ses dieux et avec une valeur institutionnelle car, selon les constitutions idéales de Platon et d’Aristote qui accordent une grande importance aux banquets et à la commensalité, une définition de la vie politique ne saurait se passer d’une réflexion sur les repas pris ensemble. C’est donc aussi cette racine culturelle profonde qu’empoisonne l’actuelle COVID.
Christelle Laizé et Philippe Guisard